«La vie littéraire de Psyché est un courant continu» (Le Maître 1946, V). Elle commence au deuxième siècle après Jésus-Christ avec Apulée, qui insère la fable antique dans son Âne d’or, et vit une seconde vie à partir du Moyen Âge. Des allégories chrétiennes jusqu’aux ballets et opéras, le mythe de Psyché a longtemps été une source d’inspiration très appréciée (Le Maître 1946; Barbafieri and Rauseo 2004; Bélime-Droguet et al. 2013). Mais vers la fin du XVIIe siècle le mythe atteint «des points culminants» (Le Maître 1946, 89). Dans cette période tumultueuse de la querelle des Anciens et des Modernes, l’héroïne antique devient même la muse des deux camps. Jean de La Fontaine, l’Ancien, conçoit en 1669 ses Amours de Psyché et de Cupidon, et quelques années plus tard, ses adversaires modernes, dont Charlotte-Rose Caumont de La Force, retravaillent à leur gré la figure de Psyché.

Le conte galant de La Fontaine

«Fable contée en Prose», «conte»… La Fontaine a du mal à définir ses Amours de Psyché et de Cupidon (2009, 53). L’histoire exigeait une forme spéciale, «quelque chose de galant» et en même temps «quelque chose d’héroïque et de relevé» (53). Pour contourner la règle classique de l’uniformité de style, La Fontaine devait donc inventer «un caractère nouveau, et qui fust meslé de tous ceux-là» (54). En effet, le texte comprend «presque tous les genres: l’épopée, le poème philosophique, le poème lyrique, l’idylle, la pastorale, la nouvelle et c’est une ample comédie» (Le Maître 1946, 106). À cette hétérogénéité formelle s’ajoutent le récit enchâssé et la forme dialogique. Le mythe de Psyché est inséré dans un récit-cadre qui décrit la promenade de quatre amis à Versailles. Lors de la visite du château et de ses jardins, un d’entre eux, Poliphile, raconte l’histoire de Psyché. Les amis interviennent parfois pour commenter l’histoire. Et la conversation devient un débat métalittéraire: les amis s’interrogent, par exemple, sur le dessein de la littérature.

Ce n’est donc pas par sa forme que ce conte appartient au classicisme, mais par son contenu, par la volonté explicite d’imiter un modèle antique, celui d’Apulée. Néanmoins La Fontaine ajoute que son imitation n’est pas servile et qu’il a «changé quantité d’endroits, selon la liberté ordinaire qu[’il se] donne» (2009, 54). Aussi a-t-il inversé l’ordre des épreuves de Psyché, inventé l’épisode du vieillard et les deux bergères et changé l’obstacle final.Footnote 1 L’histoire antique de Psyché est adaptée à la société du XVIIe siècle: elle se déroule à Versailles plutôt qu’en Grèce. Ainsi les figures mythologiques de La Fontaine ne convainquent pas tout à fait: Le Maître explique qu’«[a]vec ses défauts et ses qualités, Psyché n’est guère une Grecque, […]. C’est une jeune fille de 1665, raisonnable et sentimentale» (1946, 112).

Dans sa préface, La Fontaine annonce également l’objectif de son œuvre: «Mon principal but est toûjours de plaire» (2009, 54). Dans la formule horatienne si chère aux classiques, utile dulci, la partie dulci l’emporte donc sur l’utile. Cela ne veut toutefois pas dire que la morale soit totalement bannie de la Psyché conçue par La Fontaine. Le vice de la curiosité est toujours puni et l’avertissement moral, voire quelques conseils pratiques, sont présents en filigrane. Dans le passage où Psyché raconte sa vie aux deux bergères—«Je vous ay, dit-elle, conté ces choses afin que vous fassiez dessus des réflexions, et qu’elles vous servent pour la conduite de vostre Vie» (159)—elle s’adresse sans doute autant au lecteur qu’aux deux jeunes filles.

Comme l’a fait remarquer Michel Jeanneret, il y a cependant une seconde morale, sous-jacente et opposée à la première. Jeanneret souligne l’importance de la beauté et des grâces dans Les Amours de Psyché et de Cupidon. La Fontaine y «plaide pour la légitimité de la coquetterie» (Jeanneret 2009, 18). En effet, contrairement à la Psyché apuléenne qui doit sa survie à ses généreux conseillers, la Psyché de La Fontaine échappe aux dangers infernaux grâce à sa beauté et à son éloquence (Heidmann 2010, 92–93). La Fontaine semble même suggérer que sans beauté physique, l’amour est impossible.Footnote 2 Par ailleurs, le conte se termine par un hymne attribué à la fille de Psyché et de Cupidon, la déesse Volupté, qui incarne le désir sensuel et l’épicurisme hédoniste. Le lecteur comprend alors que pour La Fontaine, l’amour est toujours lié au désir. En somme, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, «[l]es plaisirs des sens ne sont pas écartés […], ils y sont voilés» (Rollin 2009, 203). Voilà donc ce que La Fontaine entend par «quelque chose de galant» (2009, 53). Par sa volonté de plaire, par l’importance accordée au paraître et par ses aspects libertins, le conte participe au genre du conte galant.Footnote 3

La réponse critique des conteurs et conteuses

Dans la préface de ses Contes, le Moderne Charles Perrault loue la fable de Psyché «très agréable et très ingénieuse» (2006, 79). Mais à son avis, la littérature doit toujours énoncer une morale, ce que cette fable ne propose pas. Ainsi Perrault utilise le mythe de Psyché pour souligner la supériorité du genre moderne du conte sur les genres anciens. Par le choix de cet exemple et par la critique des fables qui «n’ont été faites que pour plaire» (80), il semble viser en particulier La Fontaine.

Dans la préface de ce même recueil, Perrault oppose aux histoires de l’Antiquité les «contes que nos aïeux ont inventés pour leurs Enfants» (80). Pourtant le folklore n’est point son unique source d’inspiration. Ute Heidmann (2010) remarque que Perrault reprend de nombreux éléments de la littérature antique et se serait même inspiré plusieurs fois de la fable de Psyché. Mais contrairement à La Fontaine, qui est dans l’imitation, Perrault «puise dans le texte latin des éléments narratifs, stylistiques et génériques pour “fabriquer” de nouvelles histoires dont celles du “Petit Chaperon rouge” et de “La Barbe bleue”» (Heidmann 2010, 65). Hormis ces deux contes, l’histoire de Psyché semble apparaître en filigrane dans «Peau d’âne» et dans «La Belle au bois dormant».

Remarquons que ces quatre contes se trouvent dans le même recueil, Contes, dont la préface vise explicitement le mythe de Psyché. Heidmann démontre que Perrault a voulu fournir une réponse critique aux Amours de Psyché et de Cupidon dans son «Petit Chaperon rouge» (2010, 84–94). En premier lieu, ce conte moderne serait «l’exacte inversion» d’un passage du conte ancien où Psyché, conseillée par la tour, entreprend sa mission aux Enfers. Le Petit Chaperon rouge fait tout ce que la tour enchantée avait déconseillé à Psyché. En second lieu, Heidmann remarque que par la fin brutale de son conte, Perrault a voulu se moquer de son adversaire, fidèle défenseur des Anciens. Contrairement à Psyché qui échappe aux Enfers, le Petit Chaperon rouge demeurera pour toujours dans le ventre du loup. La fonction de mise en garde du conte en devient immédiatement plus explicite et urgente. Ajoutons que dans la moralité explicite de la fin du «Petit Chaperon rouge», Perrault met en garde contre les apparences trompeuses. Dans les commerces amoureux, les jeunes filles doivent se méfier des hommes «complaisants et doux», car «qui ne sait que ces Loups doucereux,/ De tous les Loups sont les plus dangereux» (Perrault 2006, 212). Perrault s’oppose ainsi diamétralement à La Fontaine qui, au niveau explicite, prescrit la docilité de la femme à son mari même sans qu’elle le connaisse, et qui, plus implicitement, célèbre le paraître…

Si la présence du mythe de Psyché reste très subtile chez Perrault, de nombreux autres conteurs et conteuses reprennent le mythe de façon bien plus explicite. Les folkloristes qui ont analysé les structures narratives de ces contes, ont regroupé toutes ces versions sous le nom de «conte-type 425» ou «La recherche de l’époux disparu».Footnote 4 Le conte le plus célèbre de ce type est sans aucun doute «La Belle et la bête» de Madame Leprince de Beaumont. On y retrouve les thèmes de l’amant ensorcelé et de la violation de l’interdit. Mais les conteuses Marie-Catherine d’Aulnoy et Charlotte-Rose Caumont de La Force ont composé une réponse critique à la Psyché antique bien avant Madame Leprince.

«Le mythe de Psyché traverse toute l’œuvre de Madame d’Aulnoy», note Anne Defrance (1998, 88). «L’Île de la Félicité», «Gracieuse et Percinet», «Le Mouton», «Le Prince Lutin», «Serpentin vert», «Le Prince Maracassin»: du moment qu’il est question d’amant ensorcelé,Footnote 5 de curiosité ou de missions impossibles, le mythe est présent (Defrance 1998; Delarue and Tenèze 1964, 92–93; Mainil 2001, 129–158). Dans «Garcieuse et Percinet» et dans «Serpentin vert», Aulnoy fait même explicitement référence à l’histoire de Psyché. C’est le «Serpentin vert» qui en est le plus proche.Footnote 6

La destinée de l’héroïne de ce conte, Laideronnette, et celle de Psyché sont très apparentées: «[I]l y en eut un qui lui [à Laideronnette] apporta l’histoire de Psyché, qu’un auteur des plus à la mode venait de mettre en beau langage: elle y trouva beaucoup de choses qui avaient du rapport à son aventure» (Aulnoy 2004, 588). Et pourtant Laideronnette ne semble pas avoir appris beaucoup des aventures de sa sœur antique, telles que La Fontaine les a représentées. Elle tombe rapidement dans les pièges de la curiosité. Selon Jean Mainil, «Aulnoy exprime dans Serpentin vert un doute sur les vertus pédagogiques de l’exemple littéraire» (2001, 152).Footnote 7 Laideronnette, elle, a pourtant bien raison d’être curieuse, puisque son mari est effectivement un monstre (153). En effet, c’est la curiosité qui déclenche le «voyage initiatique» qui permet à Laideronnette de devenir la Reine discrète. Préférant le don de la discrétion à celui de la beauté, Laideronnette se montre supérieure à Psyché qui, coquette, transgresse toute interdiction en voulant profiter elle-même du fard de la beauté qu’elle devait apporter à Vénus. Comme Perrault, Aulnoy critique à la fois l’inefficacité de la leçon morale dans Les Amours de Psyché et de Cupidon et l’importance accordée au paraître. La conteuse va même plus loin: peignant la curiosité comme un moyen, plutôt que comme un vice typiquement féminin, Aulnoy démontre la nécessité de réécrire les mythes qui, dès lors, paraissent misogynes. Une de ses collègues, moins connue mais d’autant plus audacieuse se donnera les mêmes objectifs.

«Plus Belle que Fée» ou «Plus Belle que Vénus»?

L’année où Aulnoy et Perrault publient leurs premiers recueils, en 1697, un autre conte inspiré du mythe de Psyché paraît: «Plus Belle que Fée» de Charlotte-Rose Caumont de La Force. Comme suggère son nom, l’héroïne éponyme est exceptionnellement belle: «Sa beauté se rendit fameuse par tous les pays circonvoisins, […] on l’eût plutôt prise pour une divinité que pour une personne mortelle» (La Force 2005, 309). Cette beauté divine suscite la jalousie de la reine des fées, Nabote, qui enlève la princesse et l’emprisonne ensemble avec une autre princesse, appelée Désirs, également trop aimable aux yeux de la fée. Pour punir ces deux beautés, Nabote leur impose des travaux apparemment impossibles à accomplir, comme nettoyer une salle couverte de toiles d’araignée magiques, changer des glands en perles, chercher l’eau de vie immortelle et aller quérir le fard de la jeunesse; le tout dans un laps de temps record. Les deux princesses parviennent à accomplir ces tâches grâce à l’aide de Phraates, le fils de Nabote et le futur époux de Plus Belle que Fée. Comme dernière épreuve Plus Belle que Fée doit attraper la biche aux pieds d’argent. Cette biche est en réalité l’ancienne reine des fées, ensorcelée suite à ses refus obstinés d’épouser un prétendant désespéré. Plus Belle que Fée parvient à rompre l’enchantement et restaure ainsi le pouvoir de la reine. Tout est bien qui finit bien: la reine accorde son pardon à Nabote, et Plus Belle que Fée et Désirs, enfin libres, épousent leurs amants respectifs.

Les parallèles entre les aventures de Plus Belle que Fée et celles de sa sœur antique, Psyché, sont nombreux: elles sont toutes deux livrées à la jalousie et cruauté de femmes très puissantes, Nabote et Vénus, qui sont, par ailleurs, leurs (futures) belles-mères, car les fils de ces reines cruelles sont amoureux des jeunes filles et les aident secrètement à accomplir des travaux impossibles. Des six tâches décrites dans «Plus Belle que Fée» deux dérivent du mythe de Psyché. La deuxième mission de Plus Belle que Fée, c’est-à-dire la quête de l’eau de vie immortelle, correspond à la troisième tâche de la Psyché apuléenne: dans les deux versions, la source se trouve en haut d’une montagne inaccessible que l’héroïne parvient à atteindre grâce à un aigle. Cet oiseau divin est envoyé par Jupiter dans le texte d’Apulée, tandis que La Force transforme, dans «Plus Belle que Fée», Phraates en aigle.Footnote 8 L’autre épreuve issue du mythe de Psyché est la quête du fard de la jeunesse. Ce troisième devoir de Désirs fait allusion à la dernière épreuve de Psyché chez Apulée (et chez La Fontaine), où celle-ci doit descendre aux Enfers pour demander à Proserpine de mettre la beauté dans un coffret. La Force suit le mythe point par point: tout comme les Psyché d’Apulée et de La Fontaine, Désirs ne peut s’empêcher de mettre elle-même du fard de jeunesse requis par la mauvaise fée. Or, à l’inverse de Psyché, Désirs ne sera pas punie pour cette coquetterie et la légèreté du passage dans le conte n’égale en rien l’aspect dramatique de l’histoire ancienne: «dans l’envie de paraître plus belle aux yeux de son amant, elle s’en frotta précipitamment tout le visage, oubliant qu’elle était invisible» (La Force 2005, 322).

Si Perrault et Aulnoy s’offusquent de l’importance accordée au paraître dans le conte de La Fontaine inspiré par le mythe, La Force embrasse le stéréotype du conte, dans lequel une princesse est toujours définie par sa beauté. La Psyché de La Fontaine est étonnamment narcissique: «Parmy cette diversité d’objets rien ne plût tant à la Belle que de rencontrer par tout son portrait, ou bien sa statuë, ou quelque autre ouvrage de cette nature» (La Fontaine 2009, 85). Mais Plus Belle que Fée est presque aussi coquette: «[E]lle remarqua que toutes ces belles personnes étaient frappées d’admiration en la regardant, et elle entendit un murmure confus de louange et d’envie qui la satisfit merveilleusement» (La Force 2005, 311).

La singularité de la réécriture de La Force est donc ailleurs. Un indice transperce dans les multiples références aux mythes et anecdotes antiques non liés à l’histoire de Psyché. Comme Blaise Pascal, la conteuse est fascinée par Cléopâtre. Lorsque Désirs a accompli sa première tâche, la conteuse note: «Ce fut une de celles-là [les plus belles perles] dont la reine Cléopâtre fit un si riche banquet à Marc-Antoine» (315). La Force reprend sans doute l’anecdote racontée par Plutarque dans «La Vie de Marc-Antoine». La reine égyptienne voulait impressionner l’homme politique romain, Marc-Antoine, en organisant des banquets splendides en son honneur.Footnote 9 Pour comble de décadence Cléopâtre a dissous l’une des plus grandes perles existantes dans un verre de vinaigre, qu’elle a bu ensuite. La Force inverse les rapports sexués: comme Cléopâtre, Phraates séduit en étalant ses richesses, et prépare un magnifique banquet pour Plus Belle que Fée et son amie. De plus, le thème de la vanité des richesses est également présent: «[E]lles mangèrent avec appétit, et quand elles eurent soupé, la table disparut» (La Force 2005, 315).

Une deuxième référence explicite à l’Antiquité est perceptible dans la quête de l’eau de vie immortelle au sommet du mont Aventureux. «Pour cet effet, elles lui donnèrent des plumes et de la cire, afin que se faisant des ailes, elle se perdît comme un autre Icare» (316). La Force reprend le mythe d’Icare: les ailes, la violation de l’interdit et la cire fondue évoquent aussi indirectement l’histoire de Psyché. Dans l’iconographie, Psyché est souvent représentée avec des ailes, comme son amant Cupidon. La cire fondue rappelle l’huile brûlante de la lampe, utilisée par Psyché pour contempler son mari.

Contrairement à ce que prétendent les Anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes, La Force prouve donc que les Modernes connaissent, eux aussi, très bien les sources antiques. La conteuse déploie toute son érudition de façon implicite et enjouée, mais également motivée, car les références servent à renforcer le lien entre le conte moderne et le mythe de Psyché. Ainsi La Force se garde bien de passer pour «pédante au ton fier» ou «celle qui toujours parle et ne dit jamais rien» (Boileau 1985, 141). Non seulement elle infirme ainsi les stéréotypes concernant les Modernes et en particulier les femmes, mais elle donne aussi la réplique au camp de Nicolas Boileau. Elle ne se limite pas à insérer et reprendre de simples références et citations, elle réécrit les mythes et anecdotes si chers aux Anciens.

L’épisode dramatique central du conte, les six travaux de Plus Belle que Fée et de Désirs, ne dérive que partiellement du mythe de Psyché. Aussi est-il remarquable que la dernière mission de Plus Belle que Fée, qui tient lieu de dénouement, semble une trouvaille de La Force. En fait, la conteuse a habilement assimilé un autre mythe, possiblement encore plus célèbre au XVIIe siècle. Bien entendu, le thème des travaux inexécutables est très présent dans la mythologie. Rappelons les personnages de Tantale, Sisyphe ou des Danaïdes, tous soumis à des tortures éternelles. Or, nous pensons ici aux douze travaux d’Hercule. Avec l’ordre d’attraper la biche aux pieds d’argent, La Force reprend le troisième travail d’Hercule: la capture de la Biche de Cérynie.Footnote 10 L’allusion est limpide: la biche aux pieds d’argent renvoie à la biche aux sabots d’airain. Les deux animaux sont sacrés, la biche «moderne» parce qu’elle est en fait reine et «l’ancienne» parce qu’elle est protégée par la déesse de la chasse, Diane.

La courageuse Plus Belle que Fée, qui brave la forêt des merveilles, est donc comparée à l’invincible Hercule. Une telle comparaison n’est pas gratuite, car cet honneur est presque exclusivement réservé à Louis XIV, roi de France (Jung 1966; Lecoq 1987). La réécriture du mythe d’Hercule a sans doute de quoi irriter les Anciens. Dans son article sur l’image d’Achille et d’Hercule au XVIIe siècle, Carine Barbafieri (2008) attribue surtout à Boileau l’opposition contre la modernisation des héros antiques, c’est-à-dire contre les Achille et Hercule galants et sensibles. Il s’agit d’un épisode de plus dans la querelle des Anciens et des Modernes. La Force, en proposant une réécriture au féminin d’une partie du mythe d’Hercule, dépasse non seulement le mythe original, mais également les adaptations précédentes de ses collègues modernes. Voilà donc la particularité de «Plus Belle que Fée»: fini les princes charmants qui délivrent la reine captivée; il est à Plus Belle que Fée d’assurer le futur du royaume des fées en délivrant sa reine.

Un manifeste masqué

La position de La Force dans la querelle des Anciens et des Modernes résonne avec celle défendue dans une autre querelle, parallèle et mêlée à la première: la «querelle des femmes». Ute Heidmann a déjà montré la participation particulière des conteurs à ce débat social et littéraire dans lequel les Anciens s’opposent généralement à la participation des femmes à la littérature, alors que les Modernes défendent une idée de progrès, de nouveaux genres dans lesquels excellent souvent les femmes auteurs. Comme dans son Apologie des femmes, Perrault dénonce dans ses contes, quoique plus implicitement, la misogynie des Anciens et défend l’éducation des femmes.Footnote 11 La Force va dans le même sens: les allures de héros masculin mythique de sa Plus Belle que Fée sont programmatiques. Il n’y a aucun doute que Plus Belle que Fée n’est pas Psyché. Plus que l’examen des allusions aux Antiques et des ressemblances entre les récits de La Force et de La Fontaine, il importe donc d’étudier les différences, les endroits où et les raisons pour lesquelles La Force a abandonné son modèle.

La plus grande différence est d’ordre structurel: La Force fait commencer son conte au milieu de l’histoire de Psyché. Toutes les versions habituelles du mythe ouvrent sur le mariage imposé de l’héroïne avec un «monstre» qu’elle ne peut voir sous aucun prétexte. Cet interdit violé, l’époux, Cupidon, s’envole et Psyché est contrainte de mener une vie errante, tout en cherchant à se faire pardonner par son mari. Désespérée, elle se livre à Vénus. C’est alors que se déroule l’épisode des travaux impossibles, repris et modifié par La Force dans son «Plus Belle que Fée». Mais pourquoi la conteuse s’est-elle éloignée de la situation initiale du mythe? Et pourquoi n’a-t-elle pas voulu de mariage au début de l’histoire? À partir de ces deux modifications toute l’histoire se transforme.

Un regard sur la condition féminine et les coutumes de mariage à l’époque, voire sur la vie personnelle de la conteuse, permet de formuler une hypothèse. Au XVIIe siècle, le mariage est une institution, un contrat convenu entre deux familles, qui donne souvent lieu à des abus de la part du mari ou de la belle-famille. Or, vers la fin du siècle, et le moment coïncide avec la parution de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette en 1678, les femmes sont de plus en plus nombreuses à prendre la plume pour protester contre ces pratiques et contre cette conception du mariage. Voilà «le mariage en crise»: petit à petit on le considère comme moyen de satisfaction personnelle (DeJean 1997).

La Force participe à ce mouvement rebelle, provoquant un petit scandale avec son propre mariage «illégitime»: l’union n’était pas approuvée par la famille de l’époux. Aussi le choix de prendre l’histoire de Psyché pour modèle dans «Plus Belle que Fée» semble-t-il porté par des motifs personnels: tout comme Psyché répudiée par sa belle-mère Vénus, La Force a été poursuivie légalement par sa belle-famille. La conteuse lutte pour la conception moderne du mariage, c’est-à-dire un mariage inspiré par l’amour et auquel les époux consentent librement. Dans cette optique, il n’est pas surprenant que Plus Belle que Fée et son amant Phraates ne se marient qu’à la fin du conte. Certes, Phraates déclare son amour inconditionnel pour la princesse dès leur première rencontre, mais Plus Belle que Fée est plus réservée. Elle veut d’abord apprendre à connaître cet amant mystérieux: «vous rougissez, vous l’aimez», s’écrie Désirs quand la princesse lui parle de Phraates. «Non pas encore», répond Plus Belle que Fée, «mais il m’a dit qu’il m’aime et s’il m’aime comme il le dit, il vous assistera» (315). Apparemment Phraates doit d’abord montrer de quoi il est capable. Plus Belle que Fée se sert jusqu’à trois fois de ce genre de chantage émotionnel pour s’acquitter des tâches impossibles imposées à elle et à Désirs. Ainsi, La Force a inversé le thème du mythe de Psyché: si Psyché, suite à sa désobéissance, doit se montrer digne d’être l’épouse de Cupidon, Plus Belle que Fée est tout à fait innocente, et les tâches imposées aux princesses s’avèrent plutôt une épreuve pour Phraates que pour les filles.

Ce personnage de Phraates mérite d’ailleurs qu’on s’attarde un instant sur lui. Doté d’un tel nom, il semble un intrus dans l’univers des contes de fées peuplé des Plus Belle que Fée, Désirs et Nabote. En effet, le nom renvoie aux Parthes, peuple qui vivait au Moyen-Orient du troisième siècle avant Jésus-Christ au troisième siècle après Jésus-Christ et qui a été mené par cinq rois portant le nom de Phraates (Le Petit Robert 2 1985). La référence semble recherchée aujourd’hui, mais à l’époque, la mode des sujets orientaux avait initié le public aux empires des différents Phraates: une décennie avant la parution de «Plus Belle que Fée», Jean Galbert de Campistron faisait parler tout Paris avec sa tragédie Phraate. La pièce est aujourd’hui perdue et on ne peut que spéculer sur l’origine du tumulte qu’elle a causé, mais on sait que le personnage éponyme y représente un roi très faible, dominé par son épouse Thermuse. Le jeu des «applications» aurait par la suite compromis Madame de Maintenon, voire Louis XIV lui-même, à un tel point que Campistron craignait l’embastillement (Adam 1997, 650).

Un tel scandale ne s’oublie pas vite dans les cercles littéraires parisiens et il est donc raisonnable de penser que La Force allude à la tragédie de Campistron. L’effet visé serait alors double. Premièrement la conteuse renforce ainsi l’image de Phraates déjà relevée: un prince faible, au service de celle qu’il aime. Secondement, La Force rappelle le risque que courent les auteurs en critiquant trop ouvertement les autorités. Elle annonce au lecteur qu’il devra lire entre les lignes afin de comprendre la totalité du message du conte, un message qui s’avère plus subversif qu’on ne le dirait de prime abord.

La relation différente entre Psyché et Cupidon d’une part et entre Plus Belle que Fée et Phraates de l’autre dévoile une autre différence entre les deux histoires, cette fois du niveau de la présentation des personnages. Nous le répétons, tous sont représentés dans et caractérisés par les mêmes décors luxueux empreints de la bienséance typique du Grand Siècle: les hommes sont censés être galants—«Votre amant est si galant», dit Désirs à Plus Belle que Fée (316)—et la mondanité des femmes va de pair avec la coquetterie. Comme Psyché, Désirs ouvre la boite contenant le fard de la jeunesse, mais il y a un détail crucial qui manque dans le conte: la curiosité, «malheureuse» et «incorrigible» (La Fontaine 2009, 207, 208).

En effet, c’est la curiosité qui fait toute la différence entre l’héroïne antique et sa sœur moderne, car leur innocence et la justice des punitions en dépendent. La «curieuse Psyché» de La Fontaine (Le Maître 1946, 112) commet un double crime qu’elle paiera cher, tandis que La Force abandonne complètement ce motif pourtant inhérent au mythe. Une explication probable pour l’absence de la curiosité chez La Force est celle du caractère féministe de l’auteur. Selon le Cupidon de La Fontaine, la curiosité est un des «trois défauts qui ont le plus accoustumé de nuire aux personnes de vostre sexe [féminin]» (101). La Force, en revanche, se passe volontiers de peindre un vice qui est considéré comme typique des femmes. Cette représentation différente des héroïnes implique aussi un écart entre leurs amants. Cupidon est presque uniquement loué pour sa beauté, puisque La Fontaine ne lui donne pas de caractère aimable ni indulgent: lorsque Cupidon veut se venger de la trahison de Psyché, il dit: «[J]e veux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures; tu en serois trop tost quitte» (140–141). Étrange héros d’un conte galant qui agisse de façon si cruelle.Footnote 12 La femme qui ose désobéir à son mari mérite une sévère punition: la côté misogynie latente des Amours de Psyché et de Cupidon est indéniable.

Cette attitude opposée de La Fontaine et de La Force envers la cause des femmes se manifeste davantage dans la distribution des rôles. «Plus Belle que Fée» se distingue de ses modèles par son univers essentiellement féminin créé par le dédoublement de l’héroïne—Désirs traverse un parcours parallèle à celui de Plus Belle que Fée—et par le dédoublement de la reine des fées. Rappelons également l’étrange rôle de serviteur accordé à Phraates: Plus Belle que Fée ne le fait qu’intervenir quand elle a besoin de son aide et le jeune homme amoureux n’arrive pas à concurrencer Désirs, qui attire toute l’attention de Plus Belle que Fée. Selon Marianne Legault la présence des personnages de Désirs et de la reine-biche permet de donner à l’histoire une tension homo-érotique. Legault s’appuie surtout sur le passage de la rencontre de Plus Belle que Fée avec la reine-biche, qui incarnerait à la fois Diane et Sappho (2004, 311). D’après Legault, il n’y a aucun doute que la reine-biche est lesbienne, vu ses refus constants face à de nombreux admirateurs. Et il en va de même pour Plus Belle que Fée: «Dans son développement personnel, Plus Belle que Fée passe ainsi de jeune femme à déesse de la chasse, puis de héros au visage d’Héraclès à—cette fois on pourra difficilement en douter—amante de femmes, suivant la pratique d’Artémis et de Sappho» (Legault 2004, 317). Pour étayer sa thèse Legault renvoie au texte:

La fée [la reine] voulut se mettre au lit pour trois ou quatre heures; elle fit coucher Plus Belle que Fée avec elle, et désira savoir son aventure. […] Elles s’endormirent après un entretien assez long et qu’elles interrompaient agréablement par les charmantes caresses qu’elles se faisaient (326).Footnote 13

«Plus Belle que Fée» serait ainsi la première œuvre du Grand Siècle à représenter de façon ouverte une sexualité entre partenaires féminines (Legault 2004, 316). Par ailleurs, outre ces scènes homo-érotiques, le conte peint les relations très peu platoniques entre Plus Belle que Fée et Phraates. L’érotisme du passage où Phraates s’est transformé en aigle pour porter Plus Belle que Fée—«Elle se baisa sur lui, et serrant son col superbe avec ses beaux bras, il s’éleva doucement en haut» (La Force 2005, 317)—est indéniable (Robert 2005, 298; Legault 2004, 307). Les goûts érotiques et les pratiques amoureuses de l’héroïne poussent Legault à conclure que La Force plaide pour la liberté sexuelle des femmes, pour «l’expérience positive de la non-monogamie, de la bisexualité, du libre choix et de l’exploration sexuelle avant le mariage» (2004, 318, nous soulignons).

Enfin, «Plus Belle que Fée» diffère de l’histoire de Psyché dans son dénouement. Les deux histoires se terminent bien, mais si, chez La Fontaine, la volonté de vengeance de Vénus paraît comme soudainement assouvie, la belle-mère de Plus Belle que Fée ne change pas si vite d’idées et est forcée d’abdiquer le trône. Ce changement de pouvoirs est caractéristique, voire utopique. Nabote incarne le vieux système légal, la politique du contrôle absolu. L’amant de Désirs l’explique:

Elles [Plus Belle que Fée et Désirs] sont belles, poursuivit-il, elles ont mille vertus qu’elle ne tiennent point des fées; voilà ce qui les soulève et les oblige à les persécuter. Quelle injustice de vouloir étendre son pouvoir tyrannisant sur tout ce qui ne dépend point de vous? (328)

Nabote doit maintenant céder le pouvoir à une reine qui, de toute évidence, mènera une autre politique vu ses goûts amoureux peu conventionnels et son aversion des mariages imposés. Par ailleurs, c’est elle qui conclut le mariage entre Phraates et Plus Belle que Fée, alors que cet acte est normalement réservé au père (Legault 2004, 319–320). La Force note à propos des deux couples mariés qu’«ils furent si heureux qu’on dit que ce sont les seuls époux qui ont gagné la vigne d’or, et que ceux dont on a parlé depuis, n’ont été que des idées» (328). Cette réflexion finale est teintée d’une légère mélancolie: dans ses contes, La Force imagine pour ses héroïnes les libertés et les félicités amoureuses dont elle rêvait, en vain, pour elle-même. Ainsi, elle termine son conte sur une note réaliste, car la leçon de morale attendue et obligée—«la vertu triomphe toujours des malheurs qu’on lui suscite» (329)—est suivie de quelques vers portant un sens inverse:

Mauvaise fée étale son pouvoir,

À la vertu toujours elle fait des obstacles;

Fée en ce temps se fait encore voir,

Mais on ne fait plus de miracles (329, nous soulignons).

Ce genre d’ambiguïté sonne, comme l’a montré Leo Strauss (1988), comme une invitation adressée au lecteur à lire entre les lignes, à s’interroger sur le sens à donner à l’histoire qu’il vient de lire. La Force met en scène des figures féminines très fortes jouant des rôles traditionnellement réservés aux hommes: le guerrier invincible des mythes antiques, mais également le souverain et le pater familias de la société française du XVIIe siècle. Les héroïnes de La Force sont belles et innocentes, surtout des vices décrits comme typiquement féminins, mais elles sont toutefois persécutées, victimes d’une société qui donne libre cours à ses velléités de contrôle absolu. Sous le masque d’une histoire connue se cachent un esprit critique et des revendications sociales très modernes.

En outre, La Force semble préconiser des mœurs moins rigides. En chantant les plaisirs de la chair, elle se rapproche de la poétique plutôt libertine qu’adopte La Fontaine dans Les Amours de Psyché et de Cupidon. Or, La Fontaine s’amuse à «badiner» et à «chercher du galant et de la plaisanterie» (2009, 54). Il suit ses propres plaisirs et ceux de son public, tandis que La Force poursuit un autre objectif: elle défend la cause des femmes. Comme ses collègues conteurs, Perrault et Aulnoy, elle doute de l’efficacité des leçons morales. Certes, sa «Plus Belle que Fée» finit par un joli happy ending, mais la conteuse ne peut pas celer son amertume. Sa société féminine est encore une utopie.