Introduction

Cet article aborde la question de la bienveillance en classe de mathématiques, sous un angle didactique. Il est important de souligner que cette thématique de la bienveillance enlever les guillemets, bien que de plus en plus mise en avant dans divers travaux (voir JCACS, 2019), n’était pas du tout initialement anticipée dans notre travail de recherche. Toutefois, au fil du temps, elle s’est imposée comme concept théorique porteur pour parler de certaines des retombées de nos travaux en salle de classe.

En effet, les enseignants des classes dans lesquelles nous travaillons ont rapidement mis en avant, de façon tant implicite qu’explicite, des retombées du travail que nous réalisons avec leurs élèves sur un certain climat de classe. Ces retombées sont alors petit à petit devenues un sujet central des interactions quotidiennes avec eux. Bien que fort loin des préoccupations scientifiques initiales de nos travaux de recherche centrés sur l’analyse des stratégies et compréhensions mathématiques des élèves, cet arrière-plan relatif aux retombées sur le climat de classe nous a convaincus de lui porter davantage attention. C’est ici que le concept de bienveillance est venu se greffer, comme concept théorique porteur pour aborder ce que soulignaient les enseignants relativement aux changements qu’ils constataient dans leurs classes. Nous avons donc entrepris d’analyser les propos des enseignants et les actions des élèves sous l’angle de la bienveillance, particulièrement en la conceptualisant d’un point de vue didactique.

L’article se divise en quatre parties. Dans une première partie, et pour offrir cet arrière-plan au lecteur pour la suite, une conceptualisation de la notion de bienveillance issue des travaux en éducation est offerte. Ce regard initial sur la bienveillance est présenté non pas comme si celle-ci avait eu un statut a priori dans nos analyses, mais plutôt comme un premier pas sur la question de la bienveillance en classe. Comme ce fut le cas pour nous, ceci permet que son sens se concrétise peu à peu au fil de l’article à travers des vignettes de classe et des exemples tirés des propos des enseignants. Tel que l’explique Papert (e.g. 1972), les exemples et illustrations se voient enrichis et leurs sens plus faciles à saisir si le lecteur possède déjà une compréhension relative à l’ancrage conceptuel recherché par leur présentation; en retour, les exemples et les illustrations de notre travail permettent aux affirmations théoriques (ici, concernant l’intérêt de convoquer le concept de bienveillance) de développer un sens concret pour le lecteur.

La deuxième partie de l’article présente la nature des travaux menés en classe de mathématiques avec les élèves et les objectifs scientifiques poursuivis, en plus d’offrir justement des exemples de vignettes représentatives du travail fait en classe avec les élèves. La méthodologie du Teaching Experiment (e.g. Steffe, 1983 1991), à travers ses orientations scientifiques et épistémologiques, complète cette deuxième partie, dans le but de spécifier les objectifs scientifiques du travail de recherche entrepris. La troisième partie fait intervenir ce que nous appelons des « retombées collatérales » de ce travail de recherche sur les élèves, soit sur leurs façons de faire les mathématiques en classe, sur leur engagement dans les tâches, sur leurs attitudes et motivations en mathématiques, etc. À travers une démarche empruntant à la théorisation ancrée (Strauss et Corbin, 1990), une analyse initiée à partir des propos de leurs enseignants est présentée pour saisir le sens de ces retombées collatérales chez les élèves. La quatrième partie offre une analyse et une compréhension de ces retombées collatérales, particulièrement en convoquant explicitement le concept de bienveillance. Mise en relation avec les dimensions initiales présentées dans la première partie, cette analyse des retombées permet de souligner la dimension didactique de cette bienveillance dans nos travaux, soit une bienveillance orientée vers l’avancement des mathématiques en classe.

Partie 1. Premiers pas d’une conceptualisation de la bienveillance en éducation

Selon le dictionnaire Larousse, la bienveillance est une « Disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui». Cette caractérisation commune de la bienveillance rejoint de plusieurs façons les préoccupations au centre des travaux réalisés en éducation autour du thème de la bienveillance. De manière générale, ces travaux font ressortir la notion de bienveillance comme une relation chaleureuse qui s’établit, s’alimente et se renforce au fil du temps entre deux ou plusieurs acteurs, ici un enseignant et ses élèves. En ce sens, la bienveillance est de nature relationnelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas attachée aux actions ou intentions d’une simple personne, mais est plutôt un attribut de la relation qu’elle entretient avec d’autres (Doré-Côté, 2007; Noddings, 1988). Ainsi, un enseignant n’est pas nécessairement bienveillant, mais c’est plutôt la bienveillance qui peut caractériser la relation qu’il entretient avec ses élèves. Ceci souligne que la bienveillance est une relation qui s’installe et prend sens dans le temps, à travers différentes occasions où les élèves et l’enseignant impliqués interagissent. Cette bienveillance n’est pas non plus momentanée, ni non plus jamais vraiment achevée, puisqu’elle se vit dans sa constante réponse à l’autre: elle se met en route à travers les relations entretenues.

De cette conceptualisation de la relation de bienveillance, les travaux réalisés en éducation soulèvent différentes dimensions qui encadrent et informent le travail de l’enseignant et sa relation éducative avec l’élève sous l’angle de la bienveillance. Ces dimensions agissent comme points d’ancrage permettant de donner un sens à la relation de bienveillance en salle de classe.

La bienveillance comme geste d’empathie et de réceptivité. Noblit et al. (1995) abordent la bienveillance à travers le sentiment de reconnaissance de l’autre, qui pousse à le comprendre, le valoriser et le supporter dans ce qu’il entreprend. C’est alors à travers l’empathie pour l’autre et envers ses besoins que la bienveillance est mise en route et entretenue. En classe, l’enseignant se met à la place d’un élève pour être attentif et pour comprendre son point de vue et certains de ses besoins spécifiques, qu’il pourra en retour valoriser par son écoute et son support. Noddings (1988) parle ici d’une affective awareness pour nommer cette prise de conscience des besoins et de la perspective de l’autre, élément central dans l’établissement et le maintien de cette relation de bienveillance. Reprenant les travaux de Rogers (1961) sur le unconditional positive regard, Baker et al. (2019) soulignent l’importance de développer ce regard positif envers les élèves, pour se mettre à leur place et considérer positivement leurs apports et leurs actions; produisant ce que Markle (2019) nomme un espace qui soutient la capacité à faire et à réussir de l’autre. Cette démarche envers ce que fait l’élève est aussi abordée par Duval (2018), dans une optique où en tant qu’être humain l’élève mérite ce respect et cette empathie en classe. C’est par son ouverture et réceptivité envers l’élève que l’enseignant initie la relation de bienveillance, qui en retour est complétée et maintenue par la réceptivité de l’élève face à cette ouverture de l’enseignant.

La bienveillance comme inclinaison à prendre soin de l’autre. Les travaux de Noddings (1984 1998) sur la notion de caring soulignent l’importance pour l’enseignant de vouloir le mieux pour l’élève et de s’y attarder; insistant sur l’impact de cette dimension sur l’estime de soi de l’élève, voire sur sa réussite scolaire. Noddings (1992) parle alors en termes de chaleur humaine, où un des acteurs prend le rôle d’émetteur et l’autre le rôle de récepteur. En contexte scolaire, l’enseignant comme émetteur de cette chaleur veut le bien de l’élève, qui en retour reçoit cette dite chaleur en étant et en se sentant supporté. Reto (2018) souligne l’importance de ce désir de voir l’autre réussir et s’épanouir pour caractériser le regard sur l’autre qu’implique la relation de bienveillance. Elle parle de la relation de bienveillance en contexte éducationnel dans une préoccupation de soutenir la réussite éducative des élèves. Reprenant les travaux de Noddings, Long (2008) a abordé l’importance de la prise en compte soignée et attentive des erreurs commises par les élèves en classe de mathématiques, où celles-ci offrent des moments charnières de caring pour faire grandir l’élève et le supporter dans son développement. La relation de bienveillance sous-tend ainsi une volonté que l’autre se sente bien, un souhait qui se développe en harmonie avec les particularités et les besoins de l’autre.

La bienveillance à travers les interactions. La bienveillance en classe est présentée comme une dimension interactionnelle, prenant forme dans les interactions entre l’enseignant et ses élèves où la communication est valorisée, des deux côtés. Doré-Côté (2007) explique que la possibilité de communication entre un enseignant et ses élèves est une condition nécessaire pour qu’une relation de bienveillance se développe, et Noddings (1988) parle d’occasions qui peuvent être saisies pour initier et soutenir cette même relation de bienveillance. En ce sens, la relation de bienveillance est favorisée dans les classes où les interactions sont maximisées et encouragées. Pour Noddings, les méthodes d’enseignement qui placent les élèves dans une position active et où les interactions sont nombreuses permettent l’installation d’une relation de bienveillance, à l’instar d’un modèle d’enseignement davantage axé sur la transmission de contenus où les interactions sont moins présentes. Dans ces classes où les interactions sont minimisées, voire découragées, la relation de bienveillance peut alors difficilement se développer. En ce sens, la relation de bienveillance exige et se bâtit à travers ces possibilités d’échanges de part et d’autre des parties impliquées et s’impliquant dans la relation de bienveillance. Reto (2018) ajoute que la bienveillance est toujours traduite en termes d’actions qui contribuent à maintenir une relation entre ses acteurs. Elle parle de la relation de bienveillance en termes de potentialité ou de « germe » qui offre la possibilité d’être réalisée à travers les opportunités d’interactions. Noddings (1992) pointe même vers une nature continue et circulaire de la bienveillance entre l’enseignant et les élèves qui, à travers leurs (ré)actions régulières, nourrissent et motivent cette relation de bienveillance qui prend force au fil de leurs possibilités d’interactions. C’est en ce sens que Noddings (1992) explique que la relation de bienveillance est initiée, complétée et maintenue au fil des interactions et n’est pas détenue par un des acteurs à un moment ou à un autre.

La bienveillance comme acte démocratique. Alignée à cette dimension interactionnelle, la bienveillance est aussi vue sous son angle démocratique, où une place est laissée à l’élève et à ses idées, et non uniquement à celles de l’enseignant, qui sont écoutées et reconnues à travers la mise en place d’un dialogue en classe (Baker et al., 2019; Noddings, 1988). L’allègement des jeux de pouvoirs en classe et la question de l’autorité de l’enseignant sont aussi mis en avant comme participant directement à la mise en place d’un climat de bienveillance envers les élèves (Andersson et Wagner, 2019). La bienveillance est ici caractéristique d’une relation pour laquelle chacun des acteurs participe à sa façon et où sa place est reconnue. Doré-Côté (2007) parle de réciprocité pour qualifier l’implication nécessaire de chacune des parties, de l’enseignant et de l’élève par exemple, dans la relation de bienveillance. Les deux acteurs de la relation peuvent (ou pas) adopter des comportements qui entretiennent ou mettent fin à la relation de bienveillance. Ceci souligne un deuxième aspect au sens démocratique: non seulement une place est laissée à l’élève et à ses idées, mais aussi relativement à sa volonté de participer. Noddings (1988) distingue ici the one caring et the one cared for dans cette relation, et explique que bien que le premier initie la relation de bienveillance, le second doit y être réceptif et y répondre pour permettre à cette relation de bienveillance de se développer. Ainsi, l’unique proposition de relation bienveillante de l’enseignant n’est pas suffisante, car elle doit être entretenue et maintenue; l’élève devant accepter d’entrer dans cette relation de bienveillance et y contribuer. Elle explique que, dans le cas d’un enseignant et d’un élève par exemple, l’enseignant peut encourager ou féliciter un élève qui, à son tour, a le choix de répondre positivement à cette attention et de participer autant que de contribuer à cette relation de bienveillance, qui lui appartient tout autant. Cette bienveillance est démocratique, car elle implique que les deux acteurs ont leur « mot à dire» quant à la relation qu’ils entretiennent: la relation de bienveillance ne peut être imposée ni maintenue sans la participation de chacun des membres de la dyade.

La bienveillance à travers la coopération et la collaboration. Anderson et Wagner (2019) parlent de la classe de mathématiques comme d’un espace à l’intérieur duquel des relations (positives ou négatives) entre enseignant-élèves et élèves-élèves prennent forme. Ils abordent cette dimension de la bienveillance à travers le rôle que la classe peut jouer pour vaincre la solitude et l’intimidation chez les élèves. La classe apparaît alors comme un contexte pour instaurer des relations de coopérations positives entre les élèves, à travers des patterns d’interactions favorables. Réto (2018) pointe dans la relation de bienveillance une volonté de « construire des collectifs » qui amène à établir des biens communs. C’est ainsi à travers une solidarité et cohésion avec l’autre, pour faire quelque chose de plus grand que soi, que la relation de bienveillance se met en route et s’entretient. Noddings (1988) parle aussi de bienveillance en termes d’occasions à saisir pour ouvrir et encourager le dialogue et la coopération-collaboration entre l’enseignant et ses élèves, pour leur permettre de s’impliquer dans le processus. L’enseignant n’enseigne pas indépendamment des élèves dans la classe et peut saisir les opportunités de bienveillance en étant réceptif et à l’écoute des contributions des élèves: ceci pointe sur l’importance du faire-ensemble, soit de la collaboration entre les élèves et l’enseignant dans ce qui est fait en classe.

Complémentaires, ces cinq dimensions en s’entrecroisant offrent une lunette à travers laquelle considérer les questions de bienveillance en salle de classe. En retour, ces dimensions permettent dans ce qui suit de mieux comprendre comment le concept de bienveillance apparaît porteur pour donner un sens aux retombées des travaux de recherche que nous menons en classe de mathématiques. Ces dimensions permettent de concevoir sous l’angle de la bienveillance plusieurs des actions posées et les retombées de celles-ci chez les élèves. La deuxième partie offre des explications sur la nature de nos travaux de recherche et leurs objectifs.

Partie 2. Contexte des travaux de recherche menés en classe de mathématiques

Une partie des travaux de recherche que nous conduisons au sein de notre laboratoire de recherche (www.leam.uqam.ca) est centrée sur l’investigation de l’activité mathématique des élèves.Footnote 1 Cet intérêt de recherche nous mène à intervenir comme chercheurs à travers des Teaching Experiments directement dans les classes de mathématiques, pour explorer dans l’action les façons qu’ont les élèves d’aborder et de résoudre des problèmes, c’est-à-dire les questions qu’ils se posent et leurs idées, stratégies, raisonnements et compréhensions mathématiques. Nous collaborons de façon régulière avec des enseignants de mathématiques, du primaire au secondaire, qui nous invitent dans leurs classes afin d’expérimenter différentes approches de résolution de problèmes et pour interagir, analyser et réfléchir avec nous à propos des mathématiques qui sont produitesFootnote 2 durant ces séances en classe. Nos travaux dans les classes des enseignants ne veulent pas être intrusifs sur le fonctionnement habituel de celles-ci. Avec les enseignants, nous convenons de suivre leur planification scolaire et de nous insérer, lors de nos visites, à l’endroit où ils sont rendus en mathématiques avec leurs élèves. Ainsi, les thèmes mathématiques à aborder et les tâches à donner aux élèves sur ces thèmes sont toujours discutés et choisis par et avec les enseignants travaillant avec nous. Les tâches utilisées proviennent parfois de notre matériel et parfois du leur. Par cet intérêt d’alignement avec le travail quotidien dans leur classe, les tâches utilisées sont directement (ou encore s’apparentent à) celles que les enseignants utilisent dans leur quotidien avec leurs élèves; la différence étant ici qu’elles sont pilotées par nous dans le cadre de nos Teaching Experiments. Ces tâches sont généralement simples, ressemblant davantage à de courts problèmes en mots ou encore à des exercices, et non pas à des situations-problèmes élaborées ou complexes (les vignettes qui suivent offrent un aperçu du type de tâches utilisées).

L’organisation des séances en classe s’apparente à celle proposée par Douady (1994) et suit normalement le même format: le chercheur-enseignant propose une tâche aux élèves (écrite au tableau, donnée oralement ou encore sur papier, selon la nature de la tâche) et pour laquelle un temps variable est accordé pour résoudre (seuls ou en équipe). Ces tâches à résoudre jouent le rôle de déclencheurs, de points de départ, pour les explorations mathématiques des élèves. Une fois la tâche résolue, les élèves sont invités, en plénière, à expliquer leurs stratégies et solutions à la classe, toujours en explicitant et justifiant leurs raisonnements. Les élèves sont aussi amenés à interagir entre eux à propos des stratégies et des solutions mathématiques offertes, à poser des questions, à compléter les idées, à faire des liens entre les solutions, etc. Les séances plénières sont structurées autour et à partir des interactions ayant cours en classe (i.e. entre chercheur-enseignant et élèves ou entre élèves) au sujet des stratégies, solutions et idées offertes. Ces interactions provoquent fréquemment, en retour, de nouvelles investigations, où les élèves sont invités à creuser des idées et questions émergentes (Cobb et al., 1994), ici encore seuls ou en équipe.

Les travaux dont il est question dans cet article se sont déroulés sur une année scolaire complète, dans une école du primaire et une du secondaire, où trois classes de 5e année (10–11 ans), une classe-double (52 élèves) de 6e année (11–12 ans), et trois classes de 2e secondaire (13–14 ans) participaient au projet avec leurs enseignants (en tout, 56 séances de Teaching Experiment ont été pilotées en classe sur l’année). À chaque semaine (le jeudi), nous avons travaillé les matins dans les classes et en après-midi avons conduit une rencontre collective avec les enseignants, en alternant avec le primaire et le secondaire: une semaine les travaux étaient en classe du primaire le matin et la rencontre avec les enseignants du secondaire l’après-midi, la semaine suivante nous intervenions dans les classes du secondaire le matin avec une rencontre avec les enseignants du primaire en après-midi. Une fois par mois, l’ensemble des enseignants du primaire et du secondaire étaient réunis pour une rencontre collective. Toutes ces diverses rencontres avec les enseignants représentent des occasions de planification des séances futures en classe (choix des thèmes et tâches, suivi des événements, adaptation de l’approche, etc.), mais aussi de faire un retour sur les séances précédentes. Lors de chacune des séances en classe, les enseignants-responsables agissent comme observateurs, tout comme deux ou trois autres enseignants et conseillers pédagogiques participant au projet qui sont aussi présents comme observateurs (à quelques occasions, ces observateurs sont aussi intervenus auprès des élèves, soit pour leur poser une question ou encore répondre aux leurs). En tout, onze enseignants ont participé au projet avec leurs classes (trois enseignantes de 5e année et deux stagiaires, deux enseignantes de 6e année et leurs stagiaires respectifs, un enseignant de 2e secondaire et son stagiaire) et une conseillère pédagogique, en plus de visites occasionnelles de trois autres conseillers pédagogiques (du primaire et du secondaire) venus observer nos travaux en classe et participer aux rencontres de suivi avec les enseignants.

Dans le but de donner une idée plus concrète du travail fait en classe avec les élèves, et de contextualiser la suite des explications sur notre contexte de recherche, deux vignettes sont proposées dans ce qui suit (et servent de point de départ pour les analyses subséquentes reliées à la bienveillance dans les Parties 3 et 4).

Vignettes de classe

Les vignettes qui suivent offrent un aperçu de la nature des explorations et interactions mathématiques ayant lieu lors des Teaching Experiments que nous menons en classe. Elles proviennent de deux classes de 5e année (10–11 ans). Ces vignettes illustrent aussi comment les productions mathématiques des élèves sont traitées lors du travail fait avec eux. Dans les séances, les productions mathématiques des élèves sont toujours prises au sérieux et ne sont jamais mises de côté d’emblée parce qu’elles semblent fausses ou comporter des dimensions erronées. Toutes les productions mathématiques des élèves, autant celles qui peuvent sembler « sans faute » ou inappropriées, sont à creuser en étant justifiées, expliquées, validées, etc., pour en saisir le sens et la nature des idées mathématiques qui les soutiennent – soit le cœur de l’objectif scientifique de la recherche.Footnote 3

figure a
figure b
figure c
figure d

Orientations méthodologiques, scientifiques et épistémologiques des travaux de recherche conduits en classe

Une majeure partie de notre travail de recherche est centré sur l’investigation de ce que Steffe (2007 2010) appelle Children mathematics, soit les idées, solutions et stratégies mathématiques des élèves déployées pour explorer et résoudre des problèmes. Cet intérêt scientifique pour les mathématiques des élèves, tel que l’explique Steffe (ibid.), repose sur l’idée que les productions qu’ils offrent en classe sont (des) mathématiques, qu’elles sont appuyées par un rationnel mathématique qu’il est possible et même nécessaire d’investiguer:

Children mathematics is mathematics. Because you look for a rational system that would explain that mathematics […] and if you can formulate rational systems that are mathematical-like, than this constitutes legitimate mathematics. It’s internally consistent and not contradictory. Now people say kids make errors all the time, well that’s because you don’t understand where they’re at, and you don’t understand the internal workings of those kids well-enough. (Steffe, dans Moore, 2017)

Tel que l’explique ici Steffe, cet intérêt envers les mathématiques des élèves ne présuppose pas que tout ce qu’ils font est « bon », mais plutôt de voir que ce qu’ils offrent est sensé et possède une valeur mathématique. L’intention du chercheur-enseignant ici est de saisir et d’analyser les compréhensions des élèves, le rationnel derrière leurs façons de faire les/en mathématiques, de mettre à jour leurs cohérences. Ces investigations se réalisent à travers ce que Steffe (e.g., 1983, 1991; Cobb et Steffe, 1983; Steffe et Thompson, 2000) nomme des Teaching Experiments, qui permettent à ces productions de voir le jour et d’être investiguées et creusées.

Durant le travail en classe avec les élèves, et dans le but de répondre aux objectifs de recherche autour de l’investigation de l’activité mathématique des élèves, le rôle central du chercheur-enseignant, tel que Steffe l’explique, est de pousser plus loin et de creuser les idées des élèves en cours de résolution. Par des questions, des reformulations, des commentaires, des comparaisons entre solutions, des demandes de clarifications et des relances, le chercheur-enseignant engage les élèves à formuler leurs idées mathématiques et à approfondir le sens donné à celles-ci. L’objectif scientifique est de stimuler l’avancée des mathématiques produites par les élèves afin de mieux les comprendre à travers le Teaching Experiment.Footnote 4

Pour Steffe, la relation qui s’établit en classe entre le chercheur-enseignant et les élèves est cruciale. À travers ses interactions continuelles, ses commentaires, ses questions, ses reformulations, le chercheur-enseignant exprime aux élèves son réel intérêt pour leurs (productions) mathématiques: leurs idées, leurs stratégies, leurs raisonnements, leurs compréhensions, etc. Son intention, son rôle, n’est pas de cacher les « bonnes » réponses aux élèves, ni de leur faire « découvrir par eux-mêmes » une stratégie préalablement visée ou encore de vérifier si les élèves sont capables de résoudre le problème de la bonne façon. L’intention du chercheur-enseignant est scientifique, c’est-à-dire de creuser, investiguer et stimuler les productions mathématiques des élèves, et ce, pour mieux les comprendre.

Beaucoup a été écrit sur le Teaching Experiment, et par Steffe lui-même, et il est illusoire de vouloir retracer tous les fondements, intentions et retombées de cette méthodologie. Toutefois, de ce qui a été explicité plus haut et pour aborder les orientations scientifiques du Teaching Experiment, nous soulignons dans ce qui suit quatre dimensions qui apparaissent centrales aux travaux fondateurs de Steffe en lien avec les nôtres. Ces dimensions offrent un contexte conceptuel pour comprendre la position épistémologique et méthodologique qui ancrent notre travail de recherche réalisé avec les élèves et donc le travail du chercheur en salle de classe.

Importance que le chercheur soit enseignant

L’idée que le chercheur intervienne directement avec les élèves en adoptant un rôle d’enseignant est un aspect central du Teaching Experiment pour Steffe. Cette proximité lui donne un accès privilégié et de l’intérieur, donc contextualisé à la classe, aux productions mathématiques des élèves: « A […] reason for acting as teachers stems from the importance we attribute to the context within which the child constructs mathematical knowledge. » (Cobb et Steffe, 1983, p. 84). Ce contact direct avec les élèves et leurs productions mathématiques lui permet de les creuser et de les pousser pour en développer une meilleure compréhension et aussi les investiguer en temps réel.

A primary purpose for using teaching experiment methodology is for researchers to experience, firsthand, students’ mathematical learning and reasoning. Without the experiences afforded by teaching, there would be no basis for coming to understand the powerful mathematical concepts and operations students construct or even for suspecting that these concepts and operations may be distinctly different from those of researchers. (Steffe et Thompson, 2000, p. 267)

Cette proximité du chercheur avec les productions des élèves est un élément fondamental pour aborder scientifiquement de la façon la plus fine possible, et de l’intérieur, les questions de recherche autour des mathématiques des élèves. Une entrée uniquement théorique sur les compréhensions des élèves est jugée insuffisante pour comprendre en profondeur les mathématiques des élèves: « The insufficiency of relying solely on a theoretical analysis serves as one reason for our belief that researchers must act as teachers. » (Cobb et Steffe, 1983, p. 84).

Co-influence du chercheur-enseignant dans le travail de l’élève

Pour Steffe, les compréhensions que les élèves développent en classe sont grandement influencées par l’enseignant et sont marquées des expériences vécues avec lui: « Our emphasis on the researcher as teacher stems from our view that children's construction of mathematical knowledge is greatly influenced by the experience they gain through interaction with their teacher. » (Cobb and Steffe, 1983, p. 83). Cette place du chercheur-enseignant est caractérisée par un engagement dans l’action avec les mathématiques des élèves, qui implique en retour des interventions spontanées de la part du chercheur-enseignant:

If the researchers knew ahead of time how to interact with the teaching experiments’ students and what the outcomes of those interactions might be, there would be little reason for conducting a teaching experiment. So, frequently, the researchers are obliged to engage in responsive and intuitive interactions with the students when they are, in fact, puzzled about where the interactions are headed. (Steffe et Thompson, 2000, p. 278)

Ce travail sur-le-champ provoque une interdépendance entre les interventions du chercheur-enseignant et celles des élèves, et en retour des actions des élèves sur celles du chercheur-enseignant. Le maillage qui se définit à travers leurs interactions façonne le déroulement des événements de classe et constitue un point de référence pour mieux saisir les mathématiques qui sont produites par les élèves, soit leur contexte, leur nature, leur provenance et leur sens.

At every point when interacting with students in a teaching experiment, the students’ and teacher’s actions are codependent. The realization that the researchers are participants in the students’ constructions and the students are active participants in the researcher’s constructions is precisely what recommends the teaching experiment methodology. Rather than being regarded as a weakness of the methodology, it is one of its greatest strengths because it provides researchers the possibility of influencing the education community’s images of mathematics teaching, learning, and curricula. (Steffe et Thompson, 2000, p. 301)

Plonger les élèves dans une expérience mathématique spécifique

Par son écoute et son intérêt envers les productions mathématiques des élèves – ce qui l’amène à formuler plusieurs questions, demander des clarifications, pousser les idées à leurs limites, etc. – le chercheur-enseignant crée un contexte mathématique particulier.

To view students as important others who have a mathematics that is indeed worth knowing represents a general change of paradigm. The focus is shifted from the teacher, not to the student, but to the interactive communication that transpires between teachers and students, among students, or among teachers. (Steffe, 1991, pp. 188-189)

Les mathématiques qui sont produites, développées et explorées sont contingentes à ce contexte spécifique, qui prend forme à travers les interactions entre le chercheur-enseignant et les élèves. Le caractère spécifique de ce contexte et l’expérience propre qui y est façonnée représentent des dimensions à prendre en compte dans la compréhension de l’activité mathématique qui en émerge.

By acting as teachers, and by forming close personal relationships with children, we help them reconstruct the contexts within which they learn mathematics. In particular, we help them differentiate between the contexts of doing mathematics in class and doing mathematics with us. This is essential given our objective of exploring the limits and subtleties of children's creative possibilities in mathematics. (Cobb et Steffe, 1983, p. 85)

Faire avancer et pousser les productions mathématiques des élèves

C’est dans ce contexte spécifique que le chercheur-enseignant cherche à stimuler et à comprendre les productions mathématiques des élèves. Ses interventions, questions, reformulations, et réactions aux explorations des élèves constituent sa méthode pour amener les compréhensions des élèves le plus loin possible, voire pour les pousser à leurs limites, pour pouvoir ensuite les étudier.

Our methodology for exploring the limits and subtleties of children's construction of mathematical concepts and operations is the primary object of attention in this paper.

(Cobb et Steffe, 1983, p. 83)

The formulation and tests of hypotheses involve initiating probes that might stretch the child to the limits of his or her conceptual adaptability and endurance.

(Steffe, 1991, p. 178)

Ces limites mathématiques des productions des élèves sont les objets d’exploration du chercheur-enseignant, qui tente de leur donner un sens qui est propre au contexte dans lequel elles se sont formées. Ces limites ne sont pas prédéfinies sur la base d’un cadre mathématique extérieur qui serait imposé et pré-tracé: elles émanent plutôt de l’avancement des mathématiques produites dans l’expérience de la classe elle-même.

C’est cette orientation, au cœur de cette méthodologie dite vivante (Steffe et Thompson, 2000, p. 273), qui guide le travail du chercheur-enseignant en classe. Toutefois, cet intérêt scientifique envers les mathématiques produites par les élèves n’est pas neutre: les enseignants des classes dans lesquelles nous intervenons nous ont rapidement expliqué que nos actions ont un impact direct sur les façons de faire des mathématiques des élèves en classe. La troisième partie aborde ces éléments à travers les propos des enseignants.

Partie 3. Retombées collatérales perçues par les enseignants du Teaching Experiment

Tel que souligné, les travaux menés dans cette recherche ont impliqué des rencontres quotidiennes de planifications avec les enseignants des classes dans lesquelles nous intervenons. Dès la première de ces rencontres, les conversations ont très rapidement pris une tangente imprévue. Centrées sur l’atmosphère de la classe mise en avant dans nos Teaching Experiment, et les façons de s’engager des élèves dans ces séances, les discussions ont fait ressortir des retombées relativement à l’attitude des élèves en classe, à leur engagement, à leur motivation, etc. Il nous a donc semblé de plus en plus évident que notre intérêt scientifique envers l’investigation des mathématiques des élèves en contexte de Teaching Experiment produisait « plus » selon les enseignants: il générait une écoute des élèves ayant en retour un impact direct sur la dynamique de classe. Parce que ces discussions sur ce type de retombées sont devenues récurrentes au fil des rencontres, l’analyse de cette dimension s’est imposée à nous d’elle-même.

Pour réaliser l’analyse de cette dimension relative à la dynamique de classe, nous sommes partis des propos des enseignants recueillis à travers les 10 rencontres réalisées avec eux sur l’année scolaire. À partir d’une démarche d’analyse inductive inspirée de la théorisation ancrée (codages répétitifs, conceptualisations et catégorisations émergentes; voir Strauss et Corbin, 1990), le discours des enseignants a été analysé pour faire ressortir une catégorisation au niveau des retombées de ce travail de recherche sur la dynamique de classe. Dans un premier temps, puisque les rencontres collectives touchaient plusieurs sujets, les extraits pour lesquels une discussion relative aux retombées sur la dynamique de classe ont été ciblés. Dans un deuxième temps, une catégorisation initiale a été développée sur la base des extraits des trois premières rencontres avec les enseignants, pour guider la lecture subséquente des extraits ciblés. Cette catégorisation initiale a fait ressortir trois types de retombées: les élèves ont une voix en classe, les élèves se sentent dans un espace sécuritaire, les élèves démontrent de l’intérêt envers les mathématiques. Dans un troisième temps, à partir de ces trois premières catégories, tous les extraits des rencontres comprenant des propos relatifs aux retombées sur le climat et la dynamique de classe ont été analysés. Cette analyse a permis de raffiner la troisième catégorie obtenue en la scindant en deux, soit les élèves ont du plaisir à faire des mathématiques et les élèves s’engagent et offrent leurs idées. Cette nouvelle catégorisation de quatre types de retombées a été, dans un quatrième temps, réappliquée à nouveau sur l’ensemble des extraits pour confirmer les catégories et catégoriser les propos. Au final, tous les propos relatifs à la dynamique de classe ont été organisés à travers les quatre catégories, où certains propos ont parfois été placés simultanément dans plus d’une catégorie. Voici dans ce qui suit une description des catégorisations retrouvées dans le discours des enseignants, avec des exemples d’extraits verbatim à l’appui pour expliciter la nature des propos des enseignants.

Les élèves ont une voix en classe

Une première retombée soulignée par les enseignants est que les élèves ont une voix en classe durant les séances, où ils se font donner le droit de parole et où leurs interventions sont prises en compte et influencent le déroulement des explorations mathématiques de la classe. Les enseignants notent que plusieurs élèves, qui sont normalement plus silencieux, prennent maintenant la parole et offrent des réponses, expliquant leurs stratégies.

2017-10-26 (32:21)Footnote 5

Ch.-ens. : Toi Luc tu [m’as dit que tu] as des élèves qui parlent soudainement.

Luc : Oui, oui, moi j’en ai qui sont muets depuis le début de l’année, mais quand tu es là, là ils ont une voix !

2017-11-23 (10:00)

Zora : [Dans la classe], mis à part 4 ou 5, les gars étaient vraiment très engagés.

Ch.-ens. : Il y en a toujours qui ne parlent pas, mais bon.

Zora : ils ne parlent pas mais ils sont quand même impliqués cognitivement, ils sont là, ils écoutent, et tu vois qu’ils réfléchissent et tout ça.

[…]

Nathan : je trouve qu’il y a plus de gars qui ont participé, si je compare à mes cours par exemple, en général […] les gars je trouve que c’était plus généralisé, ce n’était pas toujours mes mêmes à moi que quand moi je donne mes cours c’est eux qui lèvent la main […]

L’ouverture envers les productions mathématiques des élèves, générée par l’intérêt scientifique du chercheur-enseignant, amène les élèves à prendre leur place et à s’exprimer dans la résolution des tâches présentées. Les enseignants ont exprimé à plusieurs reprises qu’ils trouvaient que leurs élèves avaient non seulement une place, mais qu’ils osaient maintenant prendre cette dite place et qu’en faisant ceci ils avaient une voix (mathématique) en classe.

2017-12-14 (25:41)

Isalie : Je pense qu’il y a quand même un climat [d’ouverture et d’interactions…] quand un élève amène une idée, une procédure, une réflexion et façon de faire, et là un autre n’est pas d’accord, etc. Je suis allée à la pêche ce matin, par curiosité […] pour savoir comment ils trouvaient ça [la recherche] jusqu’à maintenant et j’en ai qui me l’ont dit. J’en ai un, Maxime, il m’a vraiment dit ça, les mots qu’il a dit c’est « Ah mais lui, il est ouvert… » Je ne sais pas s’il voulait dire « lui ! »

Autres enseignantes : (rires)

Isalie : « Il est ouvert à toutes nos réponses » […] Et ça ils appréciaient vraiment ça. Et il y en a d’autres qui ont dit, je crois que c’est Jean, « C’est le fun parce qu’on fait comme des débats. ». Dans le fond il veut dire, comme, quand un amène une idée, l’autre dit « non c’est pas vrai, je pense pas la même affaire », et là sont obligés [de débattre]

Béatrice: Ils sont confrontés à leurs idées, ils aiment ça.

Les élèves se sentent dans un espace sécuritaire

Une deuxième retombée du travail fait en classe est que les élèves se sentent dans un espace sécuritaire. À titre d’exemple, les enseignants soulignent que les erreurs des élèves ne sont pas ridiculisées ou rabrouées comme étant inadmissibles et insensées. Comme toute production d’élèves, adéquate ou non, elles sont considérées et fouillées sérieusement.

2017-10-26 (23:28)

Ch.-ens. : Mais ça c’est une situation dans laquelle les élèves étaient très à l’aise à proposer une erreur et puis après à dire « hé, ça marche pas » et puis ensuite retourner s’asseoir mais sans malaise.

Irène : Moi je pense que le fait que toi tu prennes tout ce qu’ils disent et que tu l’écrives

Béatrice : Ils réalisent que c’est pas grave s’ils se trompent

Irène : C’est ça ! C’est comme pas grave, tandis que souvent on va être porté à dire

Béatrice : « t’es sûre ? »

Irène : « non, non, ça marche pas ! » (rires) « on va choisir quelqu’un d’autre ! »

Les enseignants expliquent que ceci fait en sorte que l’atmosphère n’est pas menaçante et que plusieurs élèves osent proposer leurs idées, même s’ils ne sont pas certains de la validité de leurs réponses. En toutes situations, ils ne se sentent pas idiots et voient qu’ils peuvent essayer d’explorer les idées et participer aux avancées mathématiques des séances.

2017-11-16 (20:52)

Isalie : J’aurais le goût de croire qu’à moyen-long terme ces enfants-là se [questionnent et réfléchissent] plus. Et là en même temps, [avec toi] ils sont dans le contexte parfait pour…

Béatrice : …que tu ne peux pas juste [donner la réponse]

Isalie : …se poser des questions, réaliser que « il me demande tout le temps pourquoi ». Et là ils le font verbalement, ce n’est pas menaçant, ce n’est pas une évaluation, tranquillement ce que ça fait…

Béatrice : Et au-delà de ça « c’est l’fun [pour eux] », parce qu’ils ne veulent pas arrêter, ils veulent continuer, donc ils aiment ça faire ça là.

Isalie : c’est ça.

Irène : et ils n’ont jamais l’impression que ce qu’ils ont dit c’est nono…

L’accueil des productions et réflexions mathématiques des élèves lors des séances – la réceptivité envers leurs diverses stratégies – les amène à se sentir en confiance et à oser proposer des raisonnements originaux, à risquer le partage de solutions encore en construction, incomplètes ou même erronées. Lors des retours avec les enseignants, l’impact de la création de cette zone sécuritaire, de ce climat de confiance, est palpable pour eux.

2017-11-30 (4:00)

Ch.-ens. : Dans les deux groupes ce matin […] certains ont décidé de comprendre différemment la tâche.

Irène : alors que moi je dirais qu’ils n’ont pas écouté la question !

Ch.-ens. : ah, ben ça…

Irène : C’est ça que je dis et c’est ça qui fait que t’es winner dans notre classe, c’est qu’ils [les élèves] n’ont jamais l’impression que ce qu’ils font…

Nathan : …d’être dans le champ

Les élèves ont du plaisir à faire des mathématiques

Une troisième retombée est relative au fait que les élèves ont du plaisir à faire des mathématiques. Les enseignants nous disent voir leurs élèves aimer le travail mathématique fait dans les séances, où ils développent une envie et un plaisir à comprendre et à en savoir plus en mathématiques.

2017-11-23 (15:38)

Michelle : Il y avait un petit jeune à un moment donné dans ce groupe qui dit « Ah, mais pourquoi on veut savoir ça ?! »

Ch.-ens. : ouais, c’est ça…

Michelle : et l’autre petit jeune à côté de moi il dit : « Ah, tais- toi, on veut juste le savoir ! ».

Autres enseignants : (rires généralisés)

Ch.-ens. : ah c’est intéressant !

Michelle : Je l’ai noté parce que moi ça m’a frappée, c’est comme si lui ça, il ne se préoccupe de « pourquoi je veux savoir », « je veux juste le savoir ».

Les élèves en deviennent motivés, où ils développent dans ce climat de travail un engouement à faire des mathématiques, à argumenter, à se questionner, etc.

2017-10-26 (1:19:41)

Zora : […] il y a cette dimension-là de voir que les élèves ont du plaisir à s’obstiner, à discuter mathématique, à argumenter, je trouve que c’est un aspect […] si par moment ils ont du plaisir à faire des mathématiques, à discuter de mathématiques, je pense qu’on gagne à long terme, parce qu’en maternelle et 1e année tous les enfants capotent à faire des mathématiques, il n’y a pas personne qui fait « beuh… » quand l’enseignant dit qu’on va faire des maths, mais je pense que Nathan [enseignant de secondaire 2] est confronté à des élèves qui [fait un signe montrant que les élèves n’aiment pas]…

Une des dimensions qui ressort des échanges avec les enseignants est donc au niveau du plaisir et de la motivation des élèves à faire des mathématiques durant les séances de Teaching Experiment conduites avec eux. Les élèves sont investis et expriment aimer le type de travail mathématique qui est fait avec eux.

2017-11-16 (2:25)

Irène : J’apprécie énormément quand tu es là, les élèves l’ont démontré aussi, je pense. Ils étaient prêts à continuer après la récréation parce qu’on n’avait pas finalisé. Donc je le sais que les élèves vont chercher beaucoup [de choses dans ce travail].

Les élèves s’engagent et offrent leurs idées

Une quatrième retombée est que les élèves s’engagent et offrent leurs idées en séance. Les enseignants notent que ceux-ci se mettent au travail, embarquent de façon importante dans les activités proposées et s’essaient à tenter des réponses de toutes sortes. En bref, les enseignants notent que leurs élèves sont très impliqués: ils écoutent, répondent, posent des questions, interrogent les autres, etc., particulièrement lorsqu’ils ont la possibilité de penser par eux-mêmes.

2017-12-14 (1:30:30)

Zora : Moi ce qui me frappe le plus c’est l’engagement, l’engagement des élèves, c’est ça qui me frappe le plus, c’est ça qui m’encourage le plus, mais qui, je sais pas, me donne le goût de poursuivre dans ce genre de projet-là avec d’autres classes. De les voir, de les voir vouloir s’exprimer, et puis…

Irène : comprendre

Zora : oui ! et puis je trouve ça vraiment beau et plus ça va, plus tu le sens ce désir-là de vouloir… par eux-mêmes ils vont en venir à poser ces fameuses six questions-là [« pourquoi ? », « Es-tu certain ? », « Comment sais-tu ça ? », « Est-ce qu’il y en a d’autres façons ? », « Quelqu’un a-t-il fait autrement ? », « Dis-moi en plus/davantage », « Est-ce que ça marche tout le temps ?], parce que déjà, des fois tu les entends, [en réponse à une affirmation d’un élève] ils disent « ah ouin ? », ils sont déjà en train de [se questionner], ça je trouve ça beau de voir ça.

À travers le travail fait en séance avec eux, les élèves manifestent un engagement qui semble marquer les enseignants impliqués dans le projet. Les enseignants notent que les élèves sont investis dans les tâches qui leur sont présentées, ils proposent leurs raisonnements et interagissent avec les productions mathématiques des autres élèves. Une certaine façon de faire se dessine à travers les pratiques de mathématisation des élèves.

2017-12-14 (1:32:55)

Zora : Sinon là, l’espèce de culture qui est en train de s’instaurer, tu sais, quand vous [parle à l’ensemble des autres enseignants] dites, « les élèves, maintenant, même quand tu n’es pas là, ils vont, ils sont plus enclins à questionner…

Béatrice : « j’peux-tu aller te le montrer ? »

Zora : « j’peux-tu te le montrer ? », donc cet espèce genre de culture-là qui est en train de…

[…]

Béatrice : et puis là, tu sais, je l’ai entendu « ah et bien regarde je vais aller te le montrer au tableau ». Ok ! [elle fait un geste avec son corps pour se retirer]. Et puis moi je pense qu’il y a un lien qui est direct [entre cette attitude des élèves et le travail fait avec eux dans les classes], parce que c’est tout le temps ça que tu leur [demandes] « Ah ben viens, c’pas clair, viens le faire toi ». […]

Ch.-ens. : En fait, ils viennent au tableau pour expliquer, pas juste pour…

Béatrice : oui, pas juste pour écrire la réponse.

Autres enseignants : (acquiescent)

Béatrice : pas juste, souvent ça va être [parlant d’elle] « ok, viens me faire ce que t’as fait ». [elle fait un signe de déception]

Zora : non, c’est ça !

Ces retombées relatives au climat et à la dynamique de classe soulèvent des aspects importants provoqués par le contexte du Teaching Experiment. Elles nous ont menés à investiguer le sens pouvant leur être donné à travers une analyse plus fine de leurs rôles chez les élèves et leur travail mathématique. La quatrième partie investigue plus en détails ce rôle et aborde le tout en convoquant le concept théorique de bienveillance.

Partie 4. Discussion des retombées collatérales et bienveillance didactique

Dans cette partie, nous revenons dans un premier temps sur l’analyse des propos des enseignants relativement au climat de classe durant nos Teaching Experiments. De manière complémentaire, ce retour est éclairé par un appui sur les vignettes présentées à la Partie 2. Dans un deuxième temps, ces idées sont reprises à travers le concept de bienveillance, combinant l’arrière-plan initial de la Partie 1 sur les travaux en éducation et l’angle didactique au cœur de nos travaux. En ressort une conceptualisation bonifiée de la notion de bienveillance à travers nos travaux, soit une bienveillance qualifiée ici de didactique.

Dynamique de classe et implication des élèves

Bien que ces retombées collatérales ne fassent pas partie des objectifs de recherche, la création de cette dynamique de classe que soulignent les enseignants est d’intérêt. Douady (1994) et Lampert (1990a) parlent en effet de l’importance de la création et du maintien d’un climat favorable à l’exploration et à la participation des élèves comme étant un aspect incontournable au bon fonctionnement de la résolution de problèmes en classe. La possibilité pour les élèves d’avoir une voix en classe, où ils peuvent prendre leur place et où ils s’engagent et prennent plaisir à faire des mathématiques dans un espace sécuritaire est en ce sens pointé comme un aspect qui forge et participe à la création de ce climat de classe. Toutefois, ce climat ne peut pas être vu comme conséquence unique du travail du chercheur-enseignant. Cette dynamique de classe implique en retour que les élèves y participent, voire y contribuent. C’est d’ailleurs ce que permettent de souligner les commentaires des enseignants qui insistent beaucoup sur cette nouvelle place que les élèves prennent dans la classe. S’inspirant des travaux de Polya (1957) en résolution de problèmes, Lampert (1990a) insiste sur le fait que ce travail engagé, où les élèves s’interrogent, expliquent leurs raisonnements et stratégies, justifient leurs compréhensions, etc., ne doit pas être pris à la légère, car il implique de leur part une certaine vulnérabilité et une prise de risque.

From the standpoint of the person doing mathematics, making a conjecture (or what Lakatos calls a “conscious guess”) is taking a risk; it re-quires the admission that one's assumptions are open to revision, that one's insights may have been limited, that one's conclusions may have been in-appropriate. Although possibly garnering recognition for inventiveness, letting other interested persons in on one's conjectures increases personal vulnerability. Courage and modesty are appropriate to participation in mathematical activity because truth remains tentative, even as the proof of a conjecture evolves. (p. 31)

Pour que ce type d’investigations en classe fonctionne, les élèves doivent participer et contribuer au climat de classe en faisant preuve de courage et de modestie. Il y a donc une certaine boucle, voire une circularité, dans cette dynamique de classe qui s’installe et qui se renforce. L’installation d’un climat sécuritaire où les élèves ont une voix les fait oser et les motive à s’engager mathématiquement, ce qui en retour est essentiel à l’installation de ce même climat sécuritaire où ils peuvent avoir une voix, s’engager, oser…

figure e

Ainsi, pour avoir le courage et la modestie de s’engager en classe de mathématiques, les élèves doivent sentir que la dynamique de classe est propice et sans « dangers », soit qu’ils sont écoutés et non ridiculisés, qu’ils ont le droit d’essayer et de se tromper, et que leurs productions mathématiques sont considérées à part entière. En retour, en proposant et expliquant leurs idées, en explorant, en se trompant, les élèves participent justement à la création de ce climat propice en prenant leur place et offrant leur voix, voire ils le stimulent en interagissant à leur tour avec les productions des autres élèves et en les considérant signifiantes.

La Vignette 1 illustre cette boucle et comment ce contexte d’accueil et d’écoute des propositions mathématiques mène les élèves à proposer des stratégies qui contribuent en retour à une dynamique de classe propice à l’avancement des mathématiques. Dans la séance, le traitement à part entière de la stratégie erronée donnant 960 pour trouver la réponse de 12 × 18 contribue à stimuler la proposition d’idées mathématiques supplémentaires des autres élèves. Tel que souligné dans les propos des enseignants, bien qu’erroné ce 960 n’est pas mis de côté, mais considéré comme réponse plausible pour le calcul de 12 × 18. Dans l’extrait, le chercheur-enseignant insiste à plusieurs reprises sur l’importance de comprendre le fonctionnement du calcul avant de mettre de côté la réponse de 960, invitant à mettre ce calcul à l’épreuve en explorant sa nature et son fonctionnement. Cet accueil du 960 en tant que proposition mathématique authentique à considérer contribue en retour à créer et soutenir un climat propice à l’avancée des mathématiques en classe. Dans un premier temps, ceci encourage un élève à formuler un argument pour questionner la validité du 960 comme réponse pour le calcul de 12 × 18. Cet élève se lance courageusement, sans avoir de réponse exacte à donner, en offrant une façon de pouvoir invalider la stratégie, expliquant que 12 × 12 donne déjà 144 et qu’il ne reste que 6 × 12 à calculer rendant le 960 fort improbable. La réponse officielle de 12 × 18 n’est pas encore révélée, et cet élève ne peut l’offrir, de là son courage, mais son intervention faite avec sérieux permet d’ébranler le 960, tout en demeurant respectueuse de cette réponse. Plus tard en séance, l’importance de bien traiter et comprendre la réponse 960, pour continuer à avancer mathématiquement, amène le chercheur-enseignant à la resoumettre aux discussions du groupe et à inviter les élèves à formuler des explications du fonctionnement du calcul menant à 960. Ces interventions amènent la classe à non seulement comprendre pourquoi cette stratégie n’offre pas une réponse valide pour le 12 × 18, mais aussi à proposer des ajustements à cette stratégie pour arriver à la réponse 216. C’est ainsi en invitant et en provoquant des propositions et arguments supplémentaires de la part des élèves, qui sont à leur tour accueillis et respectés, que la manière des traiter les productions des élèves dans cette séance illustre la mise en route et le maintien de cette boucle propice à la production et à l’avancement des mathématiques dans la classe.

De la même façon, dans la Vignette 2, les différentes stratégies pour trouver si les nombres se divisent par 2 sont prises en compte sérieusement et traitées avec rigueur, pour mieux les comprendre et voir leurs limites et leurs forces. Des justifications supplémentaires sur le fonctionnement des stratégies sont demandées, les stratégies sont questionnées pour comprendre leur nature et testées pour être validées mathématiquement. Ceci fait en sorte que des élèves réinvestissent certaines de ces stratégies ou encore les explorent pour déterminer si ces stratégies fonctionnent pour d’autres nombres. Le chercheur-enseignant, dans le but de continuer à mettre à l’épreuve et explorer ces stratégies, et la compréhension des élèves de ces dernières, en ramène certaines à la charge (e.g. la séparation des dizaines et des unités). Cette invitation à des explorations supplémentaires mène certains élèves à se risquer et à affirmer ne pas être totalement convaincus de leur réponse. C’est ainsi qu’une élève dit ne pas être certaine que 70 est divisible par 2, car la stratégie de la séparation des dizaines et des unités ne fonctionne pas dans ce cas, 7 étant un nombre impair. Ceci mène un autre élève à venir au tableau pour tenter de montrer comment il est possible de couper le 70 en deux parties. En étant explorées et questionnées sérieusement, les idées proposées sont respectées et ce respect mène en retour les élèves à proposer d’autres idées et à les réinvestir. De plus, les élèves démontrent du courage et de la confiance, en affirmant tout haut avoir une compréhension partielle des productions mathématiques qu’ils proposent. Ici, et c’est le propre de l’espace sécuritaire tel que le soulignent les enseignants, l’incertitude est permise et accueillie, voire devient un moteur de questionnements supplémentaires pour faire avancer les explorations mathématiques (voir aussi Beghetto, 2017, sur la place de l’incertitude en résolution de problèmes).

Ces retombées font écho à Hackenberg (2005) qui reprend la notion de caring développée par Noddings en termes de mathematical caring, c’est-à-dire une relation bienveillante qui peut se développer à travers les mathématiques. Elle explique que l’enseignant en étant attentif et intéressé au point de vue mathématique de l’élève peut initier la relation de bienveillance à laquelle l’élève peut répondre en s’investissant et en s’engageant dans les mathématiques qui sont faites en classe. Ainsi, elle rattache le développement d’une relation de caring au contexte mathématique dans lequel elle se développe. Sa notion de mathematical caring amène à voir que la bienveillance n’est pas forcément indépendante des contenus travaillés dans la classe et au contraire qu’elle peut se réaliser à travers ces contenus. Pour Hackenberg (ibid.), la volonté de créer une relation de bienveillance mène à s’intéresser aux productions mathématiques des élèves.

Dans le cas de nos travaux, cette boucle mise en lumière par les enseignants retourne le concept de mathematical caring en amenant à voir que c’est l’intérêt scientifique envers les productions mathématiques des élèves qui mène à la création de cette relation de bienveillance. Dans ce qui suit, ces idées sont justement réinvesties et considérées à travers le prisme de la bienveillance, offerte comme notion fédératrice des propos soulevés par les enseignants concernant l’établissement de ce climat en classe avec les élèves. Et, parce qu’elle est mise en route par cette centration sur l’avancée des compréhensions et stratégies mathématiques en classe, cette bienveillance est conceptualisée comme étant didactique.

Vers une bienveillance didactique

Ce sont nos intentions scientifiques qui nous ont conduits à intervenir comme chercheurs directement dans les classes pour explorer dans l’action les façons qu’ont les élèves d’aborder et de résoudre des problèmes, soit les questions qu’ils se posent et leurs idées, stratégies, raisonnements et compréhensions mathématiques. Ces intérêts scientifiques ont mené à la mise en route de Teaching Experiments, qui ont guidé nos façons de faire en classe et qui ont eu en retour des répercussions importantes sur l’expérience mathématique vécue par les élèves. Ces retombées soulevées par les enseignants lors des rencontres sont appelées « collatérales », parce que nos intentions scientifiques n’ont jamais été orientées envers et par ces dimensions. C’est donc à travers l’investigation de l’activité et des productions mathématiques des élèves, soit le cœur de nos intérêts de recherche, que ces retombées collatérales se sont développées.

Ces retombées collatérales expliquées par les enseignants s’alignent avec les travaux réalisés autour de la question de la bienveillance en salle de classe (soulevés dans la Partie 1). Dans le cas de nos travaux, à travers nos objectifs scientifiques et la considération des retombées collatérales soulignées, cette relation de bienveillance peut être qualifiée de didactique, celle-ci découlant avant tout d’un désir d’avancement des mathématiques en classe. En ce sens, cette relation n’a pas à être conçue comme bienveillante en soi, a priori pensée pour les élèves et leur bien-être. Cette bienveillance est directement ancrée dans les mathématiques faites en classe et les façons de les faire: elle ne tourne pas à vide et prend forme à travers le travail mathématique réalisé en classe, pour les mathématiques elles-mêmes et leurs avancées. En d’autres mots, c’est en retour de cet intérêt envers les mathématiques des élèves que ces retombées sur les élèves, leurs expériences mathématiques et le climat de classe se sont produites en classe.

Dans ce qui suit, les cinq dimensions soulevées plus haut sont reprises, considérées et interprétées à la lumière du travail scientifique et didactique réalisé dans cette recherche. Cette analyse permet de clarifier la proposition d’une bienveillance didactique.

La bienveillance comme geste d’empathie et de réceptivité. Les travaux en éducation font ressortir la disposition d’écoute et la reconnaissance de l’autre avec ses besoins spécifiques comme des aspects importants dans la relation de bienveillance. Dans notre travail de recherche où le chercheur-enseignant investigue et pousse les (productions et compréhensions) mathématiques des élèves, cette idée de (com-)prendre le point de vue mathématique de l’autre, de le recevoir, de le respecter et de l’accueillir est centrale. Nos objectifs scientifiques visent justement à entrer par le point de vue des élèves pour arriver à donner un sens à leurs productions mathématiques et à mieux comprendre leurs façons de faire en/les mathématiques. Comme l’explique Steffe (1991), imposer un jugement (positif ou négatif) sur leurs productions à partir d’un cadre mathématique extérieur préétabli empêcherait tout simplement de remplir les objectifs scientifiques de la recherche et empêcherait de toucher et comprendre leur rationnel mathématique sous-jacent. Ainsi, l’empathie du chercheur dans la relation de bienveillance qui s’établit est mathématique, par l’intention d’entrer par le point de vue mathématique de l’élève et de comprendre ses productions mathématiques à travers sa propre perspective. La bienveillance au niveau de l’empathie du chercheur-enseignant est ancrée dans les mathématiques et leur développement: elle est bienveillance didactique.

La bienveillance comme inclinaison à prendre soin de l’autre. La relation de bienveillance est aussi conçue dans les travaux en éducation en termes de chaleur humaine, où l’enseignant veut le bien de l’élève en l’accompagnant et en le supportant. Dans le cadre de nos travaux de recherche, ce « bien de l’élève » en est un qui a été appelé collatéral, car il peut être vu comme le produit de « vouloir du bien aux productions mathématiques des élèves ». En effet, le travail du chercheur-enseignant est centré sur les mathématiques des élèves et donc, indirectement, sur l’élève lui-même. L’idée de respecter et vouloir le bien des mathématiques des élèves, par intérêt scientifique pour bien les comprendre, semble avoir eu comme impact que l’élève se sente lui-même respecté et, d’une certaine façon, qu’il sente que nous prenons soin de lui en faisant attention à ses idées. La bienveillance au niveau de vouloir du bien et de prendre soin de l’autre est encore ici relative aux mathématiques et à leurs avancées, parce que les productions mathématiques des élèves ont une valeur mathématique qui intéresse le chercheur-enseignant: elle est bienveillance didactique.

La bienveillance à travers les interactions. Dans les travaux en éducation, la bienveillance a été décrite comme une relation s’établissant et prenant force à travers les possibilités d’interactions entre l’enseignant et les élèves. Ces interactions pour maintenir cette relation de bienveillance en salle de classe sont de nature mathématique et se retrouvent au cœur de la boucle itérative soulignée au sujet de l’implication des élèves et la création du climat de classe: c’est dans le travail mathématique réalisé que ces interactions prennent place et forme. Par leur courage et leur humilité à propos de leurs compréhensions mathématiques, et par la considération des productions mathématiques des autres – par leurs interactions au sujet de toutes ces productions mathématiques – les élèves contribuent à maintenir ce climat sécuritaire, cette relation de bienveillance, pour faire des mathématiques et pour les faire avancer. C’est par leurs entrées et explorations mathématiques qu’en retour d’autres explorations mathématiques sont mises en route et considérées. Borasi (1992) montre justement que les élèves peuvent avoir des réticences à accepter d’interagir à propos des solutions et stratégies mathématiques proposées, qui pour certains exigent une implication inhabituelle en classe de mathématiques (voir aussi Baruk, 1985, sur ce point). Cette relation de bienveillance est promue à travers les interactions des élèves et leur implication dans le travail mathématique en classe: elle est bienveillance didactique.

La bienveillance comme acte démocratique. Les travaux en éducation insistent sur le fait que la bienveillance ne peut pas être imposée, mais est plutôt une relation où chacun contribue et a son mot à dire. Dans nos travaux, l’objectif scientifique centré sur l’activité mathématique des élèves donne une place fondamentale à l’élève dans les mathématiques qui sont faites. L’autorité ou le mot final sur les mathématiques dans la classe ne réside pas uniquement chez le chercheur-enseignant, car les mathématiques de l’élève ont leur place et sont même le sujet d’investigation principal. Dans la classe, les élèves ont une voix, comme les enseignants ont souligné. En fait, tel que plusieurs l’affirment, tels Schoenfeld (1994) et Su (2017) pour ne nommer que ceux-là, l’autorité mathématique n’est pas préétablie et ne réside pas dans les personnes, ni dans le manuel scolaire ou autres ressources externes: elle est dans le travail mathématique lui-même. Ce sont les processus mathématiques de validation, des questionnements, de reformulations qui ont figure d’autorité dans le travail fait avec les élèves, où ceux-ci sont au cœur des explorations réalisées. Encore ici, la dimension démocratique de la bienveillance est ancrée et n’est pas séparée du contenu mathématique qui la rend possible: elle est bienveillance didactique.

La bienveillance à travers la coopération et la collaboration. La relation de bienveillance telle que décrite par les travaux en éducation met l’accent sur l’importance du travail conjoint à travers un dialogue ouvert entre l’enseignant et les élèves. Dans ses travaux en classe de mathématiques, Lampert (1990ab) aborde la question du travail collaboratif et coopératif en classe sous l’angle du développement d’une communauté de validation mathématique, où la classe (enseignant et élèves inclus) se met à la tâche d’explorer, valider, questionner, etc., les productions mathématiques offertes. Alignées à ces idées, dans le cadre de nos recherches, les mathématiques sont en effet réalisées ensemble, pour et à partir des idées, des interrogations et des reformulations des membres du groupe. Tel qu’expliqué, les investigations prennent ancrage dans la considération des mathématiques des élèves produites en classe, qui permet d’établir en retour une mini-communauté de validation mathématique où l’autorité est partagée. De plus, au cœur de cette communauté de validation réside justement ce besoin de valider, au-delà du jugement rapide, si une solution est adéquate ou non: chaque solution, tel le 960 de la Vignette 1, mérite attention et exploration pour investiguer les idées mathématiques qu’elle porte et pour mieux la comprendre. Ici aussi, la bienveillance au niveau de l’établissement d’un travail coopératif se fait en fonction des mathématiques et du besoin de les explorer: elle est bienveillance didactique.

Ce qui découle de l’orientation de nos travaux, où le chercheur-enseignant est ancré dans un intérêt envers les productions mathématiques des élèves, rend possible la conceptualisation de cette relation de bienveillance au plan didactique. Ces dimensions concernant la relation de bienveillance permettent une lecture différente des retombées collatérales de nos travaux de recherche et de nos intérêts scientifiques en salle de classe. Elles mettent en relief l’orientation didactique qui peut être donnée à cette bienveillance, ancrée dans une intention d’avancée des mathématiques et non pas d’une intention de bienveillance en elle-même. Bien que parlées en termes de retombées collatérales, ce que les enseignants soulignent (et les élèves implicitement par leurs actions) est que c’est en premier lieu l’intérêt envers l’activité mathématique des élèves qui s’est avéré central dans l’établissement de la relation de bienveillance. En s’intéressant à leurs façons de faire et de comprendre en mathématiques, et en voulant les faire avancer, nous leur avons implicitement montré que nous nous intéressons à eux et que leurs idées en valent la peine; et en retour qu’eux-mêmes en valent la peine. C’est en ce sens que cette relation de bienveillance en devient une didactique.

Conclusions

Bien qu’il y ait matière à réflexion au sujet de ces retombées collatérales de nos travaux, vus ici sous l’angle d’une bienveillance didactique, nous n’avons pas d’intérêt à soutirer de grandes morales de ces Teaching Experiments ou encore à formuler des prescriptions aux enseignants. En effet, le contexte de Teaching Experiment qui s’est déroulé en classe avec des élèves représente un contexte particulier qui plonge, tel qu’expliqué, les élèves dans un travail mathématique fort spécifique et possiblement très différent de celui habituel de la classe dite ordinaire.

Toutefois, ces retombées collatérales sur le climat de classe du Teaching Experiment motivent une réflexion concernant la classe de mathématiques. Ce sont bien sûr les sensibilités et connaissances des enseignants au sujet de leur classe qui les ont menés à souligner l’importance de ces retombées collatérales dites de bienveillance. D’une certaine façon, et c’est ce que les enseignants ont rapidement dégagé de notre travail en classe, notre prise en compte des productions mathématiques des élèves semble avoir eu des retombées importantes non pas uniquement pour comprendre les mathématiques des élèves par nos analyses scientifiques, mais aussi sur l’enseignement en classe lui-même et le climat qui en émerge. Il nous a semblé, face à ces retombées imprévues et collatérales, pertinent de s’y attarder et de prendre en compte sérieusement l’effet de ceci sur la classe. Il y a peut-être, sans s’en rendre compte, quelque chose de beaucoup plus puissant pour la classe de mathématiques qui se « cache » sous nos actions de chercheurs et desquelles choses nous en avons probablement encore beaucoup à comprendre, chercheurs comme enseignants.

D’une certaine façon, ces retombées collatérales de bienveillance didactique montrent toute la force, la pertinence et l’intérêt des dimensions didactiques longtemps mises en avant par divers travaux de recherche en didactique des mathématiques. À titre d’exemple:

  • La bienveillance sous l’angle de la démocratie s’aligne aux travaux de Schoenfeld (e.g. 1988 1994) sur les échanges entre élèves en contexte de résolution de problèmes, sur ceux de Lampert (1990ab) et Boaler (1998) sur l’établissement d’une communauté de validation mathématique ou encore ceux de Legrand (1993 2001) sur les débats scientifiques en classe de mathématiques;

  • La bienveillance sous l’angle des interactions s’apparente aux travaux de Bauersfeld (e.g. 1996) sur les interactions et la culture de classe, de Voigt (1985, 1994) sur les patterns d’interaction entre enseignant et élèves dans la négociation de sens, de Krummheuer (1992, 1995) sur les formats d’argumentation en classe de mathématiques, voire ceux de Cobb et al. (1994) sur l’établissement de normes sociales en classe;

  • La bienveillance sous l’angle de l’empathie et de la réceptivité peut être associée aux travaux de Gattuso (ind.) sur la considération de la perspective de l’élève dans l’évaluation des apprentissages et ceux de Remillard et Kaye Geist (2002) et Van Zoest et al. (2015) sur l’idée de construire sur les idées des élèves en enseignement des mathématiques;

  • La bienveillance sous l’angle du travail coopératif et collaboratif fait écho aux travaux de Boaler (1998 1999) sur le travail d’équipe, de Burton (2004) sur la collaboration entre mathématiciens, ou encore aux travaux relatés dans Braun et al. (2017) sur le travail actif en classe de mathématiques;

  • Finalement, la bienveillance sous l’angle de prendre soin de l’autre, particulièrement sous l’angle des erreurs, peut être reliée aux travaux de la CIEAEM (1987) sur la notion d’erreur en mathématiques, à ceux d’Astolfi (1997) sur l’erreur comme outil pour orienter l’enseignement ou encore à ceux de Borasi (1992) sur la prise en compte des erreurs des élèves pour faire avancer les mathématiques en classe.

Maillés avec ces perspectives, nos travaux en Teaching Experiment apportent une couche d’argumentation supplémentaire, bien que non prévue à cet effet, à l’importance de ces dimensions didactiques pour l’enseignement des mathématiques: ces dimensions peuvent participer implicitement à la création d’une dynamique de classe propice aux mathématiques, voire favorisant le développement d’une culture de classe comme l’expriment Bauersfeld (1996), Boaler (1999) ou encore Lampert (1990ab). Toutefois, avant d’avancer sur ce que ceci impulse réellement sur le travail en classe et en enseignement, beaucoup plus est à comprendre de et sur cette bienveillance dite didactique, ouvrant vers le besoin de développer d’autres travaux en ce sens.