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Il est relativement aisé de s’accorder sur le rôle essentiel joué par Schulze dans la construction de ce qu’on appelle l’idéalisme allemand. En effet, aussi bien ceux que l’on considère comme ses adeptes – Fichte et Hegel – que ceux qui l’ont critiqué – comme c’est le cas de Schopenhauer –, soulignent dans leur œuvre l’importance de Schulze durant cette période. Notons toutefois qu’il y a une différence entre ces trois philosophes, car, si, chez Hegel, c’est la critique du scepticisme qui domine, nous trouvons chez Fichte et chez Schopenhauer une claire reconnaissance de l’importance de ce même scepticisme, envisagé à travers la figure de Schulze.

Dans le cas précis de Fichte, outre sa célèbre Recension de l’Énésidème publiée en 1792, d’autres textes témoignent également de la position privilégiée de Schulze dans le processus de développement de sa doctrine de la science, et du rôle joué alors par le scepticisme schulzien. Il s’agit de passages bien connus, mais qu’il vaut néanmoins la peine de rappeler. Dans une lettre à son ami Stephani, datée de décembre 1793, Fichte écrit : « Avez-vous lu Énésidème ? Il m’a bouleversé un certain temps, a démoli en moi Reinhold, m’a rendu Kant suspect, et a bouleversé tout mon système de fond en comble ».Footnote 1 Dans une autre lettre adressée à Flatt en novembre-décembre 1793, Fichte évoque plus précisément encore le rôle joué par Schulze à l’égard de la formulation de son propre système :

Énésidème, que je compte parmi les produits remarquables de notre siècle, m’a convaincu de ce que j’avais déjà bel et bien anticipé, que même après les travaux de Kant et de Reinhold la philosophie n’a pas atteint le niveau d’une science ; il a ébranlé mon propre système dans ses fondations et m’a obligé, puisqu’il ne sied pas de vivre à la belle étoile, à reconstruire. Je me suis persuadé que la philosophie ne peut devenir une science que par un développement à partir d’un unique principe, qu’elle doit dès lors recevoir une évidence semblable à celle de la géométrie….Footnote 2

Dans le cas de Schopenhauer, Schulze a joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la métaphysique de la volonté. On s’en aperçoit aisément à la lecture de l’œuvre de Schopenhauer, comme l’ont bien vu Kamata et Hübscher par exemple,Footnote 3 mais la biographie de Schopenhauer est tout aussi parlante en ce sens que Schulze fut un des professeurs de Schopenhauer à Göttingen en 1809. Et Schopenhauer de rappeler ce fait important dans une lettre du 9 avril 1851 :

Je suis né le 22 février 1788 à Danzig, où mon père était un des commerçants les plus respectés de la ville, et ma mère était Johanna S., qui plus tard devait devenir célèbre par ses écrits. Passant outre l’envangelium infantiae qui devait nous conduire en France et en Angleterre, je vous signale que je suis entré à l’Université de Göttigen en 1809, où j’ai fréquenté des cours de sciences de la nature et d’histoire, pour être éveillé à la philosophie durant le deuxième semestre, par les cours de G. E. Schulze, Ènésidème. Celui-ci me conseilla sagement de consacrer mon zèle privé à Platon et Kant, et de ne pas en regarder d’autres, notamment Aristote, ou Spinoza, avant d’en être arrivé au bout. En suivant ce conseil, je me suis trouvé très bien. En 1811, j’ai déménagé à Berlin, en espérant qu’avec Fichte, je ferais la connaissance d’un philosophe authentique et d’un grand esprit, mais ce respect a priori se transforma bientôt en mépris et en raillerie. Je suivis quand même son cours.Footnote 4

Comme l’indique cette lettre, Schopenhauer fut tout autant l’élève de Schulze que de Fichte. C’est cette rencontre entre Schopenhauer, Fichte et Schulze que j’ai l’intention d’exploiter dans cet article. Dans cette perspective, je chercherai à analyser autant le scepticisme de Schulze que la position de Fichte face au scepticisme, et ce à partir de la philosophie de Schopenhauer. Mais avant de commencer, j’aimerais faire une remarque préliminaire en indiquant que l’analyse que je compte mener ne traitera pas directement de toutes les questions potentiellement impliquées par une telle confrontation. Ainsi passerai-je sous silence ou n’aborderai-je qu’en passant le scepticisme de Schulze (car je n’ai pas ici l’intention de proposer une analyse de ses caractéristiques, de son mode d’argumentation, ou encore de sa place dans l’histoire du scepticisme), l’interprétation que donne Schulze de la philosophie de Kant et des ouvrages de Reinhold, bien qu’elle se trouve évidemment à l’horizon de mon parcours, ou encore le débat entre Maimon et Schulze, déjà évoqué par Ives Radrizzani, qui a montré à ce propos toute l’intensité de la discussion autour de la question de savoir qui désigner comme le véritable sceptique de cette époque.Footnote 5

Ce dernier point nous renvoie à un autre ensemble de questions que je ne traiterai pas directement ici. Si, dans le cas de Schopenhauer, le rapport de ce dernier avec le scepticisme est relativement simple à envisager, car il suffit au fond de s’en remettre à Schulze, il n’en va pas de même pour Fichte, dont la lecture du scepticisme est bien plus complexe, notamment du fait que, lorsqu’il se réfère aux sceptiques qui ont été importants dans le cadre de l’élaboration de sa pensée, il ne mentionne pas le seul Schulze, mais évoque aussi par exemple Hume et Maimon. Par ailleurs, en ce qui concerne le rapport entre Fichte et Schulze, on ne peut passer sous silence le rôle joué par Reinhold, de même qu’il est impossible d’ignorer l’importance qu’a eue Jacobi sur sa compréhension du scepticisme. Une analyse détaillée du positionnement de Fichte par rapport au scepticisme demanderait donc de prendre en compte ces différents aspects, ce que je ne ferai pas car, c’est je l’ai mentionné précédemment, c’est à partir du rapport entre Schopenhauer et Schulze que j’aborderai la confrontation entre Fichte et l’auteur de Aenesidemus (Énésidème). Pour cette raison, j’analyserai en premier lieu la manière dont Schopenhauer s’est positionné en face du scepticisme pour, à partir de là, proposer ensuite quelques réflexions sur Fichte et Schulze.

1 Schopenhauer face au scepticisme de Schulze

Il ne peut être question ici d’exposer exhaustivement la complexité des rapports entre Schopenhauer et Schulze. Aussi notre objectif sera-t-il de suggérer que l’interprétation que Schopenhauer s’est faite de Schulze à travers sa lecture de l’Énésidème et de la Kritik Der Theoretischen Philosophie (Critique de la philosophie théorique) oriente tout autant sa critique initiale de Kant (un aspect plutôt connu de la part des lecteurs de Schopenhauer), que ses « corrections » apportées à l’idéalisme transcendantal, si bien que cette interprétation contribue également à l’éloigner de Fichte.

Pour le dire rapidement, ce qui apparaît le plus important à Schopenhauer dans l’interprétation de la philosophie kantienne proposée par Schulze, c’est le fait qu’il considère la chose en soi comme la cause de la perception sensible, que ce soit dans l’Énésidème de 1792 ou bien encore dans la Critique de la Philosophie Théorique de 1802. Il y aurait ici en effet, selon Schulze, un double problème : en défendant l’existence de la chose en soi et l’action qu’elle exerce sur notre esprit, la Critique de la raison proposerait une extrapolation indue du fait qu’elle utiliserait les catégories d’existence et de causalité en les extrayant de manière impropre de la chose en soi. Schopenhauer lui-même a indiqué les endroits où Schulze aurait « démontré » les inconséquences de la manière dont Kant avait trouvé la chose en soi, que ce soit dans l’Énésidème ou encore dans la Critique de la Philosophie théorique.

Dans l’Enésidème, Schopenhauer renvoie au passage que l’on trouve aux pages 374 à 381 de l’original.Footnote 6 Que nous apprend ce passage ? Pour le dire rapidement, il y est établi que le problème, chez Kant, revient à attribuer à une chose en soi suprasensible (iibersinnlinche) la perception sensible, ce qui équivaut à extrapoler, à faire un usage indu de la catégorie de causalité, et c’est justement le fait de considérer la chose en soi comme quelque chose qui existe réellement en dehors de nos représentations qui conduit Kant à utiliser indûment la catégorie de l’existence. La conclusion de Schulze est immédiate : en établissant la chose en soi comme une cause transcendante aux phénomènes, la critique de la raison ne peut réussir à réfuter, de fait, le dogmatisme :

Mais, il ne serait généralement d’aucune façon possible qu’au moyen de la critique de la raison, on réussisse à réfuter ces philosophes qui, ou bien doutent (comme les sceptiques), ou considèrent comme impossible (comme Berkeley et comme Leibniz, dans l’harmonie pré-établie) l’existence de la chose en soi et l’influence de celle-ci sur notre esprit en vertu de certains fondements….Footnote 7

D’un autre côté, dans la Critique de la philosophie théorique (Schopenhauer renvoie ici aux pages 205 et suivantes du second volume),Footnote 8 bien que le sens des conclusions soit le même que celui du passage cité précédemment de l’Énésidème, Schulze oppose ses arguments à la pensée de Kant, partant des résultats de l’Esthétique transcendantale de la Kritik der reinen Vernunft (Critique de la raison pure), et montrant l’incompatibilité de l’idéalité du temps et de l’espace avec la chose en soi – une notion qui, par ailleurs, est nécessaire au système kantien. Pour Schopenhauer, cette chose en soi ferait partie des « restes dogmatiques » de la philosophie de Kant.

Si Schopenhauer s’accorde avec Schulze sur la nécessité de se tenir à l’écart du dogmatisme, ce n’est pas pour autant qu’il souhaite adopter une posture sceptique. Certes, proche de Schulze sur ce point, Schopenhauer voit dans le dogmatisme un usage erroné du principe de raison, mais il se refuse néanmoins à verser dans le pyrrhonisme et interprète le scepticisme comme une étape nécessaire dans le passage conduisant du dogmatisme au criticisme. Comparant en ce sens l’utilité et la nécessité du scepticisme à l’utilité et à la nécessité d’avoir un parti d’opposition dans un parlement, Schopenhauer ne reconnaît pas pour autant le scepticisme comme une position véritablement philosophique, puisque « la pure habileté suffit pour faire un sceptique, mais non un philosophe ».Footnote 9 Cette espèce d’indifférence à l’égard du scepticisme ne doit pas masquer pour autant l’intérêt d’en comprendre la fonction à l’intérieur de la pensée de Schopenhauer. C’est ce que nous pouvons constater, par exemple, à partir de la position prise par Schopenhauer face à l’idéalisme de Fichte, idéalisme qui est considéré par Schopenhauer dans Die Welt als Wille und Vorstellung (Le Monde comme volonté et représentation) comme un dogmatisme, qualification qui ne doit rien au hasard :

Que l’on se garde cependant d’un grossier malentendu: penser que, parce que l’intuition se fait au moyen de la connaissance de la causalité, il y aurait de ce fait un rapport de cause à effet entre l’objet e le sujet. En effet, ce rapport n’a jamais lieu qu’entre l’objet immédiat et l’objet médiat, et donc toujours seulement entre des objets. C’est justement sur cette fausse hypothèse que repose l’absurde controverse au sujet de la réalité du monde extérieur, et dans laquelle s’opposent le dogmatisme et le scepticisme, le premier apparaissant tantôt comme réalisme, tantôt comme idéalisme. Le réalisme part de l’objet comme cause et de son effet dans le sujet. L’idéalisme fichtéen fait de l’objet l’effet du sujet. Or, on n’y reviendra jamais assez, entre objet et sujet, il ne peut y avoir aucun rapport selon le principe de raison ; ainsi, ni l’une ni l’autre de ces deux affirmations n’a pu être démontrée, et le scepticisme a mené contre elles des assauts victorieux.Footnote 10

En présentant le dogmatisme sous la forme d’une utilisation erronée du principe de raison (du rapport cause/effet dans ce cas précis), Schopenhauer fait ici usage d’une définition qui remonte à Schulze afin de caractériser l’idéalisme de Fichte en tant que dogmatisme. Cet idéalisme, qui est aussi caractérisé par Schopenhauer comme égoïsme théorique, a également comme conséquence de renforcer le scepticisme dans la mesure où il repose en termes neufs le problème de la réalité du monde extérieur. Ce qui montre, pour Schopenhauer, que l’idéalisme de Fichte n’a pas encore dépassé l’étape du scepticisme, et pour qu’elle soit dépassée, il aurait fallu que Fichte réponde aux critiques formulées par Schulze à l’égard de Kant en évitant tout recours à l’idéalisme, ce que Schopenhauer lui-même tentera. Mais avant de montrer la solution adoptée par Schopenhauer pour éviter à la fois les pièges du dogmatisme et du scepticisme, il faut examiner la manière dont il a interprété la réponse faite par Fichte à Schulze.

2 Fichte face au scepticisme de Schulze à partir de la perspective de Schophenhauer

Un passage de Parerga et Paraliponema présente sous une forme explicite la manière dont Schopenhauer a compris le rapport entre Fichte et Schulze. Il s’agit du § 13, intitulé Quelques éclaircissements complémentaires sur la philosophie de Kant, des Fragments sur l’histoire de la philosophie :

Au lieu de suivre cette voie, on confondit l’exposé de Kant avec le fond de la question ; on crut, en réfutant le premier, avoir réfuté aussi le second ; on prit pour des argumenta ad rem ce qui n’était au fond que des argumenta ad hominen, et, suite aux attaques de Schulze, la philosophie de Kant fut déclarée insoutenable. Le champ était alors libre pour les sophistes et les fumistes. Le premier de cette espèce à apparaître sur scène, ce fut Fichte, qui, la chose en soi étant tombée en discrédit, bâcla un système sans aucune chose en soi.Footnote 11

Dans la suite du texte, Schopenhauer critique également le fait que Fichte n’a pas fait de distinction entre a priori et a posteriori et, par conséquent, de distinction entre le phénomène et la chose en soi, ce qui fait que l’on en resterait uniquement chez Fichte, du moins selon Schopenhauer, au plan de la représentation. À cela s’ajoute comme autre critique le fait que Fichte ait utilisé la notion d’intuition intellectuelle. Pour éviter de tels défauts, Schopenhauer présente les intérêts de la voie qu’il a suivie en parvenant à affirmer ou démontrer la chose en soi sans faire un usage transcendant du principe de raison (et plus précisément de celui de causalité) ni faire appel à une intuition de type intellectuel. C’est parce qu’il est lecteur de Schulze que Schopenhauer s’est vu contrait d’établir un parcours continuellement divergent vis-à-vis de celui de Fichte, et ce en particulier si l’on pense aux premiers écrits de Fichte, telle la Recension de l’Énésidème et la Grundlage de 1794. Pour montrer cette bifurcation entre les deux systèmes de Schopenhauer et Fichte, il faut dire un mot de la Recension de l’Énésidème et indiquer quelques points de portée générale, qui me paraissent consensuels chez les commentateurs, présents aussi bien dans l’Énésidème de Schulze que dans la Recension de l’Énésidème et dans la Grundlage de Fichte – de 1794, et qui éclairent l’interprétation rétrospective que Schopenhauer propose de la pensée de ces deux auteurs.

Si nous reprenons les définitions du scepticisme et du dogmatisme telles que Schulze les présente dans son Énésidème, il est facile d’établir ces points, car ils proviennent de la définition même du scepticisme que nous trouvons dans la seconde lettre d’Énésidème à Hermias :

Selon ma conception, le scepticisme n’est autre que l’affirmation selon laquelle rien, dans la philosophie, n’a été établi d’après des principes d’une certitude indiscutable et d’une validité universelle, ni sur l’existence ou la non existence des choses en soi et de leurs propriétés, ni sur les limites des pouvoirs de la connaissance humaine. Il n’est alors rien moins qu’une ignorance affectée ou scientifique, qui ne reconnaîtrait fiabilité et sécurité à aucune partie des conceptions humaines.Footnote 12

Si le scepticisme n’est pas exempt de difficulté, la suite du texte montre que les principaux problèmes du dogmatisme tiennent justement au fait que cette position philosophique est l’inverse exacte de ce qu’est le scepticisme aux yeux de Schulze. En effet, selon Schulze, le dogmatisme chercherait à établir avec une certitude inébranlable des assertions sur l’existence ou la non-existence des choses en soi et des affirmations indubitables sur la capacité cognitive humaine. À cet égard, l’on voit pourquoi le scepticisme de Schulze envisage le criticisme kantien comme un dogmatisme, soit parce qu’il traite de la chose en soi, soit parce qu’il tente de fixer des limites à la connaissance humaine, établissant ainsi de manière péremptoire le fonctionnement normal de la faculté de connaître. Par ailleurs, en présentant comme dogmatiques toutes « les affirmations indubitables sur la capacité cognitive humaine », Schulze fait également preuve de suspicion à l’égard de toute forme de tentative de fonder la connaissance de manière absolue, comme c’est le cas pour la philosophie élémentaire de Reinhold qui se propose d’établir un principe premier de la philosophie. Cela étant, Schulze reconnaît lui-même par ailleurs qu’il manque à la philosophie un principe suprême et universellement valideFootnote 13 – quelque chose que Reinhold lui non plus n’aurait pas réussi à établir, selon l’opinion de Fichte, qui considère alors que si nous ne réussissons pas à établir définitivement un principe suprême (déterminant ainsi avec sécurité les limites et le mode de fonctionnement de la faculté de connaître) et si nous n’utilisons pas la notion de chose en soi comme quelque chose qui existe indépendamment du moi, nous serons à l’abri des critiques sceptiques et des accusations de dogmatisme. De cette façon s’il existe une plus grande proximité entre Fichte et Schulze au niveau de la chose en soi, il n’en reste pas moins que, par rapport au second point, ils diffèrent nettement puisque Fichte prétend toujours parvenir à un premier principe de la philosophie, et en conséquence à fonder le savoir. Ainsi, répondre au scepticisme de Schulze, ce sera prendre en charge ses deux objections contre le dogmatisme, à savoir la probation de l’existence des choses en soi et l’établissement d’un principe premier de la philosophie.

Pour Fichte, il y a là deux questionnements essentiels, et, comme on pouvait s’y attendre, l’un des thèmes centraux de la Recension de l’Énésidème est la chose en soi. Un des éléments qui peut nous aider à comprendre l’angle sous lequel Fichte aborde cette question, c’est la compréhension que, pour lui, c’est justement la manière dont Schulze envisage la chose en soi kantienne – à savoir quelque chose qui existe réellement au-delà de la sphère de nos représentations, quelque chose d’indépendant de nous – qui est à la base du scepticisme d’Énésidème. En d’autres termes, c’est après avoir constaté que la philosophie de Kant affirme l’existence d’une chose en soi en dehors de nous, que Schulze détermine la raison d’être de son scepticisme, car ainsi se brise le cercle à l’intérieur duquel l’intelligence se meut. Il devient alors nécessaire d’expliquer en particulier comment se produit l’accord entre nos représentations et les choses extérieures (par exemple, au moyen d’une harmonie préétablie ?). Or, à partir de cette équivoque sur l’interprétation de la chose en soi, il est naturel qu’on fasse preuve de scepticisme en ce qui concerne l’établissement de nos facultés cognitives et qu’on en vienne à conclure qu’il n’y a rien de sûr dans la philosophie.

C’est ainsi que, dans la Recension de l’Énésidème, se trouve une idée que la Grundlage va développer, à savoir le fait que penser la chose en soi comme un non-Moi, qui, paradoxalement, n’aurait aucun rapport avec le moi, est une équivoque. La doctrine de la science cherchera justement à établir la chose en soi comme quelque chose qui a nécessairement un rapport avec le moi, comme quelque chose qui est posé par le moi, voire construit par lui car, pour utiliser une expression de Fichte lui-même dans la Doctrine de la science, les choses en soi « sont telles que nous devons les faire ».Footnote 14 Dans ce cadre, la doctrine de la science reconnaît le cercle où se meut la conscience et peut se présenter comme un réel-idéalisme ou un idéal-réalisme, c’est-à-dire comme un moyen terme entre idéalisme dogmatique et réalisme dogmatique :

Que l’esprit fini doive poser quelque chose d’absolu en dehors de lui-même (une chose en soi) et cependant reconnaître par ailleurs que cet être n’est que pour lui (qu’il est un nouméne nécessaire), tel est le cercle que l’esprit fini peut élargir jusqu’à l’infini, mais dont il ne peut s’affranchir. Un système qui ne prête pas attention a ce cercle est un idéalisme dogmatique ; c’est, en effet, uniquement ce cercle que nous venons de définir, qui fait de nous des êtres limités et finis ; un système qui s’imagine s’être affranchi de ce cercle est un dogmatisme réaliste et transcendant.Footnote 15

Ce n’est pas par hasard que plus loin, à la fin de la déduction du troisième principe de la Grundlage, Fichte, quand il analyse ce que seraient d’une part la philosophie critique – qui « consiste dans la position d’un Moi absolu, inconditionné et non déterminable par quelque chose de plus élevé » – et d’autre part la philosophie dogmatique – qui « identifie et oppose quelque chose au Moi en soi » – conclut en note qu’il ne peut exister que deux systèmes :

Il n’y a que deux systèmes, le système critique et le système dogmatique. Le scepticisme, tel qu’il a été défini ci-dessus, ne pourrait être un système : en effet il nie la possibilité d’un système en général. Mais il ne peut nier cette possibilité que systématiquement et par conséquent il se nie lui-même et est totalement contraire a la raison. La nature de l’esprit humain a d’ailleurs pris soin de la rendre impossible. Jamais personne n’a encore été sérieusement un sceptique de cette sorte. Tout autre chose est le scepticisme critique, celui de Hume, de Maimon et d’Énésidème, qui met à jour l’insuffisance des fondements jusqu’ici admis et par là-même indique où l’on peut en chercher de plus solides. Grâce à lui la science gagne toujours, sinon en contenu, du moins dans la forme – et c’est bien mal connaître les intérêts de la science que de refuser au sceptique pénétrant l’attention qu’il mérite.Footnote 16

Ces considérations de Fichte sur la chose en soi impliquent comme complément, dans leur mouvement même, la recherche de fondements solides pour la connaissance humaine, et donc la confrontation avec le scepticisme de Schulze. En ce sens, dans la Recension de l’Énésidème, Fichte est finalement d’accord avec Schulze quand ­celui-ci objecte que la proposition de conscience de Reinhold ne peut être un premier principe absolu, étant donné qu’elle exprime un fait (Thatsache). Se rencontre déjà ici, dans la Recension de l’Énésidème, l’annonce de l’acte (Thathandlung) qui se trouve à la base du premier principe de la doctrine de la science, c’est-à-dire à la base de la fondation de l’ensemble du savoir, à savoir l’intuition intellectuelle à laquelle recourt Fichte, qui lui permet de s’affranchir de la critique de tout fondement de la connaissance proposée par Schulze.

Ce bref exposé des rapports entre Fichte et Schulze, bien qu’il soit très succinct, permet de mieux comprendre la voie suivie par la philosophie de Schopenhauer – un parcours qui, comme nous l’avons dit précédemment, a été balisé par les critiques de Schulze et s’est construit en s’éloignant de la doctrine de la science fichtéenne. Reste à voir dans quelle mesure cela s’est fait. D’abord, bien que dans la Grundlage, la chose en soi soit expliquée à partir de son rapport au Moi et que Schopenhauer ait écarté, dans la métaphysique de la Volonté, le concept d’une chose en soi conçue comme quelque chose d’indépendant du Moi et de la représentation, il n’en reste pas moins que Schopenhauer continue d’affirmer qu’il est possible de penser la chose en soi – la Volonté – comme quelque chose d’indépendant du Moi et de la représentation. Autrement dit, si, dans la doctrine de la science fichtéenne, la chose en soi est posée par le moi, dans la métaphysique de la Volonté schopenhauerienne, le Moi est un phénomène de la Volonté ou de la chose en soi, ce qui redonne une vraie légitimité au concept de chose en soi.

De plus, selon Schopenhauer, le philosophe doit suivre la voie la plus indiquée pour découvrir ce qu’est la chose en soi, non en supposant qu’elle est cause de notre perception, ce qui serait faire un usage indu du principe de raison et nous amènerait à retomber dans le dogmatisme, mais au moyen de l’expérience de notre corps, de notre conscience de soi, que nous acquérons avec le temps. Pour Schopenhauer, c’est dans et par cette expérience que nous découvrons le lien entre le sujet de la connaissance et le sujet du vouloir, la manière dont se révèle à la base de notre être et de notre connaissance, une activité (Thätigkeit) d’un autre ordre que la nôtre, l’activité de la Volonté, qui est en quelque sorte semblable à celle que décrit Fichte, mais tout en s’en différenciant. Chez Fichte, en effet, il y a au niveau le plus profond du moi une activité qui est l’activité même du moi. Dans le cas de Schopenhauer, il y a au niveau le plus profond du moi une activité (Thätigkeit) qui est autre que celle du moi, l’activité de la Volonté, qui ne serait pas une Thathandlung, mais une activité de la chose en soi. Malgré ce rapprochement avec Fichte, il n’en reste pas moins que Schopenhauer s’écarte de ce dernier sur un point essentiel, à savoir l’expérience intérieure, qui ne saurait jamais être à ses yeux une espèce d’intuition intellectuelle.

Bien que la philosophie de Schopenhauer se soit érigée sur le sol de l’idéalisme allemand, d’où le rapprochement qui s’opère simultanément entre Fichte et lui, pour ne rien dire de Schelling, elle n’en est pas moins tributaire également de l’influence marquante de Schulze. Selon Schopenhauer, le scepticisme, en même temps qu’il rend possible le chemin erroné suivi par Fichte, indique dans quelle direction la philosophie kantienne doit être corrigée pour éviter les attaques dont elle a été l’objet de la part de Schulze et les erreurs commises par Fichte. Aussi ne s’agit-il pas, comme Fichte le fait, d’éliminer le concept d’une chose en soi conçue comme quelque chose de totalement distinct du moi et de la représentation ni davantage de la considérer, par une déduction indue, comme la cause de notre perception, un fait que Schulze aurait démontré dans la Critique de la raison pure, mais il importe, pour trouver la chose en soi, de suivre la voie qui s’impose, de la découvrir comme quelque chose de totalement distinct de la représentation et sans faire un usage indu du principe de raison. C’est au moyen de l’expérience intérieure, au moyen de la conscience de soi, que nous devons découvrir la chose en soi.

Or, même après avoir découvert et suivi ce chemin, Schopenhauer semble bien être resté un attentif lecteur de Schulze, et en particulier de la Critique de la philosophie théorique, où l’on peut lire que « si l’on considère la manière dont, dans la Critique de la Raison, certaines représentations sont considérées comme découlant de sources internes dans l’esprit humain, on comprend également ici sans difficulté que ces mêmes sources ne peuvent exister sans la présupposition de la chose en soi ».Footnote 17 Cet « également ici » signifie que, pour Schulze, la chose en soi est présupposée dans le cas des représentations externes, comme elle l’est dans le cas des représentations internes. Nous avons ici une indication de la manière dont la chose en soi peut être rencontrée non comme quelque chose d’externe, mais intérieurement, dans la conscience de soi. Or, c’est là l’interprétation que va défendre Schopenhauer contre l’idéalisme de Fichte, mais aussi contre le scepticisme.

Si on l’analyse de ce point de vue, le scepticisme de Schulze peut être envisagé comme allant au-delà de la simple lecture qui considère la chose en soi comme cause de nos perceptions, et, derrière ce que l’on peut considérer comme étant des équivoques, son éventuel dogmatisme pourrait se réduire à une stratégie argumentative exigeant de Kant et de ses disciples – Reinhold et, pour ce qui nous concerne principalement, Fichte – qu’ils montrent que leurs systèmes sont plus que de simples opinions parmi d’autres.Footnote 18 Mais, en ce qui me concerne, Schulze, dans sa phase sceptique, a toujours considéré comme possible le questionnement de toute connaissance qui se prétendrait définitive sur des points qui en fait ne peuvent être décidés. Ainsi, par exemple, dans la Critique de la philosophie théorique,Footnote 19 le scepticisme met en question la possibilité pour la connaissance humaine de parvenir à un premier principe inconditionné, car ce dernier exige un accord avec quelque chose qui est au-delà de la conscience, ce qui fait de ce principe quelque chose d’impossible. Quand on lit ces pages, il est difficile de ne pas voir en Fichte l’un des interlocuteurs de Schulze.

On peut ainsi voir comment, tout au long de ses écrits, Schulze n’a cessé d’établir un dialogue croissant avec les principaux tenants de ce qu’on a appelé l’idéalisme allemand. Ces auteurs seront explicitement mentionnés dans des textes postérieurs à la Critique de la philosophie théorique, comme par exemple Les moments principaux de la manière de penser sceptique concernant la connaissance humaine (1805), où l’idéalisme de la doctrine de la science et le nom de Schelling sont évoqués. Ainsi, le scepticisme de Schulze a accompagné le développement de la philosophie post-kantienne.

Schopenhauer, qui fut l’élève de Schulze en 1809–1810, semble avoir été profondément marqué par le ton critique et sceptique de Schulze contre Fichte, Schelling et Hegel. Des notions comme celles d’absolu et d’intuition intellectuelle, rejetées par Schulze, sont également durement attaquées par Schopenhauer, de même que les systèmes développés par Fichte, Schelling et Hegel sont décrits comme dogmatiques et insoutenables. Mais, d’un autre côté, la manière dont Schopenhauer a construit sa philosophie en fait une proie facile pour le scepticisme de Schulze, qui n’aurait pas la moindre difficulté à qualifier de dogmatique une philosophie qui accepte de cette manière la notion de chose en soi, et qui, en outre, est à la recherche d’affirmations définitives sur les facultés cognitives. Et, il me semble que Schopenhauer, lorsqu’il qualifie lui-même de dogmatique sa philosophie, donne en quelque sorte raison à cette possible critique. Il est clair toutefois que, pour Schopenhauer, cela ne signifie pas assumer un dogmatisme dont il a lui-même fait la critique, c’est-à-dire un dogmatisme qui fait un mauvais usage du principe de raison, en utilisant par exemple le rapport de cause à effet entre sujet et objet ou entre la chose en soi et la perception sensible. La manière dont Schopenhauer cherche à établir le champ de la Volonté comme un domaine totalement distinct du champ de l’objectivité et de la représentation, montre combien le philosophe a été marqué par sa lecture de Schulze : son apparente indifférence face au scepticisme – que Schopenhauer considère comme aussi irréfutable qu’inoffensif – masque la dette qu’il a à son égard. Lorsqu’il donnera à sa propre philosophie le nom de dogmatisme, Schopenhauer précisera qu’il s’agit d’un dogmatisme immanent, c’est-à-dire que sa métaphysique, faisant un usage immanent du principe de raison et se fondant sur l’expérience, ne transcende ni l’un ni l’autre. Nous avons là, à mon avis, la plus patente attestation de la dette de Schopenhauer à l’égard du scepticisme de Schulze.

Pour conclure, je dirais que l’analyse du rapport entre Schopenhauer et Schulze me semble fondamentale pour prendre la mesure de la relation existant entre scepticisme et Aufklärung. Dans le cas de Fichte, le rapport entre sa philosophie, les Lumières et le scepticisme repose en partie la question de la fonction de l’Aufklärung, qui est de défendre la raison contre les problèmes que le scepticisme expose crument, de manière à assurer le plein fonctionnement de cette raison : c’est par exemple à l’intérieur de ce cadre que la doctrine de la science a établi son rapport avec la raison pratique inspirée de la philosophie kantienne. Pour sa part, Schopenhauer, s’il ne peut être considéré au sens strict comme un Aufklärer, n’en conserve pas moins quelque chose de cette tendance, notamment du fait que pour lui, la connaissance qu’a le génie des douleurs du monde lui sert de consolation à cet égard. Mais il s’agit d’un savoir qui ne vaut que pour quelques-uns seulement, et la raison voit ainsi son pouvoir sans effet dans le domaine pratique, terrain d’action qui constituait l’un des points les plus chers au projet de Fichte et de l’idéalisme allemand. Il n’y a pas de raison pratique dans la philosophie de Schopenhauer, et pas plus d’éthique prescriptive. Tel est le prix à payer par Schopenhauer pour avoir pris position contre Fichte, qui s’est lui-même inspiré en grande partie du scepticisme de Schulze, lequel scepticisme, au lieu d’amener à tenter d’élucider la validité de la raison, a conduit à limiter clairement le pouvoir de la raison, aboutissant à un Aufklärung problématique. Comme si, au sein du XIXe siècle, Schopenhauer s’était résigné face aux limites de la raison prescrites par le scepticisme de Schulze, et en avait tiré les conséquences en faisant de la volonté la seule chose en soi possible, avec comme effet dévastateur le retrait philosophique du terrain éthique.