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Kant, comme l’on sait, fait consister les Lumières en « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa faute ».Footnote 1 Or en laissant ouverte la détermination de l’état adulte auquel doit conduire la mise hors tutelle de l’humanité, une telle caractérisation contient en germe la crise de la notion de Lumières. Elle ne donne en effet pas de contenu concret à cette liberté dont l’homme reste privé par sa faute, et l’idée de progrès qui la sous-tend ne reçoit qu’une détermination négative comme renversement de tout système de contrainte (politique, religieux, moral ou autre). L’éventail des positions se regroupant derrière la bannière de l’Aufklärung est très riche et plusieurs contemporains, dénonçant la polysémie du terme, estimaient qu’il avait été galvaudé.Footnote 2 Un clivage se creuse entre ceux qui, comme les Berlinois, philosophiquement très proches des Encyclopédistes et des matérialistes français, veulent cantonner l’Aufklärung dans un rôle purement négatif consistant à abattre les obstacles au libre déploiement de la raison, et ceux qui, comme Reinhold ou Fichte, estiment que ce travail de sape n’est qu’une étape préparatoire au déploiement d’un édifice de la raison.Footnote 3 Selon ces derniers, le danger existe que, d’instrument de progrès, les Lumières s’invertissent en instrument d’un nouvel obscurantisme et qu’un usage purement formel de la liberté conduise à une dissolution de tous les points de repère, finissant par miner la raison dont elles avaient voulu se faire l’ardent promoteur. C’est cet obscurantisme latent que diagnostique Fichte lorsque, dans le Caractère de l’époque actuelle, il qualifie l’Aufklärung de son temps, par jeu de mots, d’« Ausklärung » (que l’on pourrait essayer de rendre en français par « sortie des Lumières »).Footnote 4 Taxant son époque « éclairée » d’époque du « péché consommé », il se lance dans de violentes diatribes contre l’Aufklärung en particulier sous sa forme berlinoise, l’accusant sans détours d’être vecteur de scepticisme.Footnote 5 Nouvelle forme de sophistique, elle consacrerait le triomphe de l’opinion sur la vérité, faisant, au nom d’un sacro-saint principe de tolérance, culminer l’intelligence dans la pratique d’un doute systématique à l’égard de tout, d’une « incorruptible indifférence à l’égard de toute vérité », pour l’exprimer en ses termes, et du refus radical de tout système.Footnote 6

C’est dans le contexte de cette crise de la notion d’Aufklärung que nous aimerions examiner l’apport original de Salomon Maimon, qui semble adopter une position médiane entre les deux camps décrits ci-dessus. En effet, Maimon, juif de Pologne au parcours singulier, est en étroite relation avec les milieux de l’Aufklärung à Berlin ; il publie régulièrement ses articles dans des organes de l’Aufklärung tels le Berlinisches Journal für Aufklärung, la Berlinische Monatsschrift ou encore le Magazin zur Erfahrungsseelenkunde als ein Lesebuch für Gelehrte und Ungelehrte de Karl Philipp Moritz, dont il deviendra même co-rédacteur, et revendique expressément une position sceptique (à laquelle il croit d’ailleurs pouvoir très largement associer la philosophie transcendantale sous sa version kantienne) ; mais, d’un autre côté, il s’avère un fanatique chercheur de vérité au point de choisir « Philalètes » comme pseudonyme dans les « Lettres de Philalètes à Énésidème », jointes en annexe à son Essai d’une nouvelle logique ou théorie de la pensée.Footnote 7 Nous chercherons ici à étudier la teneur de sa position et à préciser la place qu’il occupe sur cet échiquier.

1 L’impact de la pensée de Maimon sur son temps

Si c’était à l’aune du jugement de ses contemporains que la contribution de Maimon aux Lumières de son temps se devait mesurer, force est de constater que le résultat est bien modeste. D’une façon générale, son œuvre est passée presque inaperçue. Jugée trop abstruse, même par les philosophes de métier, elle a à peine été recensée et n’a pour ainsi dire trouvé aucun écho. Maimon doit par exemple attendre quatre ans – ce qui, pour l’époque, est énorme – pour voir paraître une recension de son Essai sur la philosophie transcendantale Footnote 8 dans l’Allgemeine Literaturzeitung, incontournable institution dans le monde lettré d’alors.Footnote 9 Le premier recenseur pressenti, le grand diffuseur de la philosophie kantienne, Karl Leonhard Reinhold, au sommet de la gloire et l’un des philosophes les plus en vue en Allemagne, avait dû renoncer car, comme il l’avoue lui-même dans une lettre à Maimon, il n’avait « presque rien » (das wenigste) compris au livre, ajoutant que le second recenseur auquel l’ouvrage fut confié, le philosophe Karl Christian Erhard Schmid, autre kantien de renom, aurait également dû décliner l’offre, reconnaissant lui aussi ne pas être en mesure de comprendre l’ouvrage.Footnote 10

L’un des rares témoignages positifs, mais qu’il convient de prendre avec la plus extrême précaution, est celui de Kant. Répondant à Marcus Herz, l’un de ses anciens élèves qui, sur les instances de Maimon, avait écrit une lettre de recommandation pour accompagner l’envoi du manuscrit de l’Essai sur la philosophie transcendantale, priant son maître de prendre position et, au cas où il jugerait l’écrit digne de publication, de l’accompagner d’une petite préface,Footnote 11 Kant écrit que, bien que n’ayant pas eu le temps d’étudier l’ensemble, un coup d’œil jeté sur le manuscrit lui aurait fait « reconnaître sa qualité supérieure, et que non seulement aucun de [ses] adversaires ne comprenait aussi bien [son] œuvre et la question capitale, mais encore que très peu pourraient posséder, pour les recherches profondes de ce genre, autant de pénétration que M. Maimon ».Footnote 12 Tout en priant Herz de communiquer cette réponse à Maimon, Kant refusait d’accompagner l’ouvrage d’une recommandation, conseillait à Maimon de retravailler son manuscrit de façon à ce qu’il se présente comme un tout, enfin prenait soin de préciser qu’il allait de soi que cette réponse n’était pas destinée à être publiée.Footnote 13 Maimon ne tiendra aucun compte de cette dernière remarque. En mal de publicité, il cherchera au contraire à donner au jugement de Kant la plus grande résonnance. Il en fera état d’abord dans sa correspondance avec Reinhold,Footnote 14 corres-pondance qu’il publiera ensuite, également sans l’accord de Reinhold, dans les Streifereien im Gebiete der Philosophie;Footnote 15 enfin il citera à nouveau ce jugement dans son récit autobiographique L’histoire de ma vie.Footnote 16 Or ce jugement, exprimé par Kant dans une lettre à caractère confidentiel, demande à être fortement nuancé. Quelques années plus tard, Kant se plaint dans une lettre à Reinhold des dégradations liées à son âge avancé. Il n’est certes pas conscient d’un déclin notable de sa santé ni des forces de son esprit, mais la vieillesse, chez lui, « a surtout causé une difficulté peu explicable à suivre l’enchaînement des pensées d’un autre » et « à porter un jugement mûri sur son système ».Footnote 17 Or, c’est précisément la philosophie de Maimon que Kant choisit pour illustrer ce propos. Il avoue ainsi n’avoir « jamais pu saisir où au juste voulait en venir […] Maimon avec son amélioration de la philosophie critique », ajoutant en faisant sans doute allusion à l’Essai sur la philosophie transcendantale qu’il s’agit d’un « genre d’ouvrage que les juifs entreprennent volontiers pour se donner de l’importance aux dépens d’autrui », et enchaîne en appelant de ses vœux quelqu’un qui prendrait « le soin de le remettre à sa place ».Footnote 18 Par delà l’agacement causé par la trahison de la confidentialité voulue de sa correspondance et peut-être également de celle de Reinhold, ce passage révèle un profond malaise. Kant, après bien d’autres, s’est heurté à des difficultés déconcertantes à la lecture de Maimon: il saisit mal l’enchaînement de ses pensées, ne parvient pas à porter un jugement mûri sur sa pensée et ne discerne pas où il veut en venir.

Le seul qui s’enthousiasme véritablement à la lecture de Maimon et qui n’hésite pas à en rendre publiquement témoignage, c’est Fichte. Celui-ci, au printemps 1794, entame son écrit programmatique intitulé Sur le concept de la Doctrine de la Science par une déclaration analogue à celle fameuse de Kant, selon laquelle c’est la lecture de Hume qui l’aurait tiré de son sommeil dogmatique.Footnote 19 Reconnaissant sa dette envers les « nouveaux sceptiques », Fichte indique que c’est la lecture de l’Énésidème de Schulze ainsi que des « excellents écrits de Maimon » qui lui auraient fait prendre conscience que, malgré les efforts de Kant et de Reinhold, la philosophie n’aurait pas encore été élevée au rang d’une science rigoureuse.Footnote 20 Une année plus tard, en mars-avril 1795, Fichte reprendra cette idée dans une lettre à Reinhold, sans plus désormais mentionner Schulze : « Mon respect pour le talent de Maimon ne connaît pas de limites ; je suis fermement convaincu qu’il a même renversé de fond en comble l’ensemble de la philosophie kantienne, telle qu’elle est entendue par tout le monde, vous y compris, et m’offre à en faire la démonstration. Tout cela, il l’a fait sans que personne ne le remarque. On le regarde de haut. Je pense que les siècles futurs se moqueront amèrement de nous ».Footnote 21 D’autres témoignages de l’admiration de Fichte figurent dans l’Assise de l’ensemble de la Doctrine de la Science où Fichte parle de Maimon sans le ­nommer comme de « l’un des plus grands penseurs de notre siècle »Footnote 22 et dans le Fondement du droit naturel.Footnote 23 Son admiration va en particulier à l’Essai d’une ­nouvelle logique. Dès réception, il en entreprend la lecture. Il estime l’ouvrage suffisamment important pour vouloir en écrire une recension.Footnote 24 Dans une lettre perdue de septembre 1794, Fichte va même jusqu’à assurer Maimon de son amitié et à lui demander s’il n’aurait pas envie de devenir collaborateur de l’Allgemeine Literatur-Zeitung, se déclarant prêt le cas échéant à intercéder en sa faveur,Footnote 25 geste véritablement inouï de sa part. À ces marques d’estime succèdera subitement un profond silence. Fichte renoncera à écrire la recension de l’Essai d’une nouvelle logique et ne mentionnera plus jamais le nom de Maimon dans ses publications. Ce brusque revirement, qui n’a pas retenu l’attention des interprètes, s’explique peut-être, ce n’est là qu’une simple suggestion, par une condamnation morale de la publication par Maimon de sa correspondance avec Reinhold. Cette hypothèse s’appuie sur un passage de la lettre à Reinhold de mars-avril 1795 déjà cité : « J’entends dire, écrit Fichte, qu’il [Maimon] aurait falsifié la correspondance avec vous. S’il l’a fait, c’est un homme immoral, et, à votre place, j’entreprendrais une démarche ; comme penseur, il n’en reste pas moins ce qu’il est ».Footnote 26 D’un coup, Maimon se voyait privé de son seul véritable soutien du côté de la philosophie transcendantale.

Terminons ce petit tour d’horizon des réactions des contemporains par les conseils que prodigue Reinhold à Maimon, dans l’une des lettres qu’il lui adresse : ce dernier aurait intérêt à s’abstenir de prononcer des jugements sur les systèmes des autres penseurs tant qu’il n’aura pas développé le sien, tâche à laquelle il ne saurait se dédier dans l’immédiat, car il lui faut au préalable se remettre à l’étude des systèmes antérieurs, sa connaissance de la langue étant trop faible pour avoir pu en tirer profit à la première lecture. Tant que ces conditions ne seront pas remplies, Reinhold suggère à Maimon de suspendre toutes ses activités littéraires ou de les limiter à des travaux subalternes de philosophie appliquée.Footnote 27

Le bilan que l’on peut tirer de ce survol est des plus mitigés. Le seul à avoir pris Maimon au sérieux est Fichte. Comme ce dernier en fait lui-même la remarque, Maimon n’a pas vraiment été accepté comme un égal par les ténors de la philosophie de son temps. On le regarde de haut. Malgré toute l’admiration que l’on peut éprouver pour le parcours difficile de ce pauvre juif polonais, tel qu’il le retrace dans son récit autobiographique, l’auto-illumination qu’il a réussi à se dispenser au prix de sacrifices considérables pour surmonter les innombrables obstacles qui ont pavé son chemin vers la culture n’est, juge-t-on, pas encore à la mesure des Lumières des pays éclairés comme l’Allemagne de son temps. Paradoxalement, cet intransigeant promoteur des Lumières est considéré trop obscur.

2 Forme de la pensée de Maimon

Le premier obstacle à franchir à la lecture de Maimon est d’ordre formel. Maimon se fait le défenseur de l’idée de la philosophie comme science rigoureuse,Footnote 28 mais n’a pas présenté sa philosophie sous la forme systématique correspondante. Dans l’Essai sur la philosophie transcendantale, il insiste lui-même sur le fait qu’il n’a voulu – comme le titre l’indique – présenter qu’un « essai », un Versuch, auquel manque la forme définitive, et déclare expressément dans l’« Introduction » qu’il a l’intention de « retravailler entièrement » son ouvrage « par la suite ».Footnote 29 Dissociant la forme et le contenu, il invite le lecteur à ne pas le juger sur la forme (soit sur les questions d’ordre stylistique et sur l’ordre adopté dans ses développements, le Stil et l’Ordnung), qu’il reconnaît fort déficiente, mais sur le contenu (die Sache), invoquant à sa décharge en particulier ses difficultés linguistiques.Footnote 30

Toute proportion respectée, on retrouve là par anticipation la fameuse opposition entre l’esprit et la lettre que développera en particulier Fichte.Footnote 31 Maimon ne veut pas être jugé sur la lettre mais sur l’esprit. Après lui, Fichte cherchera lui aussi à séparer forme et fond, cela également pour une raison d’ordre linguistique, en adhérant à la thèse de l’inadéquation radicale du langage, de son incapacité, par son engluement dans la lettre, à exprimer la pensée vivante. Fichte se fixera pour programme de varier à l’infini les entrées dans son systèmeFootnote 32 de façon à empêcher les aveugles de l’esprit de s’en approprier la lettre en ânonnant des formules toutes faites. C’est ce qui explique la multiplicité des versions de la Doctrine de la Science et le caractère provisoire de la forme fortuite à chaque fois adoptée. Il y aurait sans doute là un parallélisme à creuser. Maimon distingue lui aussi entre celui qu’il appelle le « simple calculateur philosophique » (der bloße philosophische Kalkulator), sorte de machine philosophique qui engendre un système par application mécanique de formules, et le « véritable philosophe » (der rechte Philosoph), qui est toujours à même d’indiquer le principe de ses formules, soit leur mode d’engendrement, ou, pour citer son maître-mot, leur Entstehungsart.Footnote 33 Chez Fichte comme chez Maimon, la véritable question philosophique ne porte pas sur le fait mais sur la genèse de ce fait, ne porte pas sur le was mais sur le wie,Footnote 34 et le langage doit rendre compte d’opérations à construire dans l’esprit.

La même parenté se retrouve dans leur lecture. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit, à la lecture d’autres penseurs, non pas de s’approprier une dépouille morte, figée dans des expressions rigides, mais de pénétrer la logique interne à l’œuvre dans le discours d’autrui, de s’en rendre maître en comprenant son mode d’engendrement, d’être en mesure de le réinventer.Footnote 35

C’est en s’appuyant sur une telle conception que Maimon peut avoir l’impression de nous livrer son système sans l’avoir exposé systématiquement. Il attend de son lecteur la pratique de la méthode qu’il applique lui-même à la lecture des autres penseurs. Peu importe au fond l’ordre de présentation, car celui qui est porté par l’esprit peut, par la méthode génétique, à partir des différentes parties, reconstituer le tout, à partir de la solution à un problème particulier générer le système.

J’aimerais clore cette partie par la considération d’un autre point de méthode qui me paraît essentiel pour comprendre la spécificité de l’approche maimonienne et utiliserai une fois encore le parallèle avec Fichte. Après avoir relevé un certain nombre d’analogies, il me paraît important de signaler une différence notable, ce que j’appellerai l’approfondissement par Fichte de la méthode génétique qu’il emprunte à Maimon. La méthode génétique ne vaut chez Maimon qu’à l’intérieur d’un système, mais Maimon admet comme un fait une pluralité de systèmes (Spinoza, Leibniz, Hume, Kant), qu’il cherche à réunir dans ce qu’il appelle dans sa Lebensgeschichte un « système de coalition » (Coalitionssystem),Footnote 36 mais sans chercher à rendre compte génétiquement de cette pluralité, en sorte que l’exercice philosophique consiste chez lui à découvrir dans chaque système la part de vérité qu’il retiendra pour la constitution de son système de coalition. Cette extériorité de la pluralité des systèmes explique peut-être l’importance chez Maimon de la technique du commentaire, dont Gideon Freudenthal notamment a bien mis en lumière tout ce qu’elle devait à la tradition judaïque.Footnote 37 L’apport de Fichte consistera à relier génétiquement cette pluralité qui reste chez Maimon extérieure, par la mise en lumière d’une logique de production des systèmes. On pourrait soutenir que la subtile dialectique des systèmes qui fait la trame de l’Assise de toute la Doctrine de la Science Footnote 38 et au cours de laquelle les diverses positions philosophiques possibles sont tour à tour adoptées, fondées dans leur nécessité et leur part de vérité, puis écartées en raison de leur unilatéralité est l’équivalent chez Fichte de cette recherche d’un système de coalition dont elle offre une version dramatisée, génétique, mise elle-même sous forme de système.

3 Le scepticisme théorique

Venons-en à la présentation de la position de Maimon en matière de philosophie théorique. Il s’agit du domaine auquel il a consacré la plus grande part de son œuvre. Il s’agit également de l’aspect le plus connu de sa pensée, dont je me bornerai à présenter ici le principe. Il serait exagéré de dire que la position de Maimon ait évolué; une tendance semble toutefois se dégager. Au début de ses recherches, manquant peut-être encore de fermeté dans sa propre pensée et devant prendre appui sur des aides extérieures, Maimon se montre préoccupé de trouver le point de réunion entre plusieurs systèmes, présentant chacun sa part de vérité: péripatéticien, spinoziste, leibnizien, huméen, wolffien, kantien. Dans la conclusion de l’Essai sur la philosophie transcendantale, on note une constellation différente. Maimon distingue quatre positions systématiques : (1) celle des empiristes, à laquelle il faut sans doute associer la position de Hume;Footnote 39 (2) celle des empiristes dogmatiques et sceptiques rationnels, qu’il identifie comme la position kantienne ; (3) celle des dogmatistes rationnels et sceptiques empiriques, qui correspond à la sienne propre mais à laquelle il pense éventuellement pouvoir rattacher un Leibniz « bien compris » ; enfin (4) celle des Wolffiens.Footnote 40 D’une part, on constate l’absence de plusieurs noms dans cette distribution des systèmes. Ni les péripatéticiens (Aristote, Maimonides), ni Spinoza par exemple ne se voient assignés de position clairement définie. D’autre part, la position de Maimon est identifiée à l’un des quatre systèmes possibles. Enfin, sur ces quatre systèmes, deux sont complètement écartés, celui des empiristes, qui ne concèdent aucune connaissance pure a priori et dont Maimon doit avouer ne pas réussir à se faire la moindre idée, mais qui ne méritent même pas d’être réfutés, car ils n’affirment rien,Footnote 41 et les Wolffiens, dont Maimon dit qu’ils sont complètement incapables d’expliquer la relation entre les formes de notre connaissance qui nous sont données a priori et les objets qui nous sont donnés a posteriori, en sorte que ce système « ne peut s’affirmer en aucune façon ».Footnote 42 Il semblerait ainsi que le résultat de l’Essai sur la philosophie transcendantale soit de reconduire la tentative de composer avec une pluralité de systèmes à l’affrontement entre deux positions, celle de Maimon et celle de Kant. Enfin quelques années plus tard, en 1794, dans la correspondance entre Philalètes et Énésidème figurant en annexe de l’Essai d’une nouvelle logique, on note encore un développement remarquable, puisque Philalètes, alias Maimon, écrit à Énésidème, reprenant sous une nouvelle formulation les questions qui dans l’Essai sur la philosophie transcendantale était adressées à KantFootnote 43 : « Mon scepticisme exige de ma philosophie critique la solution des sept questions suivantes ».Footnote 44 Tout se passe comme si, par un curieux phénomène d’intériorisation, la tâche d’établir un système de coalition ne mettait plus aux prises divers systèmes factuellement donnés, mais Maimon avec lui-même, Maimon adepte de Kant avec Maimon adversaire de Kant.

La position maimonienne en matière de théorie se ramène ainsi progressivement à sa critique du criticisme kantien. Cette critique que Maimon qualifie paradoxalement de sceptique est d’ordre scientifique, plus précisément méthodologique, et concerne le passage du plan de l’a priori à celui de l’a posteriori et l’usage abusif de la catégorie de la réalité. Fichte, dans son Assise de l’ensemble de la Doctrine de la Science, identifie clairement le point litigieux : « Le scepticisme de Maimon se fonde finalement sur la mise en question de notre droit à appliquer la catégorie de la réalité ».Footnote 45

Cette critique, nous dit Maimon, porte sur la matière et non sur la forme du système kantien. Il multiplie en effet les déclarations selon lesquelles le système kantien serait formellement achevé. C’est ainsi qu’il note dans son Expertise critique de la philosophie kantienne que « la philosophie kantienne est formaliter suffisamment approfondie, elle a la forme d’un système complet (vollständiges System) »,Footnote 46 et, dans les Streifereien, il admet que « la philosophie critique est déjà achevée (vollendet) par Kant ».Footnote 47 Mais sur le plan du contenu le transcendantalisme kantien commet une erreur en s’appuyant sur de prétendus « faits » dont il omet de fournir la genèse et qui, loin de relever de la philosophie pure, appartiennent de droit à la « psychologie empirique ».Footnote 48 Incapable d’expliquer la genèse des « faits » auxquels elle fait foi et donc de se défendre de l’accusation de reposer sur des fictions, la philosophie kantienne laisse subsister une « lacune abyssale » (ungeheure Lücke) entre plans a priori et a posteriori.

Achevé dans sa forme, le système kantien peut donc être maintenu, dès lors que le caractère fictionnel de ses « pseudo-faits » serait reconnu, ce qui, tout paradoxal que cela paraisse, implique qu’il soit complété. Contrairement aux autres postkantiens, Maimon n’estime pas que Kant aurait péché pour n’être pas monté suffisamment haut dans la recherche de principes, mais, au contraire, pour n’être pas descendu suffisamment bas. « Il est maintenant temps de rappeler la philosophie du ciel sur terre », lance-t-il comme mot d’ordre dans une lettre à Fichte.Footnote 49 Le programme qui commande toutes ses recherches n’est pas, comme pour Reinhold ou Fichte, de mettre en évidence un principe suprême capable d’unifier le savoir, mais, à l’extrême opposé, de découvrir le principe le plus bas (niedrigstes Princip) qui assure le passage de l’a priori à l’a posteriori.

Le doute de Maimon ne porte pas sur la partie a priori de l’édifice kantien, mais sur la capacité de celui-ci à relier a priori et a posteriori. Selon lui, nous ne possédons pas de connaissances pures qui se rapportent absolument a priori à des objets empiriques, nous n’avons que l’illusion d’en posséder. « La philosophie critique », écrit-il dans l’Essai d’une nouvelle logique, « admet comme fait de la conscience la pensée effective des objets conformément aux conditions a priori fondées dans le pouvoir de connaître. […] Le scepticisme met ce fait en doute et cherche à montrer que le témoignage du sens commun est ici non valide, étant donné qu’il repose sur une illusion qu’il faut expliquer selon des lois psychologiques ».Footnote 50 Avec Kant, il admet que nous possédions une connaissance a priori qui se rapporte à un objet de la pensée en général : c’est le niveau purement formel de la logique générale. Toujours avec lui, il admet que nous possédions une connaissance pure a priori qui se rapporte à un objet de connaissance a priori : ce sont les mathématiques pures. Mais contre lui, il n’admet pas que nous possédions des connaissances pures qui se rapportent absolument a priori à des objets empiriques.Footnote 51 Il cantonne donc l’application légitime des catégories aux objets déterminés a priori des mathématiques et refuse aux catégories tout usage expérimental.Footnote 52 Il en résulte une discontinuité radicale entre le niveau de la connaissance pure a priori et la connaissance a posteriori.

L’illusion (Täuschung) à laquelle le transcendantalisme kantien est sujet trouve son origine dans le dualisme sur lequel il repose. Le point vulnérable du système kantien, c’est, pour Maimon, l’admission de deux principes distincts pour expliquer la connaissance : un principe matériel et un principe formel, d’une part la chose en soi comme fondement matériel des impressions de la sensibilité, d’autre part la conscience comme principe formel du processus cognitif. L’existence d’une telle dualité de principes paraît à Maimon ruineuse pour la science, qui est une et qui exige l’unité de son principe. Il convient donc de supprimer l’un d’eux, ou plutôt d’en trouver un qui soit à la fois matière et forme de la connaissance. Sa solution est de supprimer la chose en soi et de faire de la conscience l’unique source de la connaissance. Cela signifie que la conscience doit être non seulement principe formel, mais également principe matériel de la connaissance, et qu’il n’est donc point besoin de sortir d’elle pour expliquer la matière de la connaissance, le donné sensible. Toute extériorité d’une prétendue chose en soi, d’une chose extérieure à la conscience, étant radicalement écartée, il n’y a plus dès lors chez Maimon que rapport de la conscience à elle-même, rapport de la conscience active à un état de passivité où elle ne se reconnaît plus elle-même et où prend source l’apparence d’un monde sensible.Footnote 53 Les conséquences que Maimon en tire pour la science est que seules les mathématiques, franches de toute part d’illusoire, remplissent les conditions de rapport de la conscience à la conscience permettant de fonder une connaissance objective. En revanche, il est impossible de tirer une connaissance objective du rapport d’une connaissance a priori à un objet empirique, car celui-ci comprend nécessairement une part d’illusoire.

4 Le scepticisme pratique

Dans cette partie, nous nous appuierons principalement sur un court texte tardif, intitulé « Der moralische Skeptiker » (« Le sceptique moral »), paru en 1800 dans le Berlinisches Archiv der Zeit und ihres Geschmacks.Footnote 54 Remarquons en passant d’une part que Maimon n’a développé que très partiellement les implications de sa philosophie théorique sur sa philosophie pratique, laissant de vastes pans inexplorés et se concentrant avant tout sur la morale,Footnote 55 d’autre part que l’on assiste dans la philosophie pratique à un développement parallèle à celui que l’on peut constater dans la philosophie théorique avec une importance croissante accordée au criticisme kantien. En effet, dans les premières contributions sur la morale, Maimon se montre soucieux de se positionner non seulement face à la morale kantienne, à l’égard de laquelle il formule déjà ses critiques, mais également face à d’autres modèles comme la morale épicurienne, stoïcienne ou péripatéticienne. Dans « Le sceptique moral » qui est le dernier article publié de son vivant, Maimon ne prend plus en considération que la morale kantienne, indice supplémentaire d’une recentration de sa part autour de la position kantienne, qui sert désormais tout à la fois d’unique pôle de référence et de cible privilégiée.

Dans cet article, Maimon revendique un scepticisme également en matière de morale, qu’il présente comme un rectificatif de la doctrine kantienne. Les arguments qu’il invoque sont ici encore d’ordre méthodologique. Même s’il se déclare dans l’ensemble largement d’accord avec la morale kantienne, à tout le moins dans les résultats, il s’oppose à elle pour ce qui concerne le fondement. Le reproche qu’il adresse est à nouveau un manque de scientificité. Kant postule également en morale un fait originaire, le fait de la liberté,Footnote 56 sans davantage s’occuper de son mode de génération, de sa Entstehungsart. Maimon accorde qu’un tel fait est possible, mais seulement possible, et conteste son objectivité. Précisons bien que le reproche ne concerne pas la partie a priori de la morale kantienne, qu’il accepte, mais, comme dans le domaine théorique, le passage de l’a priori à l’a posteriori. Maimon ne met pas en doute la raison pure pratique, qui, pour lui comme pour Kant, est autonomie de la volonté. « Je suis tout aussi persuadé que vous », écrivait-il déjà fin 1792 à Reinhold, « de l’existence de la loi morale dans la raison, de la possibilité d’une tendance désintéressée, de la réalité du rapport de certaines de mes actions à cette tendance »,Footnote 57 mais il ne s’ensuit pas pour autant que la tendance désintéressée à laquelle je rapporte réellement ces actions soit effectivement l’expression en moi de la loi rationnelle. Comme il l’écrit dans le Dictionnaire philosophique, Maimon est convaincu que la raison peut être causa formalis, c’est-à-dire principe de détermination de l’action, mais il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle en soit la causa efficiens.Footnote 58 La possibilité de la liberté n’implique pas que nous la trouvions réellement en nous, dans le devoir. Il est en effet impossible, selon Maimon, de prouver que ce que Kant appelle le fait de la liberté n’est pas le fruit d’une illusion, une fiction répondant à un besoin subjectif et explicable par des raisons psychologiques.Footnote 59 Maimon tient en effet la liberté pour « impossible », au sens précis de « non-représentable » (nicht darstellbar) dans le monde phénoménal,Footnote 60 et par conséquent le fait de la liberté pour douteux, car la seule méthode pour constater la liberté serait négative, par exclusion de tout autre mobile d’action, processus infini qui exige un entendement infini.Footnote 61 Sans donc contester la possibilité du fait de la liberté, le sceptique ne se sent pas habilité à trancher la question de son objectivité et laisse le point en suspens.

Ce doute d’ordre méthodologique concernant le soubassement scientifique de la morale kantienne, faute de genèse possible, ne conduit pas toutefois à un affaiblissement de l’engagement moral du sceptique, insiste Maimon, dès lors que la possibilité réelle du fait originaire a été établie ; et le sceptique, loin d’être un ennemi de la moralité, concourt tout autant que le kantien à l’établissement d’un ordre des fins.Footnote 62

5 Conclusion

Maimon est ordinairement classé parmi les postkantiens. Cette étiquette convient parfaitement, car, s’il est vrai que, dans son projet de « système de coalition », il se propose de corriger Kant notamment par Spinoza, Leibniz et Hume, le système de référence paraît bien désormais être celui de Kant, aux défauts duquel il s’agit prioritairement de remédier. La philosophie de Maimon tient en son essence en une correction critique du criticisme kantien et consiste à déplacer les bornes du savoir certain par la mise en évidence de certaines lacunes de la position kantienne.

La question de savoir si une telle philosophie mérite le qualificatif de « sceptique » que s’arroge Maimon est délicate. Ce n’est certainement pas le cas si l’on s’appuie sur la définition du scepticisme proposée en 1792 par Schulze dans son Énésidème.Footnote 63 Le scepticisme, soutient en effet Schulze, « ne consiste en rien d’autre qu’en l’affirmation que rien n’a été fixé selon des principes incontestablement certains et universels sur l’existence et la non-existence des choses en soi et de leurs propriétés, pas plus que sur les limites des facultés de connaître humaines ».Footnote 64 Selon une telle définition, le criticisme de Maimon tombe hors du scepticisme en ce qu’il reconnaît des limites fixées selon des principes incontestablement certains et universels.Footnote 65 Maimon admet en effet l’existence d’une science absolument certaine, les mathématiques, et l’ensemble de sa philosophie ne se comprend que sur cet horizon de certitude. Maimon croit en la raison pure, tant sur le plan théorique que pratique, et fait consister, après Kant, la tâche de la philosophie dans la fixation des limites de l’usage légitime de cette raison. Sans doute cantonne-t-il cet usage dans des bornes plus étroites que Kant, mais il ne laisse place à aucun doute dans la fixation de cette limite, qu’il prétend fonder sur une méthode scientifique, et la cartographie qu’il dresse du savoir humain, pour humble qu’en soit le résultat,Footnote 66 est tout entière ­marquée du sceau de la certitude. Enfin la position qu’il adopte lui offre un critère sûr pour exclure de l’alliance qu’il se propose de mener à bien sous le nom de « Coalitionssystem » certains systèmes, tel celui des « empiristes » qui ne concèdent aucun principe a priori, tant formel que matériel.

Ceci nous offre la transition pour revenir sur la question initiale de la place de Maimon dans le contexte de la crise de la notion d’Aufklärung qui se joue dans les années 1790. La figure de Maimon reste à notre avis profondément empreinte de l’humanisme des Lumières. Sa recherche passionnée d’une vérité certaine et universelle l’éloigne de l’orientation prévalant parmi les ténors prussiens de l’Aufklärung et son engagement vigoureusement anti-empiriste offre un rempart à la dissolution sceptique dénoncée notamment par Fichte comme la maladie de l’époque. D’un autre côté, s’il rogne radicalement les prétentions de la raison dans son application au domaine de l’a posteriori, c’est précisément au nom de la raison, porté par le désir d’en traquer toutes les impostures et aux antipodes d’un réflexe antirationaliste. Dans son geste le plus profond, la philosophie de Maimon est une instance critique de dénonciation de tous les abus, dans les domaines tant théorique que pratique, l’instrument d’un esprit vigilant, rebelle à toute contrainte, soucieux de préserver cette autonomie dont, par une humilité qui se veut scientifiquement fondée, il ne peut assurer que la possibilité réelle. En cela il est précisément fils des Lumières, à mi-chemin entre les deux camps qui se déchirent.