Conclusions
Quelles conclusions peut-on tirer de ces quelques observations? Allons du particulier vers le général.
-
5.1
L'instance productrice ne réussit pas à contrôler parfaitement les niveaux temporels sur lesquels elle se propose de construire le récit dela Symphonie pastorale. D'où une série de fautes qui se situent sur le plan de la logique du récit.
-
5.2
Plus la distance entre le temps de la narration interne et celui des événements narrés se rétrécit, plus la fréquence des erreurs augmente.
-
5.3
Si certaines fautes sont dues à la complexité de la diégèse intratextuelle, d'autres ne s'expliquent que par la position extratextuelle, réelle, du véritable sujet de l'élocution qui, dans sa situation de parole actuelle, ne parvient pas à s'exclure de l'univers fictionnel. Les conséquences de ces intrusions se manifestent notamment par une déictisation irrégulière qui rompt la logique de l'énoncé narratif.
-
5.4
Parmi ces dernières “erreurs”, il y en a qui constituent de véritables négligences. D'autres cependant, notamment les erreurs volontaires, doivent être vues comme des éléments essentiels dans la création esthétique qui soumet par là l'énoncé au pouvoir de l'instance supérieure de l'énonciation. Dans son discours littéraire, comme parfois ailleurs, André Gide passe par le “mensonge” pour dire sa vérité. Dans ce sens, ces erreurs sont révélatrices et contribuent à donnersens au texte.
-
5.5
En même temps, la transgression des règles de la déictisation temporelle met à jour le conflit entre les instances fictionnelles et celle du sujet originel de la communication. En faisant apparaître l'activité du sujet producteur dans l'ambiguïté discursive de la double référentiation, ces déictiques installent le discours dans l'ordre de lasubjectivité (la voix du Moi derrière les mots) et de l'intersubjectivité (participation au discours, obligation de chercher l'individualité indistincte du locuteur derrière sa “parole intermédiaire”).
-
5.6
Sur le plan de la critique littéraire, une telle analyse pose des problèmes de méthode. On est obligé non seulement d'élargir l'espace textuel aux métatextes, mais encore d'entrer dans le domaine privé de l'auteur. Réapparaissent alors les vieux dangers de l'explication de l'œuvre par l'homme et de l'identification du sujet de l'énoncé avec celui de l'énonciation. Il me semble pourtant inévitable qu'on transgresse les frontières de l'espace fictionnel aux moments où l'instance de l'énonciation, normalement cachée, s'introduit volontairement dans cet espace. Puisque ce sujet, dans sa situation de parole particulière, est relié, bien plus que celui de l'énoncé, au réel quotidien, il serait hypocrite de nier ce rapport que le texte lui-même nous oblige à prendre en considération. Pour le lecteur moyen ce problème n'existe pas; s'il est attentif, il sentira, au niveau profond, la présence de l'instance abstraite du Sujet qu'il constituera lui-même, à son gré, comme une position confuse, mais puissante derrière les mots lus.
-
5.7
Il va de soi que l'analyse de la seule déictisation temporelle dansla Symphonie pastorale ne permet pas de conclure à une véritable interprétation du texte entier. Pour cela, ces détails sont trop anecdotiques. Il faut plutôt les voir comme des symptômes qui prouvent de manière concrète l'existence dans le discours de certainestraces que le sujet y a laissées, subrepticement ou à son insu. Au niveau de l'interprétation, une démarche herméneutique les considérera comme faisant partie d'un système référentiel plus vaste où certaines manœuvres dedéictisation, demodalisation, demétadiscursivité, deréflexivité et d'intertextualité établissent un lien entre l'énoncé et l'énonciation sous-jacente (dans ce cas précis, par exemple, les nombreuses erreurs dans les citations bibliques, la valeur métadiscursive du discours rapporté, les variantes paratextuelles et, surtout, l'ironie). Dans un texte littéraire, il y a toujours des traces du sujet, des failles, des interstices dans l'écriture. Même s'il y manque les symptômes directs que j'ai relevés ici, il y a lessilences, les trous, les blancs, et, comme dans le cas de la parabole complètement détachée de son locuteur, l'implicite que nous savons. Dans la perspective d'une poétique de l'énonciation, c'est ce rapport entre le visible et l'invisible qui permet de saisir la causalité énonciative, l'intentionnalité discursive, bref le sens du texte, et qui en détermine finalement l'interprétation.
Pour finir, je ne peux pas ne pas relever la superbe figure réflexive par laquelle Gide, fin pédagogue, m'a poussé dans le sens que j'ai pris. A la dernière page du récit, l'interlocuteur (le fils, le lecteur) Jacques s'adresse au narrateur (le père, l'Auteur) en disant: “Il ne sied pas que je vous accuse; maisc'est l'exemple de vos erreurs qui m'a guidé” (p. 149).
Article PDF
Avoid common mistakes on your manuscript.
Author information
Authors and Affiliations
Additional information
Une première version de cette analyse a été proposée au Colloque “Herméneutique et Narratologie”, tenu à l'Université d'Anvers (Belgique) le 14 avril 1987.
Rights and permissions
About this article
Cite this article
Van Den Heuvel, P. Révélations d'un discours mensonger: Les déictiques temporels dansLa symphonie pastorale d'André Gide. Neophilologus 72, 366–375 (1988). https://doi.org/10.1007/BF02398443
Issue Date:
DOI: https://doi.org/10.1007/BF02398443