Différant l’examen phénoménologique de la prédonnée de l’expérience sociale, Husserl s’est cependant efforcé de résoudre le double problème de l’auto-objectivation du sujet et de la prédonnée de l’expérience strictement personnelle.

Le chapitre que l’on va lire se consacre à l’examen d’une première forme de réponse apportée par Husserl à ce double problème. Cette réponse aura consisté en une reconsidération du rapport de l’ego transcendantal à l’ego personnel, désormais envisagée comme un rapport génétique, c’est-à-dire comme un rapport se développant dans le cours d’une genèse au sein de laquelle il acquiert progressivement sa validité. Le rapport de l’ego transcendantal à la personne n’est donc plus le rapport statique, noético-noématique d’un pôle transcendantal constitutif à une instance personnelle constituée, mais l’unité d’une genèse de soi. À terme, Husserl parvient à une redéfinition de la personne, comprise comme «  substrat des habitus  »Footnote 1, c’­est-à-dire comme unité habituelle du moi.

On pourra légitimement se demander si Husserl ne fait pas fausse route. Mais si ce premier mode d’approfondissement de la phénoménologie de la personne mérite que l’on s’y arrête, c’est que la reconsidération génétique de la personne a des résultats singuliers, qui intéressent indirectement, mais de manière tout à fait décisive, la phénoménologie du monde social. Certes, la personne n’est plus ouvertement définie comme «  membre du monde social  », selon la définition forte sur laquelle s’ouvrait la troisième section des Ideen II : nous avons désormais affaire à une conception de part en part égologique de la personne. Mais dans le même temps, Husserl se donne aussi les moyens de penser une dimension importante de la conscience d’appartenance au monde social : penser la personne comme substrat des habitus, c’est penser l’appropriation personnelle d’un monde environnant apparaissant comme monde familier ou monde du «  chez soi  » (Heimwelt). En ce sens, la redéfinition transcendantale de la personne comme substrat des habitus constitue une contribution majeure à une théorie de l’appropriation personnelle de la normativité du monde social. Elle rend du même coup encore plus pressant le besoin d’une théorie de la genèse socio-historique, «  générative  », du monde social.

1 Les ressources d’une phénoménologie génétique

1.1 Le sujet en son «  histoire  »

La réorientation de l’investigation du monde social en direction d’une théorie phénoménologique de la personne modifie radicalement l’abord de la chose «  sociale  ». C’est dire aussi que, dans ce nouveau cadre, une nouvelle méthodologie se trouve requise pour mener à bien l’investigation phénoménologique.

Les considérations développées dans la première partie de cette étude ont d’abord mis à profit les diverses ressources d’une phénoménologie statique, c’est-à-dire d’une phénoménologie soucieuse de dégager les principaux modes d’objectivation de la conscience dans son rapport aux phénomènes sociaux. Dans cette perspective, on a vu la phénoménologie du monde social se muer rapidement en «  ontologie sociale  », celle-ci se développant à deux niveaux distincts : celui de la région «  monde social  » considérée dans sa généralité essentielle et celui des essences morphologiques ou matérielles des principales formes de «  communautés sociales  ». Dans les deux cas, le mode de l’analyse était celui de l’analyse statique soucieuse de révéler l’essence des phénomènes et les structures essentielles de la donation de l’objet «  social  » à la conscience.

En reprenant la perspective d’une théorie de la personne, il faut à présent nous tourner vers l’autre face de ce que Husserl a pu nommer le «  double visage de la phénoménologie  » (das Doppelgesicht der Phänomenologie)Footnote 2, en explorant cette fois les ressources méthodologiques et thématiques d’une phénoménologie conduite en mode génétique. Une mise au point est ici nécessaire pour préciser la signification de cette articulation en rappelant en quoi la phénoménologie génétique se distingue de la phénoménologie statiqueFootnote 3.

Historiquement parlant, la distinction statique/génétique s’établit à la faveur de développements méthodologiques et thématiques apparus dans les années 1917–1921Footnote 4. Le temps fort de l’essor de la phénoménologie génétique est incontestablement celui des cours connus sous le titre De la synthèse passive prononcés de 1918 à 1926 et présentés dans le Husserliana XI intitulé Analysen zur passiven Synthesis, mais il faut aussi rappeler l’importance des manuscrits dits «  de Bernau  » (1917–1918) et de ceux rédigés à Sankt Märgen (1921)Footnote 5. Dans ces différents textes, tous d’une remarquable fécondité, Husserl reprend des questions diverses, mais dont le trait commun est qu’elles portent chacune à leur manière la phénoménologie statique à ses limites : questions de la temporalité et de la constitution du temps, de l’auto-affection charnelle ou encore de la genèse passive et de l’association. La première nouveauté des textes de cette période est celle de la convergence qui se dessine alors entre ces différentes questions, où s’indique en creux puis se définit progressivement une même problématique fondamentale, celle de la genèse de la constitution des objets et de l’individuation du sujet, encore bien mal dégagée pour elle-même jusque-làFootnote 6.

L’apport de ces textes de 1917–1921 est aussi d’ordre méthodologique : la découverte de la problématique phénoménologique de la genèse constitutive s’accompagne d’une réflexion méthodologique approfondie sur les modalités des investigations engagées. Dans le manuscrit B III 10 de Sankt Märgen (1921)Footnote 7 apparaît la première distinction relativement systématisée des méthodes statique et génétique :

Je puis bien désigner <comme> statiques des recherches phénoménologiques qui s’occupent des corrélations entre conscience constituante et objectité constituée, et qui excluent les problèmes génétiques en général. Il faut séparer de cela les recherches phénoménologiques qui considèrent la typique des diverses formes qui se présentent du vivre, et de la genèse, selon les possibilités eidétiques, les compatibilités, etc. de cette typique, mais sans considérer les problèmes individuels dans le contexte.Footnote 8

L’analyse statique est celle qui élucide les modalités de constitution de l’objet, elle montre comment l’objet intentionnel se donne à la conscience. Cette investigation n’est pas une description de l’objet dans sa singularité, mais la mise en évidence des structures de sa donation. Le texte précité souligne la limite foncière d’une telle analyse statique, car elle est aussi celle qui se dispense d’examiner la genèse de la donation de l’objet. L’analyse statique considère la corrélation sujet-objet dans son actualité, comme advenue et accomplie, non comme une activité en cours, procédant d’une genèse. Elle expose simplement le comment (Wie) de la donation, sans aller jusqu’à s’interroger sur la genèse de celle-ci. À plus forte raison, l’analyse statique exclut donc tout ce qui est relatif à la genèse de la subjectivité, l’auto-constitution de la monade elle-même, à sa temporalisation et à son individuationFootnote 9.

Dès 1915, Husserl emploie ainsi le concept de genèse (Genesis) pour désigner le processus de concrétisation et d’individuation de l’expérience en généralFootnote 10. La phénoménologie génétique est ainsi celle qui fait droit à la processualité de la ­constitution de l’expérience. Dans le cadre de l’analyse statique, le sujet pouvait bien changer, mais seulement en tant que corrélat subjectif de l’objet intentionnel. La corrélation du sujet et de l’objet demeurait foncièrement statique dans sa structure interne et la phénoménologie statique ne se donnait donc pas les moyens de rendre compte de la genèse de l’expérience. Dans le cadre de la phénoménologie génétique en revanche, la corrélation sujet-objet est appréhendée comme résultat d’un développement processuel qui mérite en lui-même attention. La recherche génétique est celle qui reconsidère l’activité constitutive de la conscience en découvrant la genèse subjective qui l’animeFootnote 11.

L’analyse statique se rapporte à des formes d’être devenues, tandis que l’analyse génétique est une reconstruction des structures sédimentées de la recherche statiqueFootnote 12. La phénoménologie génétique nous ramène donc à la considération du sujet dans ce que Husserl appelle métaphoriquement son «  histoire  »Footnote 13, c’est-à-dire dans le procès de son auto-constitution, qui est tout à la fois temporalisation, individuation et concrétisation. Dans la perspective de la phénoménologie statique, le sujet n’était en définitive qu’un pôle ponctuel fonctionnel autour duquel s’agrégeaient les vécus. La phénoménologie génétique, en revanche, se fonde sur la possibilité générale d’un développement monadique au terme duquel le sujet parvient à la plénitude concrète de sa «  vie  »Footnote 14.

Thématiquement parlant, la phénoménologie génétique porte l’accent sur les modalités du processus d’unification de la conscience, non plus sur l’unité phénoménale de l’objet. La phénoménologie génétique se réalise donc nécessairement comme une «  phénoménologie de l’association  »Footnote 15, association qui n’est pas le fruit d’une genèse empirique, mais une loi de la synthèse passive d’ordre transcendantale. Sous ce titre général, il faut bien voir que l’œuvre de l’association est recherchée jusque dans les formes les plus obscures de la conscience, aux marges de «  ce que l’on appelle l’inconscient  »Footnote 16. La phénoménologie génétique s’apparente à une remontée aux origines de la constitution qui prend à rebours le flux de la ­conscience pour restituer son origine et remettre en perspective le cours de l’auto-constitution.

Ces remarques générales dont la seule prétention est ici de nous rappeler quels sont les grands traits de la phénoménologie génétique me manqueront cependant pas de faire naître un doute : y a-t-il ici vraiment matière à informer une théorie phénoménologique de la personne ? N’a-t-on pas plutôt affaire à une investigation qui nous conduit à réviser la conception que l’on se faisait de l’ego transcendantal, en la corrigeant et la complétant d’une théorie de la monade, c’est-à-dire de l’individuation concrète de l’ego  ? Pis : la phénoménologie génétique ne se déploie-t-elle pas en référence privilégiée à l’ego plus qu’en direction de la personne ?

Ces soupçons sont légitimes, mais ils procèdent d’une compréhension restreinte des résultats et des effets de la phénoménologie génétique. Deux problèmes doivent être ici clairement identifiés, qui nous imposent deux tâches corrélatives :

  1. 1.

    D’une part, il conviendra de mettre en évidence tout le bénéfice d’une phénoménologie génétique appliquée à la théorisation phénoménologique de la personne. Il faut comprendre qu’avec le développement de la phénoménologie génétique à partir de la fin des années 1910, Husserl s’est donné les moyens de passer d’une compréhension mondaine de la personne (largement héritée de Dilthey selon toute vraisemblance) à une conception proprement transcendantale de la personne. Ce faisant, Husserl a déployé une théorie de la «  subjectivité concrète  », qui pense l’individuation du sujet et repense les termes de sa «  socialisation  ». Nous entendons montrer que la phénoménologie génétique, en promouvant l’investigation de la sphère de la passivité et la reconsidération, à partir d’elle, de la sphère de l’activité, nous permet d’assumer les paradoxes apparents de la «  socialisation  » personnelle du sujet identifié plus haut. C’est ainsi, du même coup, toute la perspective d’une phénoménologie du monde social qui se trouve indirectement renouvelée.

  2. 2.

    D’autre part, il conviendra de préciser la signification de la dimension personnelle de la vie subjective. Car c’est toujours sur le fond d’une «  vie du sujet  » que l’on se fait personne. Il faudra donc repréciser le statut d’une théorie de la personne aux côtés de ces autres «  titres  » de la subjectivité qui ont pour nom ego et monade et dont les définitions ont d’ailleurs pu varier avec l’apparition de la phénoménologie génétique. La phénoménologie génétique peut se comprendre comme une quête des origines de la subjectivité qui mise l’essentiel de son propos sur l’expérience pure ou la temporalité immanente de la conscience. Mais on ne doit pas négliger son apport sur la question de la définition d’une «  subjectivité concrète  », dans toute sa portée : en renouvelant le concept de personne, il ne s’agit de rien moins que de comprendre comment le sujet peut se vivre comme membre du monde social, à la faveur d’un double mouvement d’objectivation et de subjectivation.

1.2 Genèse passive, genèse active

Le présent chapitre ainsi que le suivant seront consacrés à la restitution de la théorie husserlienne de la personne conduite dans la perspective d’une phénoménologie génétique. La distribution systématique du propos sera commandée par la distinction entre genèse active et genèse passive établie au § 38 de la quatrième des Méditations Cartésiennes :

Sujets possibles reliés au monde, si nous nous demandons tout d’abord quels sont les principes universellement significatifs de la genèse constitutive, ils se divisent en deux formes fondamentales : principes de la genèse active et principes de la genèse passive.Footnote 17

Dans le présent chapitre, nous examinerons le registre de la passivité pour considérer ce qui s’y laisse penser de la personne, telle que nous la comprenons à ce point, c’est-à-dire selon la tension instituée entre l’individuation concrète de l’ego et l’appartenance au monde interpersonnel/social.

Précisons ce qu’il faut entendre par passivité. On trouve dans les textes husserliens deux présentations distinctes de ce concept, selon qu’il se trouve pensé en référence à l’ego et à partir du sujet ou inversement en vue de l’objet et plus largement en direction de la constitution de l’objectivité.

  1. 1.

    Concernant la première de ces deux options, on se reportera au § 54 desIdeen II qui fournit une distinction déjà fort élaborée du rapport activité/passivité, distinction articulée à partir de l’activité déployée par le sujet :

    Nous trouvons donc au titre du subjectif originaire et spécifique, l’ego au sens propre du terme, c’est-à-dire l’ego de la «  liberté  », l’ego qui prête attention, qui examine, qui compare, qui distingue, juge, évalue, est attiré, repoussé, éprouve de la sympathie, de l’aversion, désire et veut : bref, l’ego «  actif  » dans tous les sens du terme, l’ego qui prend position. Mais ce n’est là qu’un aspect des choses. En effet, à l’opposé de l’ego actif, on trouve l’ego passif et partout où il est actif l’ego est toujours en même temps passif, aussi bien au sens de l’affectivité qu’au sens de la réceptivité – ce qui n’exclut certes pas qu’il puisse être uniquement passif ; le terme de «  réceptivité  » inclut, il est vrai, dans son sens même l’un des plus bas degrés de l’activité, encore que ce ne soit évidemment pas celui de la liberté proprement dite de la prise de position active.Footnote 18

Cette définition de la passivité reconduit donc au niveau de la subjectivité trans­cendantale une définition somme toute fort classique de la passivité, celle d’un sujet qui vit et subit ce qui lui arrive, sur le mode de l’affectivité ou de la réceptivité.

  1. 2.

    Mais cette première définition de la passivité se trouve complétée d’une autre, qui insiste quant à elle sur le rapport à l’objectivité impliquée par cette passivité du sujet. Cette seconde définition de la passivité doit beaucoup aux développements de la phénoménologie génétique survenus dans les années 1920. Dans la suite du § 38 de la quatrième des Méditations Cartésiennes cité plus haut, Husserl précise en deux temps cette définition de la passivité. D’une part la passivité apparaît désormais, considérée depuis l’activité de la conscience, comme ensemble de ce qui lui est prédonné :

    Ce qui, dans la vie, vient au-devant de nous comme étant pour ainsi dire achevé […] est donné dans l’originarité du soi-même (es Selbst) au sein de la synthèse de l’expérience passive.Footnote 19

D’autre part, la passivité reconsidérée pour elle-même renvoie à l’œuvre d’une ­synthèse passive, à un «  apprentissage originaire  »Footnote 20 de soi, des choses, du monde en somme :

Tandis que ces activités accomplissent leurs fonctions synthétiques, la synthèse passive, qui leur procure toute leur matière, poursuit sans arrêt sa démarche. La chose prédonnée dans l’intuition passive ne cesse d’apparaître dans l’unité de l’intuition et, quelles que soient les modifications qu’elle aura à subir «  par le biais  » de l’activité d’explication, de la saisie des particularités selon leurs éléments et leurs caractéristiques, la chose reste prédonnée durant cette activité et en elle ; elle est parcourue par les modalités multiples d’apparition, par les images unifiées des perceptions visuelles ou tactiles, et c’est au sein de la synthèse manifestement passive de ces modalités et de ces images, qu’apparaît la chose une, par la même occasion, la forme une, etc. Mais, précisément parce qu’elle est la synthèse de cette forme, la synthèse possède son histoire (Geschichte) qui s’annonce en elle.Footnote 21

La passivité est ici révélée positivement comme œuvre des synthèses passives. Nous retrouvons ici une «  histoire  », c’est-à-dire une genèse dont le cours peut être reconstitué par le biais de renvois intentionnels, cette histoire qui est sans doute celle de la monade, mais aussi, plus précisément, celle de la synthèse passive comme formation continue d’unités intentionnelles. Or cette histoire, note Husserl, est en réalité double : elle engage certes l’individuation concrète de la monade, mais implique aussi la constitution de «  prédonnées formées  »Footnote 22, de types d’objets qui structurent notre appréhension de l’objectivité. La concrétisation passive de la subjectivité va donc de pair avec la constitution de l’objectivitéFootnote 23.

Si Husserl attire ainsi notre attention sur la question du développement génétique de l’objectivité, c’est sans nul doute parce que la phénoménologie génétique s’est en définitive comprise comme phénoménologie de la genèse de la constitution, impliquant certes l’étude de la concrétion monadique, mais aussi celle du dévelop­pement génétique de l’objectivité. C’est ainsi toute la corrélation sujet-objet qui peut être repensée depuis la passivité.

Si Husserl, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, situe expressément l’accomplissement du sujet comme personne au niveau du sujet actif, il demeure que cette activité personnelle de l’ego présuppose toute une passivité personnelle.

2 Ego, Monade, Personne : les titres du sujet

Comme nous l’avons dit, les Ideen II et les textes afférents laissent donc en friche le chantier d’une définition phénoménologique rigoureuse du concept de personne. Il ne s’agit pas là cependant d’un abandon définitif de la question. Husserl a ainsi repris la question d’une définition phénoménologique du concept de personne à partir de la fin des années 1910, en mettant alors à profit l’apport de la phénoménologie génétique. Or cette évolution ne se réduit pas à une simple transition méthodo­logique. Le concept de personne, comme on va le voir, se trouve reconsidéré à partir du problème de l’individualité constituante du sujet transcendantal dans sa détermination affective, temporelle, sociale enfin. La personne est alors conçue comme le produit d’une individuation de soi, comme la sanction d’une acquisition de propri­étés égoïques permanentes qui font l’identité du sujet. Comme nous le verrons, cette conceptualisation de la notion de personne est riche d’enseignements : dans le cadre d’une phénoménologie génétique, elle nous donne les moyens de penser pleinement le moment de la subjectivation du monde social. Mais dans le même temps, on pourra se demander ce qu’il reste de la première définition de la personne qui voyait en elle le sujet comme membre du monde social.

Pour préciser le cadre du réinvestissement de la notion de personne, il nous faut opérer un bref détour en rappelant quelles sont les modifications que la phénoménologie impose à l’idée même de subjectivité, notamment via les distinctions qu’elle opère entre l’ego d’une part, la monade d’autre part, et enfin la personne. Dans la perspective d’une phénoménologie génétique, ces trois titres du sujet voient leur teneur et leurs positions relatives redéfinies.

2.1 L’ego comme centre fonctionnel des vécus

La phénoménologie s’est volontiers définie comme «  un idéalisme qui n’est rien d’autre […] que l’auto-explicitation (Selbstauslegung) de mon ego en tant que sujet d’une connaissance possible […].  »Footnote 24 L’ego transcendantal est donc l’instance de référence primordiale autour de laquelle se définit la théorie phénoménologique du sujet. On retiendra la définition que le § 30 de la quatrième des Méditations Cartésiennes donne de l’ego :

[…] l’ego transcendantal n’est ce qu’il est qu’en rapport à des objectités intentionnelles. […] C’est donc, pour l’ego, une propriété essentielle d’avoir toujours des systèmes d’intentionnalité et aussi des systèmes intentionnels de concordance qui, pour une part, se déroulent en lui, pour une autre, sont à sa disposition pour être dévoilés grâce aux horizons prétracés et comme potentialités établies.Footnote 25

L’ego transcendantal se définit comme centre fonctionnel de la vie subjective. Il est le pôle subjectif de la relation intentionnelle, l’unification synthétique de l’ensemble de la vie de la conscience. L’ego désigne donc l’unité de la structuration systématiquement intentionnelle de la vie de la conscience, et cela seulementFootnote 26.

Cette conception égologique de l’unité de la conscience s’est affirmée à partir des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie de 1910/1911Footnote 27 : quand les Recherches Logiques, dans leur première version, se contentaient d’identifier le moi au «  faisceau momentané des vécus  »Footnote 28, Husserl a alors cherché à penser un principe d’individuation et d’unification de la conscienceFootnote 29. Dans cette lignée, les Ideen I de 1913 réintroduiront également le «  moi pur  » comme instance persistante de l’activité consciente dans la diversité de ses actesFootnote 30. Ce faisant, Husserl ne se contente pas de faire tout cogito un acte du Je (Ichakt), il entend révéler l’origine égologique de tous les actes de conscience. Dans la séquence que composent les paragraphes 80 à 83 des Ideen I, le moi pur est ainsi pensé comme étant la source même des actes de la conscience. Véritable «  transcendance dans l’immanence  », le moi pur est donc distinct de l’ensemble des vécus, même s’il n’est rien sans les vécus divers qui viennent l’animer. En ce sens, la polarité égoïque ne vaut que par rapport à la multitude des vécus qui peuplent la conscience intentionnelle.

Or une telle conception de l’ego, qui a cours en gros depuis le «  tournant idéaliste  » de 1905–1907, laisse entièrement de côté toute la problématique de l’auto-constitution de l’ego, en vertu de laquelle l’ego «  se constitue en lui-même continuellement comme existant  »Footnote 31. C’est cette «  lacune  » – le terme est de Husserl – que la phénoménologie génétique a permis de surmonter.

2.2 La monade ou le «  moi concret  »

Vers la fin des années 1910 en effet, Husserl reprend et étoffe une conception de la monade qui complète la théorie de l’ego en contournant ses limites. Cette définition de la monade conjugue en elle différentes problématiques, la plus déterminante de toutes étant celle de l’individualisation génétique du sujet. Une série de textes écrits à Sankt Märgen en 1920 ou 1921 permettent de suivre les différentes étapes de la réélaboration de la notion et de détailler ses différentes dimensionsFootnote 32 : la monade apparaît successivement comme unité d’un devenir, comme unité vivante de l’affectivité, comme individu concret et enfin comme facticité.

  1. 1.

    Par monade, Husserl comprend tout d’abord «  l’unité de l’être dans le devenir  » ou encore «  l’unité d’un développement (une genèse au sens précis)  »Footnote 33. La monade est donc tout autre que l’être statique de l’individu qui n’était qu’une «  suite conti­nuelle de stases  »Footnote 34, c’est-à-dire une succession de présents référés à un être temporel statique. L’ego ne connaissait pas le changement, le devenir qui affecte et transforme. Le concept de monade remédie précisément à cette «  lacune  » et pense avant tout la temporalisation de l’individu, c’est-à-dire son devenir unitaire immanent :

    La monade est une essence «  simple  », infragmentable, elle est ce qu’elle est en advenant continuellement dans le temps, et tout ce qui lui appartient se situe à une place quelconque de ce devenir continuel et possède son être en tant qu’unité temporelle dans ce temps immanent rempli […]Footnote 35

Cette définition de la monade assume ainsi l’évolution de la pensée husserlienne sur la question complexe de la temporalité et de la constitution du temps, évolution qui se joue notamment entre les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (à partir de 1904–1905)Footnote 36 et les fameux manuscrits de Bernau de 1917–1918Footnote 37.

Dès les Leçons de 1905, Husserl avait engagé une analyse de la temporalité vécue qui allait à l’encontre de la conception objectiviste d’un temps uniforme, quantifiable et mesurable. Le résultat de l’investigation était au moins double. D’une part, l’analyse du «  présent vivant  » (lebendige Gegenwart) permettait de distinguer différents actes (ou vécus) relevant l’intentionnalité temporelle et d’identifier notamment le rôle de la rétention et de la protention dans l’extension dynamique de la conscience du présent. D’autre part, Husserl posait au § 36 de ces Leçons le problème du «  flux constitutif du temps comme subjectivité absolue  », dont l’analyse formelle et élémentariste des Leçons peinait à rendre compteFootnote 38.

Or les textes de la fin des années 1910 sur la temporalité reprennent précisément la question de la temporalité vécue à partir de la genèse du flux temporel. Le cadre de l’analyse n’est plus celui du rapport intentionnel de l’acte à l’objet temporel, l’expérience temporelle n’est plus conçue comme une succession d’intentionnalités ou une succession de maintenant ou encore de «  présents vivants  ». C’est le sujet lui-même qui devient l’instance première de l’auto-temporalisation, c’est-à-dire d’une constitution du temps qui est elle-même en devenir. C’est cette «  unité en devenir  », cette «  unité de genèse ininterrompue  »Footnote 39 que la monade reprend donc à son compte. Comme l’enregistreront les Méditations Cartésiennes, le temps n’est alors plus la «  forme universelle de toute genèse égologique  »Footnote 40 : c’est désormais la temporalité elle-même qui s’édifie «  dans une genèse passive constante et tout à fait universelle qui, par essence, embrasse tout ce qui est nouveau  »Footnote 41. Ainsi la genèse monadique renvoie-t-elle à l’ensemble des lois de la constitution temporelle originaire, qui sont les lois de l’association et de la reproductionFootnote 42.

  1. 2.

    Mais il faut reconnaître que cette unité est aussi nécessairement l’unité d’une vie affective. La monade n’est pas simplement une unité d’actes (ce qu’était encore l’ego), elle est plus largement unité d’actes et d’affects, unité du sujet faite d’activité et de passivité. Telle est la seconde dimension de la monade : une «  unité de devenir vivant  », plus précisément une «  unité vivante qui porte en elle un moi comme pôle de l’agir et du pâtir  »Footnote 43. La vie monadique se déploie comme unité de l’effectué et de l’affecté. À ce titre, la monade porte en elle une vie «  cachée  », que Husserl nomme aussi parfois «  inconscient  »Footnote 44.

C’est ici la thématisation phénoménologique de l’ensemble de la sphère de la passivité qui constitue enfin un dernier élément décisif en direction d’une pensée de la «  vie intentionnelle  » du sujet. À partir de 1917, tout particulièrement dans les cours sur la «  synthèse passive  » prononcés de 1918 à 1926Footnote 45, Husserl fait mieux droit à la passivité de la conscience. Elle n’est alors plus seulement une collection d’actes, mais aussi un ensemble de motivations associatives. Cette problématique, abondamment commentée par l’exégèse husserlienne, révèle un sujet qui est comme sourdement travaillé par sa propre passivité. Thématiquement parlant, le devenir-conscient du sujet s’illustre à travers les descriptions phénoménologiques de la pulsion, de l’instinct, de l’affectivité, de l’association, de l’habitude. La monade correspond ainsi à «  l’unité de la vie du moi en tant qu’agir et pâtir  »Footnote 46.

Husserl tient là la possibilité de concevoir un moi qui ne se réduise pas à une instance unificatrice de l’activité constitutive : telle est la «  vie monadique  »Footnote 47 qui s’étend obscurément en deçà de l’activité de la conscience éveillée. L’unité de la monade peut donc s’accommoder de ces «  interruptions  » de la conscience active et vigile que sont le sommeil ou l’évanouissement et les réflexions husserliennes apparaissent ici comme une reprise «  clarifiée  » de la théorie leibnizienne des petites perceptions. La vie monadique, fût-elle cachée, obscure voire «  inconsciente  », n’en demeure pas moins unitaire.

Ce faisant, Husserl est passé d’une classification des actes qui fonctionnait jusqu’alors sur le modèle de la stratification géologique à une conception de la conscience centrée sur un dynamisme foncièrement unitaire. En parlant d’une «  vie intentionnelle du sujet  », il s’agit pour Husserl de penser le fond unitaire de l’ensemble des vécus, la dynamicité propre au flux de la conscience et enfin, l’orientation téléologique du sujet. Le vécu est lui-même une unité en devenir qui présuppose nécessairement un «  “arrière-fond”, un horizon  », bref une vie qui se déroule en deçà de son effectuation. À ce point, Husserl ressaisit pleinement l’intention inaugurale de la Lebensphilosophie, en faisant de la vie une catégorie fondamentale de la phénoménologie, sans aller toutefois jusqu’à penser cette vie comme préexistante à la conscience.

  1. 3.

    L’une des dimensions les plus remarquables de la monade réside sans doute dans sa concrétude. Comme le souligne un texte de 1921, la monade est l’autre nom du «  moi concret  », le «  moi véritable de l’expérience interne  », tandis que le «  moi pur  », l’ego, apparaît désormais comme «  abstraitement identique  »Footnote 48. Identité inaltérable, le «  moi pur  » n’a ni propriétés, ni essence : «  le moi n’est rien d’autre que le pôle sans qualité d’actes  »Footnote 49. La monade se comprend en regard comme une totalité d’expérience effective et potentielle, comme une totalité de moments interdépendants. «  Dans la monade, tout est relié à tout  », écrit ainsi HusserlFootnote 50. La monade n’est pas pur devenir, mais se constitue unitairement dans une passivité affective qui retient toujours quelque chose de ce qui précède. Le dynamisme de l’auto-temporalisation implique une endurance de soi, une persistance identitaire en fonction de quoi la monade n’est pas une forme vide, mais bien une genèse concrète.

    Si la monade possède nécessairement la forme d’une unité en devenir, d’une unité de genèse ininterrompue, sa construction procède d’éléments qui sont eux-mêmes des unités en devenir, et possèdent une construction abstraite selon des phases, tout comme la monade entière.Footnote 51

Abstraitement, on peut donc isoler des «  éléments  » expérienciels de la vie monadique, tout de même que l’on peut distinguer dans le présent vivant les phases de la rétention et de la protention. Mais cette séparation demeure nécessairement abstraite : on manque alors la concrétude de la monade en son indépendance, c’est-à-dire comme unité interdépendante de vécusFootnote 52. La monade, dans le procès de sa temporalisation se déploie dans une multitude de moments dépendants qui font toute son indépendanceFootnote 53. De ce point du vue, la monade dit bien plus que l’ego : grosse du devenir du soi, elle résume la totalité des actes de conscience effectifs et possibles : «  L’ego monadique concret englobe en sa totalité la vie effective et potentielle de la conscience  »Footnote 54, note ainsi Husserl. La requalification de l’ego en monade nous permet de prendre la mesure de la plénitude de la vie subjectiveFootnote 55. La phénoménologie, à sa manière, a horreur du vide et la référence à la monade a pour but d’éviter la supposée vacuité et abstraction de l’ego cartésien, toujours susceptible de se réduire à une identité vide de tout contenu.

  1. 4.

    Ultimement, la monade se caractérise donc par sa facticité, laquelle n’a rien d’empirique au sens où l’on peut entendre ce terme dans l’attitude naturelle. Cette facticité est celle de «  cet ego de fait, le seul et unique ego absolu avec son contenu à chaque fois monadique et concret  »Footnote 56.

En sa facticité, la monade a son «  histoire  » (Geschichte), qui est la somme des phases de son développement. Dans le cours de son devenir unitaire, chaque monade dispose d’une histoire qui est mise en perspective par un présent qui est «  à chaque maintenant comme un horizon dans lequel il peut pénétrer, qu’il peut parcourir, qu’il peut pour ainsi dire à nouveau traverser en le vivant sous la forme de souvenir isolés ou enchaînés  »Footnote 57. Cette «  histoire  » transcendantale implique la possibilité d’une reviviscence du passé et ainsi la constitution d’un rapport à soi qui se joue entre le même et l’autre. Dans cette histoire, l’ego se fait monade, se remplit d’un héritage qu’il ne doit qu’à lui-même : histoire ne désigne ici que le développement individuel et individué de la monade, non sa participation à une histoire d’ordre socio-historique.

Telles sont donc en somme les différentes dimensions de la monade que la phénoménologie génétique s’emploie spécifiquement à décrire : l’unité d’une auto-temporalisation qui est aussi d’ordre charnelle et affectuelle, l’unité concrète et factice d’un devenir. C’est par rapport à l’ego et à la monade que l’on peut désormais caractériser ce que signifie le concept de personne.

2.3 La personne comme unité des propriétés permanentes du sujet

Car Husserl n’en est pas resté là, pour deux raisons au moins. D’une part, cette caractérisation du moi monadique ne rend pas encore assez compte de l’individuation du sujet, notamment dans ses propriétés permanentes. D’autre part, on ne peut véritablement thématiser la question de la socialité dans le cadre d’une théorie de l’intersubjectivité monadique : le social se restreint nécessairement à une coexistence temporelle, à ce que A. J. Steinbock nomme une «  temporalité synchronique d’individus  »Footnote 58, une simple coexistence des flux monadiques qui ne peut aboutir qu’à une intersubjectivité temporelle abstraite.

Husserl a ainsi mobilisé le concept de personne pour penser le moi dans ses propriétés permanentes, c’est-à-dire le moi qui est le produit de l’histoire factice de la monade. Une note apposée par Husserl en marge du texte de 1921 consacré à la définition de la monade se révèle très instructive de ce point de vue. Commentant sa définition de la monade comme vie concrète, Husserl écrit alors :

Mais toute cette considération ne fournit aucun caractère concret, ainsi que je m’en rends finalement compte. Le moi est pourtant toujours «  constitué  » (constitué d’une manière entièrement propre) en tant que moi personnel, moi de ses habitus, de ses facultés, de son caractère. – Où est le lieu approprié à une discussion de l’habituel, des facultés ?Footnote 59

Conscient des limites d’une définition monadique du sujet, Husserl indique clairement une conception alternative qui doit cette fois permettre de penser un moi «  constitué  ». Ainsi l’«  histoire  » des changements vécus par la monade n’est-elle pas sans effet durable sur le sujet lui-même. L’auto-constitution du sujet implique aussi un auto-constitué. Voilà ce que l’on nomme désormais «  personne  » : l’ensemble des «  propriétés  » du sujet, l’ensemble des acquis de sa propre histoire. C’est donc une seconde conceptualisation de la personne qui s’affirme en proximité et différence de celle de la monade.

Une relecture du début de la quatrième des Méditations Cartésiennes peut ici servir de guide pour préciser les proximités et les différences des concepts d’ego, de monade et de personne. En effet, la quatrième des Méditations Cartésiennes présente l’avantage de se situer explicitement dans le registre de la phénoménologie génétique et de s’ouvrir sur une séquence qui s’efforce de distinguer nettement l’ego, la monade et la personne. Trois paragraphes successifs définissent ainsi l’ego comme «  pôle identique des vécus  » (§ 31), la personne comme «  substrat des habitus  » (§ 32), et enfin la monade comme «  pleine concrétion du Je  » (§ 33). Cette séquence a pour fonction d’introduire l’ensemble des considérations de la quatrième des Méditations, qui doit présenter les principes et les bénéfices d’une phénoménologie génétique : Husserl considère donc d’abord le moi dans ce qu’il a de permanent (l’ego, la personne) afin de mettre en lumière toute la spécificité de la problématique de la «  pleine concrétion du Je comme monade  », ainsi que celle de son «  auto-constitution  ».

Husserl distingue donc tout d’abord l’ego et la personne, l’ego étant simplement caractérisé au § 31, sans surprise aucune, comme pôle subjectif de l’activité constitutiveFootnote 60. Sans plus s’étendre à présent sur cette définition de l’ego, Husserl examine immédiatement une autre forme d’identité subjective, celle du moi personnel. Dans l’économie des Méditations Cartésiennes, c’est par rapport à ces deux formes d’identités que l’on pourra distinguer la monade comme «  pleine concrétion du moi  »Footnote 61. En attendant, le moi personnel est défini comme «  substrat des habitus  » ou encore comme «  substrat identique des propriétés permanentes du Je  » :

En se constituant par une genèse active propre comme le substrat identique des propriétés permanentes du Je, le Je se constitue aussi ultérieurement comme moi personnel qui se tient et se maintient – et cela en un sens extrêmement large qui nous autorise à parler aussi de personnes infrahumaines. Même si, en général, les convictions ne sont que relativement durables, elles ont leurs modes de changement (par modalisation des positions actives, parmi lesquelles : suppression ou négation, annulation de leur validité), le Je confirme, malgré de tels changements, qu’il a un style permanent où règne une unique identité, qu’il possède un caractère personnel.Footnote 62

Parallèlement à ses réflexions relatives au statut de la monade, Husserl a donc ­développé le concept de «  personne  » qui doit lui aussi permettre de penser différemment l’individualité du sujet, comprise passivement et activement cette fois. L’identité personnelle n’est plus l’unité fonctionnelle de l’ego mis en regard de la diversité de ses vécus. Il s’agit ici d’une identité qui est faite d’une coalescence de propriétés diverses qui sont les produits de l’histoire du sujet. En ce sens, la personne désigne l’identité permanente d’un sujet qui, loin de se perdre à chaque instant de sa constitution, est lui-même constitué par cette auto-constitution. Dans l’activité constitutive, l’ego ne se dérobe pas à lui-même, mais s’objective lui-même. En ce sens, le bénéfice attendu de la phénoménologie transcendantale sera celui d’une reconsidération de la subjectivité concrète et la dimension personnelle de la vie subjective qui ne peut être dévoilée qu’à partir de l’ego. C’est en ce sens que Husserl pourra noter en marge de ses Méditations Cartésiennes :

La différence entre moi, comme personne parmi certaines personnes, et d’autres personnes est elle-même une différence constituée – au sein de l’ego.Footnote 63

Il n’est pas exclu que la lecture de Leibniz n’ait pas influencé de manière décisive cette conceptualisation de la «  personne  », comme le montre un texte de juin 1921, qui s’ouvre précisément sur la définition que donne Leibniz de la personne dans les Nouveaux Essais. Husserl y suggère de toujours parler du «  soi  » (Selbst) plutôt que du «  Je  » (Ich), avant que de citer le passage décisif des Nouveaux Essais au cours duquel la personne est définie comme conscience de soi, c’est-à-dire conscience «  des actions et des pensées déjà passées  » :

Le mot de personne emporte un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, qui se peut considérer soi-même comme le même, comme une même chose, qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment (Bewuβtsein dans la tr. all.) qu’il a de ses propres actions.Footnote 64

Restituant alors en réalité les propos de Philalèthe (c’est-à-dire en définitive ceux que Leibniz attribue à Locke), Husserl réinvestit le legs de la théorie lockéenne de l’identité personnelle pour penser les difficiles problèmes à lui posés de l’auto-constitution (Selbstkonstitution) de l’ego et plus largement ceux du devenir personnel du sujet. À partir de ces premiers éléments, deux différences notables méritent d’être relevées entre la monade et la personne.

Premièrement, concernant la problématique de l’individuation subjective, la personne se détache du flux de la vie intentionnelle par la persistance de «  propriétés permanentes  » du Je. Ce n’est pas que la personne dure, persiste dans le temps par-delà les changements, c’est surtout qu’elle perdure comme un système de dispositions, de tendances et de prédéterminations des prises de positions. Au niveau de la personne, l’histoire du sujet se pose en héritage, dessinant un «  caractère  » personnel. Le concept de personne suppose celui de monade, mais il lui ajoute l’idée d’une histoire individuelle qui revêt une dimension pratique, sociale et éthique. La personne est l’unité d’un ensemble d’action sédimentées, de prises de position effectuées dans l’unité d’une forme de vie pratique, dans une cohérence maintenue à l’égard de soi et des autres.

Deuxièmement, ce qui signe la différence entre la monade et la personne est donc surtout l’activité de cette dernière. Ce qui fait la personne, c’est toujours en définitive l’activité pratique de la subjectivité. Comme le souligne Husserl dans les Méditations Cartésiennes, la personne est toujours le produit d’une «  genèse active propre  »Footnote 65. Husserl comprend ainsi spécifiquement sous le concept de personne tout ce qui ressortit à la détermination volontaire de l’activité pratique du sujet, qu’il s’agisse de la motivation, de la prise de position et de la prise de décision, du choix des buts et des projets, et enfin, de l’aspiration à la liberté : «  Le moi personnel est libre, il se décide comme il se décide, mais il peut aussi se décider autrement  »Footnote 66. Plus précisément, la personne existe par les décisions qu’elle prend et par les conséquences assumées de ces décisions.

Mais il importe de voir ici que cette activité ne vaut jamais que par rapport à la passivité et à ce que celle-lui livre. La personne se manifeste prioritairement par son activité, mais toujours seulement sur le fond d’une passivité associative, affectuelle et habituelle qui rend possible l’existence de «  propriétés permanentes  » du moi personnel. L’identité personnelle est pleine de ce qu’y découvre la phénoménologie génétique dans son exploration de la passivité de la conscience, le jeu des affections passives et la sédimentation des habitus.

De là, la situation curieuse occupée par la théorie de la personne dans ce que l’on peut hésiter à nommer le «  système  » de la phénoménologie. À bien lire la quatrième des Méditations Cartésiennes, la théorie de la personne ne relève qu’indirectement de la phénoménologie génétique, plus volontiers dédié à l’investigation de la monade et à l’exploration des problématiques de l’auto-temporalisation et de l’auto-affection. Mais il demeure néanmoins que la personne doit être pensée, comme le fait Husserl au § 32 des Méditations Cartésiennes, par rapport à la «  genèse transcendantale  »Footnote 67. La théorie de la personne se situe donc aux marges de la phénoménologie génétique, ou plutôt, elle la présuppose constamment. Car c’est bien, comme le souligne Husserl, «  en vertu d’une légitimité propre à la genèse transcendantale [que le moi] acquiert avec chacun des actes qui émanent de lui un nouveau sens objectif, une nouvelle propriété permanente  »Footnote 68. La seconde détermination conceptuelle de la personne doit donc toute son intelligibilité à la phénoménologie génétique, même s’il n’est pas sûr que celle-ci puisse ici vraiment avoir le dernier mot.

À ce point, la question se pose de savoir quelle peut être l’unité des deux concepts de personne que nous venons d’identifier : la personne comme membre du monde social ou comme unité des propriétés permanentes du moi. Tout d’abord, faut-il considérer que Husserl se soit simplement contenté de substituer l’un à l’autre sans autre forme de procès ? Ou au contraire, faut-il considérer qu’il existe une unité intime entre les deux concepts, la définition de la personne comme substrat des habitus éclairant en retour la conception première de la personne comme membre du monde social ?

À l’évidence, la problématique de l’individuation du sujet qui s’est développée dans le cadre de la phénoménologie génétique ne devait rien aux considérations des Ideen II relatives à la personne en tant que membre du monde social. Les problématiques spécifiques de la temporalisation et de l’auto-affection ont peu à voir avec la réflexion de Husserl sur le monde social. La seconde conceptualisation de ce qu’il faut entendre sous le terme de «  personne  », celle qui voit en la personne le «  substrat des habitus  » correspond bien plus à un approfondissement de la problématique de l’individuation qu’à une véritable reprise de la question de la socialisation du sujet.

Husserl lui-même a dit tout l’inconfort qu’il éprouvait à mobiliser un terme qui ne s’imposait à lui que par défaut. Dans les cours De la Synthèse passive, Husserl a pu déplorer l’absence d’un concept extensif de personne, qui soulignerait idée d’une centration égoïque des propriétés auto-constituées : plus seulement pôle des actes (ego), ni unité d’une genèse individuelle (monade), mais bien acquisition de propriétés permanentes :

Il manque malheureusement un concept de personne, qui serait le plus large possible, concept indispensable qui comprendrait également la vie animale supérieure, et désignerait seulement un être qui, en tant qu’il est un semblable moi, possède des propriétés égoïques permanentes.Footnote 69

Un texte datant du début des années 1930, qui montre d’ailleurs que la signification première de la notion était bien pour Husserl celle que lui avait assigné Locke, donne à penser qu’il dut se résigner à recourir au terme de «  personne  » faute de mieux :

La constitution du moi, en tant qu’il constitue une certitude d’être durable, en tant qu’il se maintient par là lui-même dans la totalité de ses résolutions, et qu’il se maintient comme étant lui-même sous la forme de l’abandon de l’auto-conservation et de l’auto-correction, en tant qu’il temporalise un moi perdurant à travers ses auto-conservations relatives, c’est la constitution du moi comme personne, comme sujet perdurant pour un univers d’étants, pour un univers qui existe, pour un monde qui est le corrélat de la personne – «  personne  » entendu en un sens exagérément élargi – mais je ne trouve aucun autre mot.Footnote 70

En dépit de cet inconfort manifeste, il demeure que Husserl n’a pas pour autant renoncé à sa première conceptualisation de la «  personne  ». Il est à l’évidence plus d’un texte des années 1920 et 1930 qui mobilisent encore cette définition du concept de personne pour le thématiser dans le cadre d’une réflexion clairement dédiée aux problèmes d’une phénoménologie du monde social, notamment via la question insistante, sur laquelle nous reviendrons dans la prochaine partie, de la «  normalité de l’expérience sociale  »Footnote 71. Il faut donc en conclure que la seconde conceptualisation ce que peut être une «  personne  » n’a pas évincé la première.

La question se pose de savoir ce que ces deux conceptualisations partagent en commun, ce qu’elles ont à se dire et ce qu’elles donnent à penser. Quelle est donc la parenté intime de ces deux déterminations conceptuelles ? Comment la seconde détermination du concept de personne informe-t-elle la première ? Comment passer d’une théorie radicale de l’individuation subjective à une théorie de la «  socialisation  » du sujet ? En quoi l’«  histoire  » du sujet fait-elle aussi de nous des «  membres  » du monde social ? Et de manière plus décisive : quel est donc l’inaperçu de cette théorie de la personne ou encore, quelle serait la nature de la genèse proprement sociale de la subjectivité ?

3 La genèse du familier

3.1 L’habitualité comme principe de la genèse passive : vers une théorie transcendantale de la personne

Pour penser pleinement l’auto-objectivation personnelle de l’ego sous une perspective génétique, il faut faire droit à une théorie de l’habitualité (Habitualität). En effet, Husserl conçoit celle-ci comme un pouvoir-être, une capacité configurante du devenir de soi qui à terme dote l’ego d’habitus, de propriétés égologiques, voire d’un «  style  » et d’un «  caractère  » personnel. C’est ainsi à l’habitualité que l’on doit, principiellement, l’identité particulière du sujet personnel, laquelle est somme d’habitus Footnote 72.

Ce que l’on nomme ici habitualité est cette disposition a priori en vertu de laquelle les expériences passées sont dans un premier temps retenues, sédimentées, puis, dans un second temps, réactivées, revivifiées et restituées : les expériences du passé peuvent alors valoir comme autant de prescriptions régulant le cours de l’activité constitutive en fonction de ce qui a déjà été formé. Double fonction de l’habitualité, double dimension de l’habitus, passivement contracté, activement restitué. D’une part, l’habitualité assure à l’ego pur la capacité d’instituer des habitus qui constituent l’ensemble disponible des acquis de son expérience, c’est-à-dire tout ce qui forme son «  avoir  » (Habe)Footnote 73. D’autre part, cet «  avoir  » du sujet fonctionne comme un ensemble de prédonnées qui orientent d’emblée le cours de l’activité constitutive, de la pensée et de l’action. C’est bien le point de vue de la genèse qui prime ici : l’habitualité forme ainsi des habitus qui déterminent, motivent d’une manière spécifique le cours de la constitution. Le concept de constitution peut dès lors être entendu un nouveau sens, celui d’un processus d’édification se déroulant du passé vers le présent, dont le résultat est un système d’apperception structuré comme habitus Footnote 74.

L’«  avoir  » habituel du sujet scelle la singularité de son pouvoir-être. C’est ainsi en vertu de l’habitualité que s’acquiert l’identité personnelle qui tout à la fois singularise le rapport subjectif au monde, mais aussi se singularise en lui. S’habituer, c’est ainsi, du point de vue de la phénoménologie transcendantale, réitérer une certaine modalité de la constitution objective, c’est reproduire une activité intentionnelle en reconduisant une manière de viser. S’habituer, c’est ainsi, à terme, habiter le monde en tant que personne : le percevoir en toute familiarité et agir en lui avec conséquence.

Cependant l’examen de cette théorie de l’habitualité doit nécessairement se distribuer en deux moments distincts. Il importe en effet de suivre Husserl qui nous invite expressément à distinguer les modes opératoires de l’habitualité selon la passivité et l’activitéFootnote 75. Passivité et activité, loin de s’opposer, travaillent toutes deux à l’unité de la vie du sujet, elles collaborent toutes deux en vue d’une cohérence du devenir personnel, mais sur des modes bien différents. Entre l’acquisition passive des habitus et leur formation active, volontaire, c’est certes une même habitualité est à l’œuvre, mais elle n’opère pas dans un cas et dans l’autre de la même manière. Entre l’habitualité passive et l’habitualité active, il est un écart essentiel qu’on ne peut réduire. D’un côté, les habitus passivement formés apparaissent comme autant d’unités noétiques se dégageant du devenir monadique ; de l’autre, dans le cadre d’une théorie de la pratique, les habitus sont le produit d’une sédimentation des prises de positions (Stellungnahme) et ils expriment alors une capacité d’itération des actes qui se présente comme occasion de leur reprise volontaire assumée. C’est à la faveur de ce double régime de l’habitualité que se dessinent le style et le caractère personnel du sujet, où se joue toute la singularité contingente de son vivre et de son agir dans le monde social. Nous nous occuperons dans ce chapitre de l’habitualité personnelle envisagée depuis la théorie génétique de la passivité. Le prochain chapitre réinvestira la théorie de l’habitualité dans le cadre d’une théorie de la pratique et du rapport actif de l’ego au monde social.

À ce point, nous devons donc répondre à ces trois questions : quelle est donc l’œuvre particulière de l’habitualité au niveau de la personne, dans le registre des synthèses passives tout d’abord ? En quoi cette théorie de l’habitualité nous permet-elle d’asseoir une conception transcendantale, non empirique de la personne ? En quelle mesure cette théorie de l’habitualité est-elle à même de préciser, fût-ce indirectement, l’idée d’une personne définie comme membre du monde social ?

En vue de répondre à ces questions, nous partirons ici de cette hypothèse de travail, que nous mettrons rapidement à l’épreuve : en élaborant sa théorie transcendantale de l’habitualité, Husserl parvient à produire une définition transcendantale de l’expérience personnelle. En ce sens, il convient de bien prendre la mesure de tout ce qui distingue l’ego comme foyer de l’habitualité de la personne comme substrat des habitus. Cette entreprise, cependant, à son coût : celui d’une définition strictement égologique (ou encore solipsiste) de l’habitualité. Pour Husserl, l’habitualité doit tout à l’ego purFootnote 76.

Plusieurs remarques doivent ici être formulées.

  1. 1.

    Premièrement, notons que la théorie de l’habitualité est donc d’abord pensée dans le cadre de la problématique de l’auto-individuation, non de la communautisation (Vergemeinschaftung) du sujet. L’habitualité se comprend avant tout comme principe d’une dynamique structurante de la formation de soi au terme de laquelle l’ego se fait personne, c’est-à-dire individu personnel doté de «  propriétés  ». L’habitualité n’est donc nullement conçue comme une puissance d’accoutumance, comme capacité à se conformer aux mœurs, aux us et coutumes, qui fait alors de la personne un membre effectif du monde social. En d’autres termes, Husserl confirme la mise en suspens de la définition de la personne comme «  membre du monde social  ». Il s’agit bien ici de congédier la définition par trop «  empirique  » de la personne pour nous permettre de penser la signification proprement transcendantale de l’ego personnel, afin de répondre de manière convaincante au problème de l’auto-objectivation du sujet. L’habitualité pensée au niveau de la personne n’est pas simplement conçue par Husserl comme une dette contractée par le sujet envers des structures sociales déjà en place. L’habitualité demeure une disposition subjective de l’ego pur, de part en part : ce qu’elle enregistre, assimile et restitue, ce sont avant tout les expériences du sujet. En ce sens, l’habitualité se définit comme formation de soi et non comme capacité à se conformer à des pratiques et des routines déjà en place dans le monde social. La formation des habitus ne se réduit pas à l’appropriation et à la reproduction de pratiques déjà en place, reconnues et admises par tous, ou à tout le moins pas les membres d’une communauté sociale déterminée. Sur ce point, la pensée husserlienne se distingue tout à la fois de celle de SchützFootnote 77 et de celle de BourdieuFootnote 78. De la rigueur mise à distinguer l’habitus (trans­cendantal) de l’habitude (empirique), le prix à payer est ainsi celui de la difficulté foncière rencontrée à penser le phénomène de l’habituation dans son rapport aux mœurs et aux coutumes, aux modes institués de la vie socialeFootnote 79.

  2. 2.

    Cette première remarque en appelle cependant une seconde. Si la théorie de l’habitualité se développe donc dans la seule perspective de l’auto-individuation, il reste à préciser son rôle au niveau de la personne, et ainsi sa place dans l’économie des différentes dimensions de la vie subjective : purement égologique, monadique ou personnelle. Toute la difficulté consiste ici à penser le rapport de l’ego pur comme siège de l’habitualité à l’ego personnel comme substrat des habitus.

Force est de constater que la théorie husserlienne de l’habitualité a souvent été abordée et commentée depuis le seul dispositif ego-monade, en négligeant ainsi trop souvent la question de la dimension proprement personnelle des habitus. Comme l’a bien montré L. LandgrebeFootnote 80, l’habitualité doit avant tout être considérée comme le principe recteur de la genèse monadique, c’est-à-dire de l’individuation concrète de l’ego comme monade. L’habitualité permet de penser l’instauration du rapport génétique ou «  historique  » qui s’institue entre l’identité de l’ego pur et l’individuation temporelle, charnelle de la monade. L’habitualité est ce qui fait que le devenir monadique n’est pas un pur devenir, mais bien une «  histoire  » dont le déroulement fait fond sur les acquis des expériences passées.

Il est d’autant plus tentant de penser l’habitualité de manière privilégiée dans le cadre du rapport ego-monade que Husserl attribue précisément l’origine de l’habitualité à l’ego purFootnote 81. Husserl lui-même, au § 29 des Ideen II, fait ainsi de l’habitualité une «  faculté de l’ego pur  » et des habitus des «  formations d’unité  » qui se présentent au sein du «  flux de conscience monadique absolu  »Footnote 82. L’habitualité réside au cœur même de l’ego, puis se situe au principe du devenir immanent qui fait du moi un soi. On comprend tout le confort que l’on peut trouver à instituer l’habitualité dans l’ego pur : c’est ainsi l’originarité de l’ego qui se trouve préservée jusque dans l’institution du soi. Cependant, en faisant ainsi résider l’un des principes du devenir-soi dans l’absoluité de ce qui est par principe sans devenir, Husserl nous contraint effectivement à penser l’habitualité à l’articulation de l’absoluité de l’ego et de l’individuation monadique.

Cette position première du problème d’une théorie de l’habitualité a suscité des difficultés interprétatives considérables et il revient à R. Ingarden d’avoir identifié les principaux points de litiges livrés aux discussions des exégètesFootnote 83. Parmi ceux-ci, le plus crucial aura été celui de la «  “constitution” des propriétés habituelles  », à propos duquel R. Ingarden a pu suggérer différentes pistes de recherches, qui valent comme autant de conceptions possibles du mode d’être des habitus. Une littérature critique non négligeable et fort intéressante s’est consacrée à la discussion de ces difficultés, où se décide d’ailleurs une bonne part de la compréhension de ce que peut la phénoménologie génétiqueFootnote 84. Mais le propos tenu sur la théorie de l’habitualité demeure le plus souvent référé au cadre de pertinence délimité par la paire instancielle ego-monade. L’examen des bénéfices de la théorie de l’habitualité pour une théorie phénoménologique de la personne reste ici le plus souvent hors de considération.

  1. 3.

    Cette seconde remarque nous impose donc de préciser le rôle spécifique de l’habitualité au niveau de la personne. Il convient pour cela de préciser la définition de la personne donnée plus haut. Nous avons en effet insisté sur le fait que, sous le terme de «  monade  », Husserl pense l’ego dans le cours de son devenir et nous avons alors caractérisé la personne comme étant le moi dans «  ses propriétés permanentes  », c’est-à-dire le moi qui est le produit de l’histoire factice de la monade. C’était situer la personne comme unité stable constituée au regard de la monade.

Cependant la différence entre la monade et la personne mérite d’être mieux précisée, et la prise en compte de la question de l’habitualité permet d’y pourvoir, pour autant que l’on consente à en réorienter la compréhension. En effet, si l’habitualité a bien pour fonction de sceller l’unité de la vie subjective comme vie en devenir, comme genèse de soi, cette unité est aussi celle d’une vie constitutive. En d’autres termes, il faut envisager la question de l’habitualité non plus depuis la problématique des rapports qu’entretiennent les différents niveaux de la subjectivité dans le devenir du soi, mais aussi en direction de la problématique de la constitution de l’objectivité. On dispose alors d’une lecture toute différente de la théorie de l’habitualité, à même de révéler sa fécondité et sa pertinence pour une théorie transcendantale de la personne, puis pour une éventuelle reconsidération de la définition de la personne comme membre du monde social : le concept de «  personne  » se distingue de celui de «  monade  » en ce qu’il assume le devenir monadique non comme un simple devenir de soi, mais comme une devenir se produisant dans un rapport permanent à la constitution du monde objectif. Ainsi, aux côtés de la définition strictement égologique de l’habitualité comme disposition de l’ego pur à former des unités noétiques dans le cours du devenir monadique, il faut restituer à l’habitualité toute sa puissance d’objectivation : l’habitualité est également au principe d’une genèse passive d’un monde environnant familier, qui apparaît comme «  mon  » monde, lequel est aussi, depuis les Ideen II, l’espace premier de la communautisation interpersonnelle.

3.2 Habitualité et style constitutif

L’habitualité, dans l’ordre de la constitution de l’objectivité, apparaît ainsi comme «  style constitutif  »Footnote 85 du sujet, c’est-à-dire comme cette façon unique que le sujet a de constituer un monde objectif comme étant son monde, en le constituant à sa manière. L’idée d’un style constitutif ne se comprend pleinement que si l’on prête attention au fait que l’habitualité concerne l’activité intentionnelle de l’ego en son mode opératoire. Ce que l’habitus réitère, c’est un modus operandi, une manière de constituer qui s’est déjà produite.

Ce faisant, l’habitus conserve et délivre la puissance durable de l’Urstiftung, c’est-à-dire de l’institution originaire du sens d’un vécu ou d’une expérience. L’Urstiftung est cette inauguration d’un horizon de sens qui prescrit un horizon délimité d’expériences possibles référées à elleFootnote 86. L’Urstiftung est l’institution d’une expérience qui recèle, potentiellement, des expériences à venir. Le style constitutif, pensé au niveau d’une expérience, est ainsi conséquence de l’Urstiftung : tout à la fois ce qui en procède et ce qui lui fait suite.

C’est ainsi la continuité stylistique en fonction de laquelle je me rapporte à l’expérience qui établit l’unité du monde dans la durée, comme étant ce monde auquel je me rapporte en permanence, comme étant mon monde. Au § 99 de Logique formelle et logique transcendantale, lequel reprend le problème d’une fondation de la logique depuis la perspective de la phénoménologie génétique, Husserl note très justement, évoquant Descartes, que la vie intentionnelle constitutive nous apparaît avec une «  nécessité apodictique  », tandis que le monde n’aura jamais pour nous qu’une «  existence présomptive  » :

Le monde réel existe seulement avec la présomption qui se dessine constamment que l’expérience continuera constamment à s’écouler dans le même style constitutif.Footnote 87

Ainsi le monde ne nous apparaît-il comme monde durable, persistant qu’à la faveur du style constitutif. Certes, le style constitutif a pour lui toute une expérience passée, ainsi que la continuité à chaque instant renouvelée de l’expérience. Le style de la personne procède de l’histoire monadique du sujet, de la sédimentation des expériences passées, qu’il revivifie dans le présent vivant de l’activité constitutive. En d’autres termes, le style prescrit le cours de l’activité constitutive à venir en tenant compte de ce qui a déjà été constitué. L’«  histoire  » du sujet détermine par avance la donation de l’expérience : le style est ainsi cette façon qu’à le sujet transcendantal de constituer, d’anticiper le cours à venir de l’expérience. Il est de ce point de vue tout à fait significatif de voir Husserl mobiliser la notion de style, dans la Krisis, relativement à la question de l’«  historicité  » :

[…] la considération universelle de l’historicité de l’existence humaine, dans toutes ses formes de communautés et dans les strates historiques de celles-ci, montre que, par essence, une certaine attitude est en soi la première, et donc qu’un certain style normatif de l’existence humaine (pour parler dans la généralité formelle  » dessine une première historicité, à l’intérieur de laquelle le style normatif factuel qui est à chaque fois celui de l’existence créatrice de culture, qu’on soit en période d’essor ou de décadence ou de stagnation, demeure formellement le même.Footnote 88

En ce sens, le style est bel et bien une propriété de l’ego, une forme d’habitus et il doit en toute rigueur être pensé au niveau de la personne, dans la mesure où celle-ci est effectivement comprise comme «  unité des propriétés du moi  ». La notion de style constitutif pense l’individualité personnelle qui s’expose dans l’activité de constitution. La personne, au sens transcendantal, a son style, qui est l’allure propre de l’activité constitutive de l’ego.

Cependant il convient de noter que cette propriété du moi n’est pas qu’une propriété parmi d’autres. En effet, cette propriété régit l’ensemble du cours de la vie constitutive. Le style régit l’ensemble des «  propriétés  », des habitus, les coordonnant entre eux pour faire jouer leur complémentarité. Le style constitutif consacre ainsi l’avènement d’une norme égologique propre qui rend possible une unité personnelle stable, par-delà le devenir monadiqueFootnote 89.

3.3 Habitualité et typicité

La notion de «  style constitutif  » pense ainsi la cohérence générale de l’histoire ­constitutive du sujet dans son rapport au monde et rend concevable l’articulation du devenir monadique à une dimension de «  propriété  » personnelle. Seulement nous n’avons pas encore rendu compte de l’activité constitutive dans sa dimension d’appropriation, des modalités de son effectuation, en prise avec le monde, qui institue la personne.

C’est la théorie de la typicité qui doit nous permettre d’y remédier. En effet, la genèse subjective des habitus implique un développement génétique de l’objectivité qui fait fond sur une typicité intentionnelleFootnote 90. L’envers objectif de l’habitualité est ainsi la typicité, i. e. la capacité du sujet à instaurer et reconnaître des types, c’est-à-dire des formes schématiques qui ne retiennent qu’un nombre réduit de traits pertinents.

Le mot type doit seulement servir à caractériser les généralités, dont nous parlons ici, en tant qu’elles s’offrent dans l’expérience et en tant que généralités intuitives invariantes qui se maintiennent à travers les changements de l’expérience possible.Footnote 91

Sans la réduction, le type est empirique et contingent : les types ne sont tout d’abord, de ce point de vue, que des essences «  vagues  » générées dans le cadre de l’attitude naturelleFootnote 92. Pour la phénoménologie transcendantale en revanche, les types jouent un rôle particulier dans l’économie de l’activité constitutiveFootnote 93.

La formation d’unités noétiques dans l’habitualité a pour pendant la formation d’unités noématiques qui confèrent un caractère typique à la visée intentionnelle. Ce sont les analyses d’Expérience et jugement qui sont ici les plus nourries quant au statut du type comme horizon de «  préconnaissance  » instituée par l’expérience préalable d’une visée intentionnelle objectivante analogue :

Mais ce n’est pas seulement ce qui est co-donné en original comme perceptible dans l’arrière-plan objectif qui donne occasion d’une contemplation relationnelle, et de l’acquisition de déterminations relatives ; mais aussi l’horizon de préconnaissance typique dans lequel tout objet est pré-donné. Cette familiarité typique co-détermine ce qui contri­bue, en tant qu’horizon externe, à la détermination de tout objet d’expérience, même sans qu’il y ait une coprésence objective correspondante.Footnote 94

Husserl distingue très précisément le co-donné, qui se situe à l’arrière plan objectif de la visée, c’est-à-dire dans l’actualité même de la visée intentionnelle, du pré-donné ressaisi comme préconnaissance typique. Là encore, quelque chose est «  donné avec  » ce qui est actuellement donné ou visé, mais cette co-donation renvoie à l’institution originaire d’une expérience passée. L’effectivité de la reconnaissance typique révèle toute l’œuvre de l’habitualité dans la perspective de la constitution de l’objectivité. Dans toute constitution, il est ainsi une typique intentionnelle qui se fonde sur une corrélation durable de la personne et du monde :

[…] un objet, quel qu’il soit, n’est rien qui soit isolé et séparé, mais est toujours déjà un objet situé dans un horizon de familiarité et de préconnaissance typiques.Footnote 95

Pour parler de manière générale, même les choses de ce monde qui nous sont inconnues nous sont connues, selon leur type.Footnote 96

La typification de l’expérience opère nécessairement en deux temps, comme schématisation de l’expérience tout d’abord et comme restitution par analogie du sens d’une expérience passée ensuite. On retrouve ici la double dimension, conservatoire et restitutive de l’habitus, mais rapportée cette fois à la constitution de l’objectivité. D’une part en effet, la typification opère en sélectionnant un certain nombre de traits pertinents ou saillants de l’expérience : elle en schématise le cours, n’en retient que des schèmes. D’autre part, la formation des types instaure des médiations déterminantes entre les expériences passées et présentes, elle révèle les analogies qui peuvent être légitimement établies entre différentes visées.

[…] on a déjà mentionné le fait que cette institution d’habitualités à chaque étape de l’explication, de la connaissance d’un objet dans ses propriétés n’est pas quelque chose qui concerne seulement celui-ci en lui-même, mais que par là se trouve en même temps pres­crite une typique sur le fondement de laquelle, par transposition aperceptive, d’autres objets d’une espèce analogue apparaissent également dès l’abord comme objets de ce type dans une familiarité préalable, et sont anticipés selon un horizon.Footnote 97

3.4 Le monde familier comme monde du «  chez soi  » (Heimwelt)

Ainsi la théorie de l’habitualité, en faisant fond sur la distinction ego/monade/personne et en thématisant l’œuvre spécifique du style constitutif et de la typification de l’expérience, permet de produire une définition transcendantale de l’expérience personnelle dans sa prédonnée, dans le rapport au monde qui apparaît comme étant toujours mon mondeFootnote 98. La théorie transcendantale de la personne pense la vie intentionnelle constitutive comme une appropriation et une réappropriation permanente des significations de l’expérience. La personne se définit ainsi ultimement comme sujet d’un monde familier (Heimwelt), d’un monde que l’on éprouve comme étant celui du «  chez soi  » :

Ce monde familier est le corrélat de sa propre existence, il est sujet personnel pour ce monde et sujet pour sa «  vie  » – qui ne caractérise pas ici le présent d’une vie momentanée, mais la vie en son vaste horizon […].Footnote 99

Ce qui se trouve ainsi repensée, c’est en définitive la «  mienneté  » qui liait, dans les Ideen II, le sujet à son monde environnant. Comme on s’en souvient, c’était alors essentiellement sur le mode de l’investissement axiologique que le sujet s’appropriait son Umwelt. La considération de la genèse du monde familier depuis la vie intentionnelle du sujet offre une description plus fine, plus précise et plus pertinente de cet investissement. On est à cet égard fondé à considérer que la notion de Heimwelt dissipe les obscurités de la notion d’Umwelt. Dans le manuscrit A V 10 (1920), Husserl substitue d’ailleurs clairement la première notion à la seconde :

«  monde environnant  » (Umwelt) est le «  monde  » au sein duquel vit l’homme conscient, en tant que constitué pour lui-même en tant qu’homme, le monde qui lui est familier (heimisch) au sens le plus large, qu’il a constitué ou pourrait constituer comme son foyer (Heim) […]Footnote 100

Le Heimwelt est ce monde hospitalier parce qu’habité, un monde où les habitus et les typifications ont pris d’ores et déjà pris leurs marques. Dans le rapport personnel que le sujet tisse avec lui, le monde familier est ainsi la dimension objectivée, mondaine de cet «  avoir  » du sujet qui scellait l’unité du devenir monadique, ensemble accumulé des acquis de l’expérience prescrivant le cours de l’expérience constitutive à venir. Le monde familier est le monde de la confiance acquise dans le cours de l’expérience, la justification de la présomption de son existence continuée. En ce sens, le Heimwelt est bien plus que la somme des horizons de familiarité particuliers référés à telles ou telles visées objectivantes. Certes, il n’est rien sans la multitude foisonnante des expériences familières particulières, mais il affirme aussi la fami­liarité au niveau même de l’ensemble de la vie intentionnelle.

Le monde familier (Heimwelt), est ainsi premièrement défini comme produit de l’appropriation intentionnelle, comme structure générale de la familiarité, non comme rapport à l’étrangeté, à l’insolite ou à l’inconnu. Ce n’est certes pas que le monde familier méconnaisse l’étrangeté : bien au contraire, le monde familier ne cesse d’éprouver ses limites en conjurant l’étrangeté, la nouveauté inédite, le non-familier. La puissance particulière du monde familier réside précisément dans sa capacité à assimiler l’étrangeté pour la réduire, jusqu’à l’intégrer comme un nouvel élément familier, comme une composante supplémentaire du monde familier :

L’étranger (das Fremde) est originellement une rupture de ce qui est connu, de ce qu’on cherche à étendre dans le style habituel (in gewohntem Stile), mais la manière dont la rupture se produit devient elle-même familière comme type, devient elle-même un style dans le nouvel horizon.Footnote 101

La familiarité du monde n’est ainsi, pour la personne, jamais une chose acquise, mais bien plutôt un perpétuel aménagement du monde, sans lequel le sujet ne peut y prendre ses aises. Le monde familier est l’empire que la personne conquiert dans le monde pour le faire sien.

En ce sens, la vie habituelle, typifiante et familiarisante est le foyer toujours allumé d’une normativité constituante qui régule l’ensemble de la vie intentionnelle. La personne se fait dans l’institution toujours à l’œuvre du monde familier. La familiarité est ainsi la source vive, d’ordre solipsiste, d’une normativité qui est aussi la possibilité de tout rapport à la normalité sociale. Cependant, on doit insister sur le fait que Husserl limite ses analyses au cadre de l’individu personnel abstraitement isolé. Pour le phénoménologue, la définition de la familiarité du monde familier s’effectue d’abord dans le seul registre de la personnelle individuelle, non dans celui de l’interpersonnalité. C’est d’ailleurs bien en ce sens que Husserl thématise cette notion à partir du début des années 1920, dans le contexte de l’essor de la phénoménologie génétique et à l’époque du remaniement de la théorie de la personneFootnote 102. Ce n’est que dans un second temps, au début des années 1930, notamment au moment de la révision des Méditations Cartésiennes, que Husserl entreprendra de concevoir sur nouveaux frais le monde familier, le Heimwelt, comme formation communautaire, comme produit d’une Vergemeinschaftung relativeFootnote 103. La définition du Heimwelt y gagnera une portée sociale que nous considérerons dans la dernière partie de cette étude, mais qui excède ici le cadre de la redéfinition de la personne par la phénoménologie génétique.

L’exploration de la phénoménologie génétique de la passivité a mis au jour la genèse passive du monde personnel sensible comme environnement quotidien, proche et familier. Sous le régime de la phénoménologie génétique et à partir de la théorie phénoménologique de l’habitualité, c’est ainsi un nouveau concept de personne qui s’affirme. Celui-ci offre une première réponse au problème de l’auto-objectivation et de la prédonnée de l’ego personnel. D’une part, la phénoménologie est désormais plus à même de rendre compte de l’«  histoire  » personnelle du sujet comme sédimentation du sens et implication intentionnelle, comme jeu de l’institution et de la restitution des significations. D’autre part, le problème de la nature de la conscience «  sociale  » des Ideen II, c’est-à-dire de la conscience de l’appartenance au monde social, se trouve posé en des termes qui en renouvellent le sens : le «  monde environnant  » spirituel du § 51 des Ideen II, dont la description demeurait singulièrement lacunaire et déficiente, peut ainsi être requalifié comme monde familier ou comme monde du «  chez soi  » (Heimwelt), comme un monde que je reconnais comme étant «  mon  » monde. Je ne peux me vivre comme membre du monde social qu’à partir d’un monde que j’ai fait mien : la conscience sociale d’appartenance implique la conscience de l’appropriation d’un monde reconnu comme familier.

Cependant, on doit bien concéder que, dans le cadre de la phénoménologie génétique, les analyses husserliennes en restent aux limites définies par la problématique de l’individualisation de l’ego. Ce qui se trouve ainsi pensé, c’est la singularisation, la relativisation subjective de la conscience de monde par l’instauration de la ­familiarité. En somme, à ce niveau, Husserl approfondit la question d’une phénoménologie de la personne, sans pouvoir en tirer les conclusions qui s’imposent quant à la question de l’interpersonnalité. De la conscience d’un monde «  mien  » à un monde qui est «  nôtre  », il y a comme un saut, que Husserl, avant les années 1930 et l’apparition de la problématique du monde de la vie, ne franchit pas. Si Husserl pense le devenir individuel de l’habitus, il ne thématise sa dimension commune. Ce qui fait donc défaut, ce qui excède les limites d’une phénoménologie génétique pourtant si riche d’enseignements, c’est la position d’un monde reconnu comme commun, c’est la prise en compte d’une communautisation de l’expérience sociale, d’une genèse proprement sociale du monde social. Retenons donc ce point, avant que d’examiner la seconde redéfinition significative du concept de personne.