L’ontologie régionale du monde social peut également être atteinte et découverte par le biais d’une phénoménologie de la communication. Le geste est alors fort différent de celui que nous venons d’examiner. On ne procède plus à une découpe de l’être, à la cartographie de ses régions fondamentales et à l’exploration de ces sous-régions au sein desquelles se distribuent l’ensemble des objets du monde. Il s’agit plutôt de suivre la genèse à la fois pratique et gnoséologique du monde social, à partir de la relation intersubjective et de l’échange communicationnel qui lui donne sa concrétude. On assiste alors à l’émergence d’une strate de réalité qui n’apparaît que dans le cadre d’un monde environnant constitué comme monde commun et, en lui, à la faveur de relations interpersonnelles de communication. Dès lors, la phénoménologie de la communication entend décrire les pratiques communicationnelles par lesquelles la subjectivité sociale s’édifie et se complexifie, dans le rapport que le sujet entretient aux autres sujets comme à lui-même, à la fois comme sujet pratique et comme sujet de connaissance.

La teneur propre et l’originalité de cette phénoménologie de la communication n’ont pas toujours été bien reconnues, au sein même de l’exégèse husserlienne. D’un point de vue systématique, la phénoménologie de la communication est pourtant celle qui ouvre et introduit l’investigation du monde social tout en l’articulant aux principaux acquis de la théorie de l’intersubjectivité. La «  communauté de communication  » est l’élément premier de tout monde social, elle est cette première façon d’instituer un «  nous  », que l’on peut tenir pour une première forme de «  synthèse  » entre le Je et le Tu. Certes, ce «  nous  » à de bonnes chances de demeurer encore, à ce niveau, une simple réciprocité intersubjective instituée par une relation de face-à-face et il restera à produire les critères de différenciation qui distinguent la «  communauté de communication  » de la «  communauté sociale  ». En attendant, il faut prendre acte du fait que la relation de communication représente pour Husserl l’élément premier du monde social : il n’est pas de monde social concevable sans communication interpersonnelle située à sa genèse. Il nous a paru opportun de restituer les tenants et les aboutissants de cette phénoménologie de la communication afin de mieux préciser la teneur de cette orientation «  communicationnelle  » de la phénoménologie husserlienne, dans l’in­tention maintenue de l’élaboration d’une ontologie régionale du monde social.

1 La phénoménologie de la communication dans l’œuvre de Husserl

Si ce thème de la philosophie husserlienne a souvent été négligé, c’est sans doute parce que Husserl ne l’aborde que de manière le plus souvent incidente et que son développement n’a pas fait l’objet d’une reprise synthétique. Indiquons les lieux et les évolutions les plus marquantes de cette phénoménologie de la communication.

1.1 Les remarques précoces des Recherches Logiques

Husserl, tout au long de son œuvre, est revenu à plusieurs reprises sur le phénomène de la communication. À cet égard, il est à noter que les Recherches Logiques exposent déjà l’esquisse préliminaire d’une problématique qui sera bien, en définitive, celle du monde commun et de la communication sociale à laquelle ce dernier fournit un cadre d’effectuation possible. En effet, les Recherches Logiques indiquent en creux une phénoménologie de l’échange communicationnel au sens large (non restreint à la seule forme de l’échange langagier) et les remarques formulées par Husserl à ce propos méritent examenFootnote 1.

Le propos de la première des Recherches Logiques est entièrement commandé par la distinction liminaire établie entre expression (Ausdruck) et indication (Anzeige). C’est dans ce cadre que Husserl en vient à examiner le cas du discours communicatif :

Ce qui, seul, rend possible l’échange spirituel (geistiger Verkehr), et fait du discours communicatif (verbindene Rede) un discours, réside dans cette corrélation médiatisée par la face physique du discours, entre les véhicules physiques et psychiques s’appartenant mutuel­lement, des personnes en relations réciproques. Parler et écouter, la manifestation (Kundgabe) de vécu psychique dans l’acte de parler et l’appréhension (Kundnahme) de ceux-ci dans l’acte d’écouter, sont corrélatifs.Footnote 2

La communication n’est donc pas pensée pour elle-même, comme échange social (spirituel, dit Husserl), mais seulement à partir de ses conditions de possibilité, dans la double perspective d’une sorte de «  psycho-physique  » au statut encore bien ambigu (dans l’extrait précité à tout le moins) et d’une sémantique spécifiée comme théorie générale de l’expression. La première de ces conditions de possibilité rési­derait donc dans la corrélation entre une manifestation (Kundgabe) et une appréhension relative (Kundnahme) d’actes et de vécus. Manifestation et appréhension désignent les médiations communicationnelles qui articulent les deux dimensions, physique et psychique, de la communication. On notera que dans la première des Recherches Logiques, Husserl n’examine pas plus avant la question de l’«  entre-appartenance  » du physique et du psychique, question qui trouvera toute son importance dans le cadre des investigations sur la constitution de l’alter ego.

Husserl prend soin en revanche de mentionner une seconde condition de possibilité de l’échange communicationnel : celle de la reconnaissance de l’intention de communication, qu’il considérera toujours comme une condition nécessaire du phénomène de communication. Husserl précise en effet que les «  mouvements expressifs  » ou extériorisations corporelles (les gestes, les mimiques, etc.) qui accompagnent couramment le discours sont dénués de signification. Ces «  mouvements expressifs  » peuvent être interprétés. Mais ils ne sont pas pour autant des signes institués par une intention de communication, comme peuvent l’être les indications ou les expressionsFootnote 3.

L’échange spirituel (geistiger Verkehr) s’alimente donc de la reconnaissance réciproque des volontés de communication : ici se découvre une troisième condition de possibilité de la communication – la reconnaissance interpersonnelle entre sujets volontaires –, qui va bien au-delà du simple repérage d’une intention de communication. On notera que, singulièrement, Husserl peut ici mobiliser l’expression forte d’échange spirituel (geistiger Verkehr), sans examiner pour autant ce phénomène pour lui-même. Il se contente de le reconduire à sa condition de possibilité, qu’il nomme lui-même assez vaguement «  une certaine corrélation  », laquelle toutefois ne va pas jusqu’à la «  complète identité  ». Quel est donc son statut  ? Les Recherches Logiques ne présentent qu’une esquisse de réponse à cette question, au § 4 de la première des Recherches Logiques, paragraphe présenté comme une «  Digression sur l’origine de l’indication dans l’association  ». Husserl se contente d’y affirmer que cette «  corrélation  » a son origine dans l’association, dans la pleine entre-appartenance sensible (fühlbare Zusammengehörigkeit)Footnote 4. En ce sens précis, la figure d’autrui n’est pas absente des Recherches, mais elle n’est encore qu’une ­donnée d’une communauté fusionnelle d’ordre affectif.

Dans les Recherches, Husserl ne pousse pas plus loin l’investigation de celle-ci, il ne s’interroge pas sur ses conditions de possibilité et ne considère en définitive le problème que pour mieux l’évacuer. En effet, la «  communication à autrui  » impose aux énoncés chargés de décrire et d’exposer les caractéristiques des vécus psychiques une impureté fondamentale. Dans le dispositif de la première Recherche Logique, la distinction établie entre expression et indication peut alors être mobilisée pour opérer une réduction à l’idéalité qui met hors-jeu l’indiciel de la sphère de l’expression. Pour Husserl, dans leur fonction communicative, les expressions fonctionnent en effet comme des indices de la pensée d’autrui. Or, dans le cadre d’une investigation consacrée à l’élaboration d’une logique «  pure  », on peut et on doit laisser de côté l’ensemble des vécus qui concernent cette fonction de manifestation indicielle de la pensée d’autrui. Le § 8 de la première des Recherches Logiques peut alors revenir aux «  expressions dans la vie psychique solitaire  » et dégager la seule question du rapport de l’expression (Ausdruck) et de la signification (Bedeutung).

Il faut voir dans cette promotion du discours solitaire un geste durable, qui sera d’ailleurs reconduit dans les Leçons sur la doctrine de la signification de 1908Footnote 5. Les Recherches Logiques laissent donc en friche l’investigation phénoménologique de la communication comme moyen privilégié du déploiement d’un geistiger Verkehr, c’est-à-dire comme constitution pratique de la communauté sociale. De ce point de vue, il n’est pas possible, compte bien tenu des choix théoriques évoqués plus haut, de considérer que les Recherches Logiques contiendraient comme en germe la théorie de l’intersubjectivité à venir et encore moins la phénoménologie du monde social, notamment dans ses accents interactionnistes et interpersonnalistes. Néanmoins, les Recherches exposent les premiers éléments d’une problématique qui fera l’objet d’une réélaboration spécifique et qui décidera de certaines orientations de la théorie postérieure de la communication.

Sur ces premières bases, les investigations de Husserl se sont développées selon différentes directions complémentaires.

1.2 La phénoménologie de la communication après 1910

Il semble que la question de la communication ait trouvé un net regain d’intérêt dès le début des années 1910. L’attention portée aux phénomènes de la communication n’est pas liée à l’évolution des réflexions de Husserl quant au problème de l’analyse constitutive de l’alter ego, largement traitée, dans la période 1900–1910, via la question débattue de l’Einfühlung, dans la perspective naissante d’une théorie de l’analogisation. Or il semble bien qu’il faille soigneusement distinguer entre deux problématiques différentes. D’une part, Husserl travaille la problématique de la coexistence intersubjective et une théorie de la communication comme échange et la théorie de la relation sociale n’est pas requise à ce niveau. Ainsi, la question d’une communication liant les sujets entre eux n’apparaît encore pas dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, cours de 1910–1911 où Husserl expose une première version de la théorie de l’intersubjectivité. D’autre part, Husserl engage l’examen d’une nouvelle problématique, selon laquelle l’alter ego, dans le cadre d’une relation de communication, n’est pas une simple subjectivité autre, mais bien un foyer d’expressivité qui sollicite mon attention et qui est pour moi une irremplaçable source d’expérience interprétative. C’est en somme la considération de la troisième des conditions de possibilités de la communication identifiées plus haut qui prévaut alors, celle qui concerne la constitution d’un Nous, d’un geistiger Verkehr.

À partir de ce moment, Husserl voit dans la communication une certaine genèse pratique du monde social. On trouvera le témoignage de cette reconsidération de la question de la communication dans l’un des manuscrits préparatoires aux Ideen II daté de 1910 environ, où Husserl établissait que les «  actes de communication  » conféraient au monde le «  caractère d’un monde social, d’un monde qui a acquis une signification spirituelle  »Footnote 6. Dans ce texte, Husserl précise enfin la teneur de ce geistiger Verkehr auquel les Recherches Logiques faisaient allusion :

[Les êtres humains] sont des sujets qui se rapportent à leurs choses du monde environnant, qui ont des relations avec leurs compagnons, se rapportent à eux lorsqu’ils communiquent, dans des actes d’amour, de confiance, d’encouragement, d’adresse, de commandement, etc., qui leur sont spécialement adressés  ; ils entretiennent un «  commerce  » avec eux, vivent ensemble avec eux dans l’unité d’une vie sociale, formant avec eux une unité mutuelle, active et réactive, ou bien un lien unilatéral.Footnote 7

Parallèlement, Husserl est revenu sur la question de l’expression. Comme on l’a vu, dans les textes des années 1900–1910, Husserl, dans le sillage des Recherches Logiques, évacuait systématiquement la question de l’expression comme produit de l’expressivité extériorisée de la pensée de l’alter ego pour se concentrer sur celle de la signification. Néanmoins, une phénoménologie de l’expression enfin prise au sérieux apparaît avec certains manuscrits des années 1910 et avec les Ideen II. C’est ici le renfort de la théorie de la motivation qui se révèle particulièrement appréciable pour substituer au schème psycho-physique de la Kundgabe/Kundnahme en vigueur dans les Recherches Logiques une théorie de la compréhension comme ressaisie des motivations de l’alter ego, dans le registre cette fois d’une psychologie intentionnelleFootnote 8.

La phénoménologie de la communication s’est donc réanimée avec les premières analyses relevant d’une phénoménologie du monde social. Par la suite, elle s’est étoffée à mesure que Husserl s’efforçait de développer cette dernière. Ainsi, Husserl est-il revenu à plusieurs reprises sur le phénomène de la communication. Les Ideen II, si elles ne font pas de la communication un thème indépendant, recèlent un certain nombre de remarques qui attestent de l’évolution de la pensée de Husserl sur cette question. Husserl a repris et approfondi ces analyses dans les textes des années 1920 dit Gemeingeist I et II, ainsi que dans un texte remarquable des années 1930, le texte 29 du Husserliana XV, explicitement intitulé «  Phénoménologie de la communauté de communication (discours comme adresse et accueil du discours) face à la simple communauté d’empathie (simple être l’un à côté de l’autre)  »Footnote 9.

1.3 La phénoménologie de la communication chez le dernier Husserl

Enfin, il convient de faire un sort particulier à la théorie de la communication déve­loppée dans les années 1930. Certes, celle-ci se situe bien dans le prolongement des considérations déjà développées. Mais l’examen du phénomène de la communication a notablement profité de l’évolution de la pensée de Husserl sur l’idée de monde commun. Depuis les Ideen II au moins, Husserl admet sans difficulté que toute communication présuppose un monde commun intersubjectif, mais il en est aussi venu à considérer que la communication ne pouvait se produire qu’au sein d’un monde commun pratique, c’est-à-dire au sein d’une formation (Gebilde) historico-­culturelle qui lui devait elle-même son existence. La «  communauté de la communication  » est alors le cadre d’effectuation de l’activité de communication, mais aussi son produit. Se développe alors l’idée d’une «  communauté de communication  », le génitif pouvant ici être compris au sens objectif ou au sens subjectif. C’est surtout dans le cadre de la théorie de la Lebenswelt du dernier Husserl que cette conception trouve toute sa portée. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin, dans la dernière partie de cette étude. Pour l’heure, nous nous contenterons d’examiner le phénomène de la communication comme forme élémentaire de la vie sociale, comme condition de possibilité de la région «  monde social  ».

2 Les conditions de possibilités de la communication

Le phénomène de communication présuppose une série de conditions constitutives auxquelles Husserl accorde une grande attention, dans l’effort de restitution du mouvement de sa Fundierung spécifique. Ces conditions constitutives de la communication se rapportent d’une part au monde entendu soit comme monde «  pour tous  », soit comme monde «  pour nous  », et d’autre part au sujet autre, en qui l’on doit d’abord découvrir une ressource d’expressivité pour trouver ensuite en lui un partenaire véritable, une personne assumant en droit, par devers elle, sa part de l’échange communicationnel.

2.1 Du monde pour tous au monde pour nous : le monde environnant commun au fondement de la communication

La condition de possibilité la plus générale du phénomène de la communication est le monde intersubjectif commun, le «  monde pour tous  ». Or cette condition de possibilité n’est pas seulement celle de la possibilité du phénomène la communication en tant que tel, mais, on l’a vu, celle du sens de l’objectivité en général. De ce point de vue, le phénomène de communication doit fonder sa validité sur un monde dont l’objectivité peut être en droit intersubjectivement reconnu. Avant toute communication effective, il faut avoir congédié le solipsisme, négation de la constitution intersubjective de l’objectivité et négation radicale de toute possibilité de communication, pour admettre que l’on pourra s’accorder sur le sens objectif possible d’un même monde commun. Ce qui se trouve donc en jeu, c’est d’emblée la possible validité de la communication, pensée sous la perspective de l’entente objective. La reconnaissance de l’objectivité du monde est ainsi le présupposé premier du phénomène de la communication ou sa condition de possibilité la plus générale.

Cette première remarque a son importance, car elle conduit Husserl à privilégier, parmi les différentes modalités de communauté intersubjective précédemment évoquées dans la partie précédente, la dernière d’entre elles, celle du monde commun. En effet, dire que le présupposé le plus général de la communication est celui du «  monde pour tous  » revient bien à mettre en avant l’idée d’une communauté onto-cosmologique qui aurait préséance sur les autres modes de communautés intersubjectives précédemment identifiées. Cette position, si elle fait passer au ­second plan les autres modes de communautés intersubjectives, ne les relègue pas pour autant de manière définitive. Il faut seulement considérer que ces autres modes de la vie communautaire se révèlent moins pertinents dans le cadre de l’explicitation de la Fundierung spécifique du phénomène de communication.

Mais Husserl ne se contente pas de cette référence un peu trop vague au «  monde pour tous  » qui ne fera jamais, à lui seul, un «  monde social  ». Plus précisément, Husserl prend soin de distinguer de ce monde «  pour tous  », entendu dans une extension qui confine à l’universel, un monde «  pour nous  », la position du «  nous  » étant alors directement référée à la co-présence directe ou médiate de l’ego et de son ou ses autre(s). Le «  nous  » est alors directement corrélé au phénomène de communication lui-même et situé dans un cadre d’effectuation déterminé. Dans ce cas, le monde qui nous entoure est reconnu comme un monde en partage direct et il est fait droit à la relativité de la configuration intersubjective ainsi déterminée.

Il faut souligner immédiatement qu’un tel abord ne mise toutefois pas d’emblée l’essentiel de son propos sur la dimension strictement linguistique des échanges interpersonnel. Pour le lecteur contemporain, la phénoménologie husserlienne opère ici à l’envers d’un linguistic turn qui a pu être tenté de poser le langage pour ordre constituant premier de la réalité sociale. Pour Husserl, si l’échange langagier est bien la manifestation la plus aboutie de la communication sociale, on ne peut pas la situer pour seule origine de sa phénoménalité, et encore de celle du monde social au sens large. Au contraire, contre cette restriction et sans négliger l’importance qu’il convient de reconnaître aux échanges langagiers, la phénoménologie se révèle ici précieuse pour restaurer et réévaluer l’ancrage corporel, pratique et expressif de la constitution du monde social. Le monde environnant, au sens de l’Umwelt, est ainsi l’ancrage mondain prélinguistique qui est le lieu d’effectuation du phénomène de communication.

En l’occurrence, toute personne implique son monde environnant, tandis que, en même temps, plusieurs personnes communiquant ensemble ont un monde environnant commun.Footnote 10

Précisons ce point. Le monde commun qu’il est possible de faire nôtre est avant tout celui que je peux faire mien. Cette prise de position du sujet au sein du monde qui l’entoure prend le plus souvent le titre d’Umwelt, «  monde environnant  » immédiatement disponible, ou encore, selon une désignation plus tardive que l’on peut pour l’instant tenir pour équivalente, «  monde subjectif-relatif  »Footnote 11. Cette «  position de monde  » mérite attention car elle détermine un certain abord «  communicationnel  » du monde social. L’Umwelt est la position relative que le sujet se reconnaît au sein d’un monde compris comme «  monde pour tous  », c’est-à-dire, à ce niveau, ouvert en droit à une multitude d’autres positions subjectives-relatives. La relativité subjective de l’Umwelt permet de concevoir la relativité du monde de la relation communicationnelle, dans le passage du «  pour moi  »/«  pour tous  » au «  pour nous  » coordinateur. Ainsi, dans les cas d’une communication directe et vivante opérée à partir de la co-présence de ses membres, le monde pour «  nous  » pourra être compris comme la coordination d’une diversité de positions subjectives-relatives ou d’environnements mondains immédiats. Le «  nous  » n’est donc plus, en ce sens, une synthèse fusionnelle d’ordre affectif, mais bien plutôt la coordination située et reconnue d’une diversité de positions subjectives, présupposé fondamental d’un processus de communication possible ou effectif.

Dans la troisième section des Ideen II, Husserl insiste à plusieurs reprises sur la corrélativité de la détermination du monde comme monde environnant commun et de l’appartenance à une collectivité de personne.

[…] je traite un homme en théorie comme une chose, si je ne l’inclus pas dans l’association des personnes, relativement à laquelle nous sommes des sujets d’un monde environnant commun, mais si je le traite au contraire en tant que simple annexe des objets de la nature comme pures choses et par là lui-même comme une chose.Footnote 12

Nous sommes en rapport avec un monde environnant commun – nous sommes dans une association de personnes : les deux choses vont de pair.Footnote 13

Le monde environnant commun se donne immédiatement comme synthèse mondaine d’une diversité de positions subjectives relatives qui sont comme autant de points de vue possibles sur ce monde, points de vue qui peuvent, en droit au moins, faire l’objet d’une reconnaissance réciproque. Dans le cadre d’une phénoménologie statique, Husserl se contente donc d’exhiber l’implication réciproque de ces deux présupposés : il désigne simplement la corrélation nécessaire qui existe entre la reconnaissance du caractère communautaire du monde environnant et la reconnaissance immédiate de personnes autres, c’est-à-dire d’autres positions subjectives-relatives. Les considérations relatives à la genèse de cette corrélation, à la singularisation de la relation sociale en somme, n’ont pas ici droit de cité.

Au-delà du rapport de présupposition réciproque en vertu duquel la multiplicité des points de vue rend possible la communauté du monde, quelle est donc l’unité véritable de cette communauté  ? Quel est donc ce mode de rapport de personnes à personnes qui semble ici s’établir spontanément, immédiatement  ? C’est la consi­dération du rapport de la personne à la personne autre qui peut nous permettre de fournir une réponse à ces questions. C’est en effet l’identification de la personne autre comme foyer expressif vivant qui permet de sceller l’unité intersubjective du rapport interpersonnel et du même coup l’unité du monde commun.

2.2 Le rapport à la personne autre comme foyer expressif

Les textes des Ideen II font ainsi sens vers une herméneutique du rapport interpersonnel, où se joue une appréhension immédiate de l’autre personne. Ce qui est alors en jeu, c’est une appréhension sensible de toute expression qui n’advient jamais que physiquement, c’est-à-dire dans ce qu’en manifestent les corps (Leiber) présents, actifs dans le monde environnant. La phénoménologie de la communication est ainsi de part en part travaillée par la question sous-jacente de l’appréhension des manifestations extérieures du corps de l’alter ego, qu’elle reprend en développant parallèlement à elle une théorie de la personne, immédiatement reconnue comme puissance expressive. L’appréhension de l’alter ego se caractérise par sa médiateté et par l’importance de la corporéité charnelle, support de la saisie analogisante. L’appréhension de la personne se caractérise en revanche par son immédiateté : je vois en elle bien plus qu’une unité psycho-physique semblable à la mienne, je la considère comme une ressource d’expressivité possible pour une communication déployée comme activité sociale. Ce sont ainsi deux figures distinctes de l’appréhension d’autrui qui s’affirment, l’une travaillant la référence à T. Lipps, l’autre acclimatant certaines considérations développées par Dilthey.

  1. 1.

    On sait que le traitement de la question de la constitution de l’alter ego est directement dérivé des débats sur l’Einfühlung (empathie) et sur l’appréhension du moi étranger et notamment de la discussion inaugurale des positions de T. Lipps sur cette question. Husserl défend une position dont il faut bien voir la spécificité pour apprécier certaines des caractéristiques de sa phénoménologie de la communication. Pour Husserl, contre Lipps, les manifestations extérieures du corps de l’alter ego ne sauraient donner lieu à une «  introjection  » (Hineinfühlung) par laquelle je reproduirai et revivrai les vécus éprouvés par l’alter ego. Contre Lipps toujours, Husserl a également refusé l’idée d’un raisonnement par analogie, pour privilégier une conception de l’empathie comme forme d’association analogisanteFootnote 14 En ce sens, la saisie empathique de la vie psychique d’autrui est de l’ordre des Vergegenwärtigungen, des présentifications dont le trait général est que le vécu présentifiant ne se produit pas en même temps que le vécu présentifié.

    Le moi de cette chair, l’autre en tant qu’autre moi doté de son autre vie consciente n’est par principe que présentifié, et ne peut être amené à la clarté progressive que sur le mode d’une présentification  ; de même, par rapport a l’attestation de la validité d’être, il est amené à une vérification progressive, c’est-à-dire sans que jamais les présentifications ne soient pour moi à transformer en perceptions.Footnote 15

La classe d’acte des présentifications embrasse selon Husserl les empathies (Einfühlungen), les actes relevant de l’imagination (Phantasia), les ressouvenirs (Wiedererinnerungen). En effet, les vécus par moi éprouvés, par lesquels je saisis les manifestations du corps de l’alter ego comme autant d’expressions extériorisantes de sa vie subjective, sont assez proches en nature des vécus du ressouvenir et de l’imagination entendue comme Phantasia et ils autorisent une phénoménologie comparée de leurs caractéristiques propres, telle que Husserl n’a cessé de la pratiquer dans ses textes consacrés à l’intersubjectivité.

Ce qui doit nous intéresser n’est pas la somme des difficultés qui se font jour si l’on veut reconnaître l’alter ego comme foyer subjectif à part entière, projet qui sera celui de la cinquième des Méditations Cartésiennes qui relève de la problématique de la constitution de l’alter ego, de la «  Fremderfahrung immédiate  ». Ce qui nous importe ici est que le rapport à la vie psychique de l’alter ego ne nous sera jamais donné en acte et de manière originaire. Si tel était le cas, nous ne cesserions de nous retrouver nous-mêmes dans l’alter ego, dans une indifférence absolue qui serait négation radicale de toute différence. Au contraire, Husserl prend acte de ce que l’alter ego constitue la différence la plus radicale du point de vue d’une philosophie de la conscience. L’alter ego n’est jamais là en personne, son existence en tant que sujet est toujours simplement présumée.

Mais si Husserl reconnaît l’étrangeté de l’alter ego pour elle-même, celle-ci n’est jamais si radicale qu’on ne puisse encore y voir un ego semblable à nous-mêmes. C’est là le célèbre motif du processus d’analogisation (Analogisierung), au terme duquel l’alter ego est à la fois reconnu comme mon semblable et comme autre, c’est-à-dire comme coexistant. Cette saisie analogique ne se produit qu’à la faveur de deux conditions. D’une part, que l’ego ne soit pas conçu comme un pôle identitaire immuable, mais bien comme un rapport à soi susceptible d’altération :

Je peux penser mon mode propre individuel de façon différente. L’«  autre  » caractérise aussi des possibilités de modification, de devenir autre, spécialement d’un «  renversement total  », etc.Footnote 16

D’autre part, que se produise la synthèse motivationnelle, l’association accouplante en vertu de laquelle je reconnais la ressemblance du corps physique d’autrui avec le mien, l’existence d’une animation psycho-physique. Le corps de l’alter ego est alors saisi en référence au corps propre, par aperception assimilatrice. Le propre de toute analogie étant de dire la différence à partir du même, Husserl est fondé à parler d’une saisie par analogie, qui opère comme une intuition immédiate et non comme un raisonnement abstrait. L’alter ego est ainsi instauré dans sa ressemblance et dans sa différence : on reconnaît son existence, mais on ne se rapporte à lui que médiatement.

  1. 2.

    Dans cet écart initial, dans cette différence irréductible entre des «  vies psychiques  » fondamentalement diverses, il y a place pour une expérience communicative qui va procéder par déchiffrement et interprétation de la vie expressive de l’alter ego. À dire le vrai, ce n’est plus alors à un alter ego abstrait que j’ai affaire, mais bien à une personne douée de sa propre vie expressive. Parallèlement aux réflexions relatives à la constitution de l’alter ego par saisie analogisante, il est ainsi une théorie de la personne rencontrée dans le monde environnant commun où elle apparaît comme puissance expressive. Le propos de Husserl fait ici largement écho aux conceptions développées par Dilthey, notamment dans le texte de 1910 intitulé Das Verstehen anderer Personen und ihrer Lebensäusserungen Footnote 17. Dilthey a défendu une conception biographique de la personne qui en fait une entité douée d’une histoire individuelle qui ne peut être expliquée causalement, mais doit être comprise à partir des «  exté­riorisations de [sa] vie  »Footnote 18.

À première vue, Husserl emprunte à Dilthey un concept de compréhension dont la détermination anti-naturaliste est assurée et qui s’enlève explicitement sur fond de monde. Mais il reste alors à produire la justification phénoménologique de ce recours, en précisant le rapport entre personne, esprit et monde social. Dans ce cadre, on peut voir Husserl, dans les Ideen II, requalifier très explicitement l’Einfühlung, l’empathie, comme comprehensio Footnote 19 et la référer directement au niveau de la «  subjectivité sociale  »Footnote 20. L’Einfühlung n’est plus abordé depuis une perspective transcendantale comme rapport de l’ego à l’alter ego, mais simplement comme appréhension directe de l’autre personne rencontrée dans le monde social et comprise comme personne.

C’est ainsi une herméneutique du rapport interpersonnel dans le monde environnant qui se fait ici jour. Tandis que le corps de l’alter ego, dans le cadre de la théorie de l’Einfühlung, valait comme support de la saisie analogisante, les mouvements du corps de la personne autre jouent devant moi comme autant d’expressions livrées à un travail d’interprétation subjectif. Il ne s’agit pas de retrouver par là une forme déficiente de «  fusion  » intersubjective. Au contraire, la communication impose un déchiffrement volontaire de l’expression qui ne cesse d’éprouver la distance qui sépare les corps et la différence radicale qui distingue les sujets entre eux. En ce sens, Husserl a bien pris acte de l’étrangeté radicale de la vie psychique de l’alter ego, que je ne peux jamais percevoir en tant que telle. Ce que je perçois, ce sont seulement les mouvements du corps de l’alter ego ou ce qu’il modifie dans mon environnement perceptif immédiat.

Sur cette question particulière du déchiffrement des expressions, les manuscrits rédigés en vue des Ideen II et les Ideen II elles-mêmes fournissent des remarques instructivesFootnote 21. Certains textes, comme le texte 13 du Hua XIII, vont même jusqu’à remettre en cause la théorie de l’Einfühlung pour penser une «  aperception  », ou «  interprétation  » (Deutung, Interpretation) qui opérerait comme une traduction (Übersetzung) par laquelle je «  retraduirais  » «  l’apparition externe du corps étranger dans les systèmes de l’apparition interne  »Footnote 22. L’expression se joue ici toujours d’une manière ou d’une autre au plus près des corps, sinon dans leur mouvement même. L’activité, les mouvements du corps de la personne autre me donnent à voir sa vie psychique. Le corps est ainsi «  corps porteur de sens et animé  »Footnote 23, puissance d’expression :

Le corps propre joue donc, au point de vue phénoménologique, un rôle très étendu dans le spirituel. […] C’est à ce domaine que se rattache également l’«  expression  » qui permet d’interpréter, sur une vaste échelle, les corps des autres comme corps dotés d’une vie spirituelle. Ce n’est pas seulement pour moi que ce corps est, en tant que mon corps, un élément subjectif particulier, dans la mesure où il est le médiateur de mes perceptions, de mes actions en direction du monde de choses  ; il acquiert, saisi par autrui, une signification, une signification spirituelle, dans la mesure où il exprime du spirituel (et ne fait pas que manifester une sensibilité).Footnote 24

Husserl pense alors l’expression à partir de l’apprésentation imaginative qui me représente une chose qui n’est pas là par le biais d’un objet qui est physiquement là. Il n’est pas nécessaire d’éprouver en soi-même les vécus d’autrui pour pouvoir les appréhender. Lorsque je vois les manifestations du corps d’autrui comme des expressions de ses vécus, la saisie intuitive est indirecte, médiate et non-originaire. Autant dire que cette «  interprétation  » n’est jamais livrée d’un coup, jamais définitive et toujours sujette à caution. La compréhension de la vie psychique de la personne autre ne peut être que de l’ordre de la présomption, et jamais de l’ordre de la certitude absolue. Il s’agit d’un processus de vérification et de confirmation qui doit faire fond sur une expérience continuée du rapport interpersonnel. L’expressivité du corps de l’autre offre ainsi une forme de compensation à la non-originarité de la perception de sa vie psychique. S’impose donc un mode de rapport à l’autre qui n’est plus celui de la simple coexistence intersubjective mais qui n’est pas encore celui de la relation sociale dans sa dimension participative, mais bien une simple coprésence expressive, le lieu même de la communication en tant que telle.

L’unité absolument intuitive qui s’offre quand nous saisissons une personne en tant que telle (par exemple, quand nous parlons en tant que personne à des personnes, ou que nous les écoutons parler, que nous travaillons avec elles, que nous assistons à leur action), est l’unité de 1’«  expression  » et de l’«  exprimé  » qui est inhérente à l’essence de toutes les unités de compréhension.Footnote 25

En ce qui concerne alors les personnes qui sont en face de nous dans la société, leurs corps se donnent à nous dans l’intuition, naturellement, comme tous les autres objets de notre environnement et partant, du même coup, leur personne. Mais nous ne trouvons pas là deux choses entrelacées l’une avec l’autre de façon extérieure : des corps et des personnes. Nous trouvons des hommes d’un seul tenant qui ont commerce avec nous, et les corps font partie intégrante de l’unité humaine. C’est dans leur teneur intuitive – dans le type de la corporéité de chair en général, dans les nombreuses particularités qui varient cas par cas : du jeu de physionomie, du geste, du «  mot  » prononcé, de son intonation, etc. – que s’exprime la vie spirituelle des personnes, leur pensée, leur sentiment, leur désir, leur façon de s’affairer.Footnote 26

Dire que la personne est saisie sur le mode de l’intuition, c’est dire qu’elle est immédiatement appréhendée dans son unité corporelle et spirituelle. Dans cette saisie intuitive, l’autre personne m’apparaît bien immédiatement, quoique non ori­ginairement, comme personne, ses expressions la manifestent directement dans le monde environnant commun. «  Dans l’expérience compréhensive de l’existence de l’autre, nous comprenons l’autre tout simplement en tant que sujet personnel  »Footnote 27, souligne encore Husserl. Tel est le trait caractéristique le plus essentiel de la notion d’Umwelt qui réside dans l’expressivité qui s’y joue nécessairement, dans les limites mêmes de sa relativité. L’expression n’a jamais cours dans la sphère de la ­conscience privée, elle se déroule et m’apparaît nécessairement dans un monde environnant. Dès lors, le monde environnant est nécessairement pour Husserl un monde d’expressions possibles, comme le rappellera encore un texte plus tardif :

Assurément, le monde environnant (Umwelt) est toujours un monde rempli de corps, auquel appartient toute expression.Footnote 28

Le repérage des expressions qui se donnent à moi au sein de mon propre monde environnant est la médiation qui rend possible une communication effective. La coordination effective de différentes positions subjectives-relatives au sein de mon propre monde environnant ne se produit qu’à la faveur d’une pratique communicative concrète qui met en rapport différentes subjectivités et vérifie pratiquement la synthèse de leurs mondes environnants.

  1. 3.

    Pour que l’on puisse parler de communication, au moins de manière unilatérale, il faudra enfin que l’interprétation des expressions y découvre une intention volontaire de communication. L’intention de communication à l’adresse de l’alter ego est la présupposition fondamentale de la communication. En effet, la communication n’est pas le simple recueil des expressions involontaires que manifeste le corps d’autrui dans son exercice. La communication n’est rien de véritablement social sans une intention de communication qui préside à son déroulement. Or ce qui est voulu ici n’est pas seulement l’atteinte de l’alter ego, la bonne réception de ce qui doit être communiqué : ce serait faire reposer l’essentiel de l’acte de communication sur le seul ego, et considérer la communication comme l’acte unilatéral d’un sujet vers un autre. Ce point sera plus tardivement bien précisé dans le texte n° 29 du Husserliana XV :

    La communication n’est pas un simple effet produit, selon lequel l’autre accomplit tel ou tel acte et selon quoi, d’après cela, comme il est à présupposer, il va réaliser tel ou tel. Je puis bien produire cela sans que l’autre ait la moindre idée du fait que j’étais là en jeu, que son activité est mise en scène conformément à mon souhait et à ma volonté. Dans de tels cas, je ne dirai jamais que je lui ai communiqué telle chose.Footnote 29

La volonté de communication s’exerce à l’endroit de la relation de communication elle-même. La communication est ainsi cette chose voulue pour elle-même, mais dont l’accomplissement est une charge léguée au destinataire, dont on ne peut dire à l’avance qu’il l’exécutera. Le paradoxe de la communication réside dans ce lien qui s’établit entre une intention de communication qui procède bien du sujet et une mise en œuvre qui ne peut être assurée qu’au moyen d’une mutualisation des activités communicationnelles des différents partenaires en présence.

3 La communication effective

3.1 La prise de «  contact  » (Berührung)

La coordination des mondes environnants n’est véritablement concevable qu’à la condition de la concevoir aussi en terme de réciprocité. Pour qu’une communication ait lieu, il faut que se produisent la reconnaissance intersubjective réciproque et la coordination volontaire d’au moins deux sujets. L’institution de cette reconnaissance intersubjective effective, commencement véritable de la relation de communication, se trouve caractérisée par Husserl le plus souvent comme un «  contact  » (Berührung). Un tel «  contact  » n’est toutefois pas tant contact physique, rencontre des corps, qu’établissement d’une première forme de liaison interpersonnelle dans le registre de l’«  esprit  ». C’est à ce titre d’ailleurs que Husserl n’emploie souvent le terme Berührung qu’avec des guillemetsFootnote 30. À certaines occasions, Husserl parle même plus expressément d’un «  contact spirituel  » (geistiger Berührung) qui se nourrit de l’apperception immédiate du Je, du Tu, du Nous, bref d’un «  commerce réciproque des personnes  » (Wechselverkehr der Personen)Footnote 31.

La manière dont se produit un lien (Verbindung) entre personnes doit assurément prendre son point de départ dans une empathie actuelle et un accord (Verabredung) actuel, ou encore, dans une subordination qui est née naturellement mais qui s’est instaurée avec le statut d’un contact (Berührung) ou d’une communication (Mitteilung) personnelle.Footnote 32

Ainsi, la prise de «  contact  » désigne-t-elle la mise en présence de sujets distincts qui se reconnaissent l’un et l’autre comme sujets de communication mais aussi comme personnes responsables de la communication qui se déroule, produisant à la faveur de son développement le lien interpersonnel. En ce sens, il faut considérer que la Berührung est en réalité toujours plus qu’une simple reconnaissance intersubjective réciproque. En elle se joue l’acceptation mutuelle de se soumettre aux règles de l’échange. C’est dire aussi que le «  contact spirituel  » se distingue d’emblée par une certaine dimension éthique, celle de la responsabilité naissante de l’accomplissement réussi de la communication. On pourra donc d’emblée parler de personnes plutôt que de sujets, la personne étant ici le sujet prenant et assumant sa part de responsabilité dans l’achèvement du processus de communication.

Pour autant, la Berührung, si elle est bien un mode originaire de la communication, n’est pas encore communication effective. Pour qu’elle le devienne, ou tout au moins pour qu’on puisse la considérer comme le commencement de toute communication effective, il faut que se produise en elle un premier acte d’expression qui engage à proprement parler le processus de l’échange communicationnel. Il va de soi que la réciprocité des positions médiatisées par la perception du corps de l’alter ego n’est pas seulement le support de la reconnaissance aperceptive de la seule présence de l’alter ego, mais bien celle de l’existence d’un pôle expressif actif :

Communications (Mitteilungen) immédiates ou, mieux, contact (Berührung), connexion (Konnex) originaire qui se produit entre moi et toi, dans l’empathie dont je fais l’expérience originelle : nous possédons le vécu originel du face-à-face réciproque, et je lui dis quelque chose, je m’exprime, j’ai accompli un mouvement expressif ou bien j’énonce quelque chose tout de go, ou encore, je fais quelque chose de visible extérieurement, que l’on remarque, qui est propre à éveiller en l’autre la conscience que j’ai l’intention de lui annoncer quelque chose.Footnote 33

Le point décisif n’est pas tant ici le fait de l’annonce, ni même son contenu, que le fait de signifier et de comprendre l’intention (Absicht) de communication. Telle est donc pour Husserl l’origine véritable de la communication : la reconnaissance (la compréhension, dit parfois Husserl) de l’intention de communication. Un tel repérage et déchiffrement de l’intention de communication s’opère le plus naturellement à la faveur de l’appel (Anruf), qui est la modalité privilégiée de la sollicitation directe de l’attention de la personne autre. C’est au terme de l’appel que la prise de contact se produitFootnote 34. L’appel, le cri, l’interpellation au moyen de quoi j’attire l’attention d’autrui ne communique rien à proprement parler, mais il permet d’instaurer la prise de contact initiale. Il va dès lors de soi que le phénomène de communication se réalise de manière privilégiée dans le cadre de ce que la sociologie appelle, depuis C. H. Cooley, la relation de face-à-face, où la communication se développe alors sur le mode de l’échange direct, à partir d’une présence physique de mon corps au monde, corps parmi d’autres corps (au sens du Leib). Sans la nommer de cette façon, Husserl relève la spécificité de cette situation, au cours de laquelle, une multiplicité d’indications (Anzeichen) ne cesse d’instaurer et de restaurer l’attention participative du partenaire du processus de communication. On peut lire à ce propos dans le texte Gemeingeist I de 1921 :

Un autre cas est la communication (Mitteilung) descriptive (dans la situation du «  contact  ») : des expressions, des réflexes corporels (leiblich) naturels de processus externes, d’événements physiques ou animaux deviennent des indications (Anzeichen) naturelles de ces processus eux-mêmes, y rendent attentifs le partenaire, s’il ne les a pas vus lui-même, servent alors – produits intentionnellement et soulignés devant l’autre, auquel on les rend particulièrement visibles – d’indications, et en même temps d’indications de facettes et de parties particulières du processus.Footnote 35

Mais Husserl, à côté de cette situation de contact direct, relève également l’existence de ce que l’on pourrait appeler des dispositifs communicationnels indirects où l’intention de communication se donne indirectement à lire. C’est alors la modification de la disposition ordinaire des choses qui vaut comme expression d’une intervention décidée :

Je fais quelque chose en espérant que l’autre, remarquant que j’ai cette intention, le fasse à son tour. Est-ce que je me tourne déjà vers lui  ? Je me tourne vers lui si j’ai en premier lieu l’intention de lui communiquer (mitteilen) quelque chose. Je lui annonce quelque chose  ; si ma femme pose une pomme sur mon chapeau, pour que je pense à manger quelque chose avant de partir, je comprends son intention. Est-ce qu’elle me communique quelque chose  ? Il y a là assurément l’annonce de son intention. Prenons un autre exemple : des bohémiens qui placent des branches à un carrefour pour que leurs compagnons sachent quel est le chemin qu’ils ont pris – on dira qu’ils communiquent quelque chose.Footnote 36

C’est donc ici l’ordre des choses qui fait signe et qui vaut comme indice de l’intention communicative. Le «  contact  », on le voit, peut donc exister sans qu’advienne la mise en présence de ses différents acteurs. À la limite, on peut donc communiquer avec des absents, qui ne réaliseront que dans un avenir proche ou lointain l’acte de compréhension qui viendra achever le processus de communication. «  Je et Tu  », souligne Husserl ne sont alors plus en «  contact  », mais «  ils se tendent la main en esprit  ; le moi passé est le sujet d’un acte de communication : il est le sujet donateur  ; le sujet ultérieur, futur, est le sujet récepteur.  »Footnote 37.

3.2 L’échange réciproque

Néanmoins, nous ne disposons jusqu’à présent, dans cette exploration des conditions constitutives de la communication, que d’un simple positionnement intersubjectif réciproque, une juxtaposition (Nebeneinander) de consciences distinctes, voire au mieux d’une ressaisie unilatérale d’une intention de communication. À l’évidence, la rencontre ponctuelle de l’alter ego qui se limiterait à la reconnaissance de son expressivité ne suffit pas pour que l’on puisse parler de communication. Dans sa dimension de commerce (Verkehr), la communication suppose encore l’échange réciproque, et non seulement la reconnaissance effective de l’intention de communication. Dans ce passage du Nebeneinander au Füreinander, la communication devient l’occasion d’une relation interpersonnelle active, qui lie deux sujets au moins dans une même activité pratique. La communication suppose certes que le destinataire remarque et identifie l’intention originelle de communication. Mais l’adresse unilatérale ne suffit pas, à l’évidence, pour donner lieu à une communication que l’on dira sociale, c’est-à-dire à une communication qui produit une relation sociale. Pour que la communication devienne acte social, l’alter ego, ou mieux, le pair personnel doit achever la communication, par une réaction qui manifeste bien que l’intention de communication est bien repérée pour telle et que l’on assume ce qu’elle impose ou réclame de nous. Toute communication implique ainsi a priori un acte en réponse, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement pour autant une réponse adressée en retour. La communication est accomplie lorsque se produit une réaction chez le destinataire de la communication. Husserl prend notamment l’exemple de la communication avec des personnes absentes au moment de l’effectuation de l’acte originaire de la communication :

Ma volonté présente concerne ici une compréhension future de mon expression, qui communique de façon durable des choses sensibles, ainsi qu’une prise de connaissance future (donc, un comportement actif) de l’autre et ce, à vrai dire, dans un futur «  tardif  » qui se situe à l’extérieur de la sphère du présent.Footnote 38

Ce mode de communication qui opère à distance et en différé implique une per­pétuation et une délégation de la volonté originelle, dont le motif originel doit pouvoir être reconstitué sans contradiction avec d’autres motifs possibles, qui en suggéreraient la correction. La communication demeure possible et effective ­par-delà la multiplicité des médiations qu’elle peut emprunter. La communication peut dès lors se déployer comme un empire de médiations de plus en plus ­complexes, de plus ou plus relatives les unes par rapport aux autres, et surtout comme un ­ensemble cohérent d’actes communicatifs qui se répondent les uns aux autres et s’entre-déterminent.

Ce qui importe avant tout dans cette figure de la communication que Husserl nomme commerce réciproque (Wechselverkehr), on le voit, est donc le jeu relationnel qui se noue entre les volontés personnelles. L’accent n’est pas mis sur la communauté langagière, sur l’expressivité partagée, mais bien plutôt sur l’entrejeu des volontés qui se déterminent réciproquement. Ce qui se communique avant tout, ce n’est pas l’information que l’on transmet, mais l’acte volontaire qui prend l’autre personne pour fin déterminée de l’acte communicatif, ou mieux, la communication elle-même en tant qu’elle lie plusieurs personnes entre ellesFootnote 39.

3.3 Le rapport Je-Tu et la synthèse de recouvrement

À ce niveau de réciprocité, la médiation établie par la communication entre l’ego et l’alter ego, entre le Je et le Tu, le moi et le toi pris en leur sens personnel, instaure une communauté dont l’unité dépasse la somme des parties en présence. La communication produit une co-union à laquelle participent chacun des sujets impliqués dans la communication en cours, un «  Nous  » dont l’unité se situe au-delà du Je et du Tu. Husserl y insiste avec raison : à ce niveau, nous nous situons au-delà de la simple coexistence et de la simple juxtaposition (Nebeneinander) à laquelle nous parvenions au terme de l’analyse constitutive de l’alter ego. La pluralité intersubjective s’anime de pratiques communicationnelles qui lient entre eux les sujets en créant de nouvelles formes d’unités intersubjectives. Ces relations sont, du point de vue de l’ego, autant de nouvelles formes d’expérience où se joue le sens de la subjectivité sociale dans son rapport à l’expérience sociale en général.

Husserl a souvent recours au jeu des pronoms pour désigner les différentes instances subjectives alors en jeu. À la différence de Max Scheler pour qui le Nous est l’instance première dont dérivent les singularisations du Je et du TuFootnote 40, ce sont ici le Je et le Tu qui sont premiers, ce n’est qu’à partir de ces deux instances personnelles, qui découvrent leurs origines constitutives dans le rapport de l’ego à l’alter ego, que le Nous se définit :

La représentation compréhensive que les autres ont, ou encore peuvent avoir de moi, me sert à m’appréhender moi-même en tant qu’«  homme  » social, donc à m’appréhender d’une tout autre manière que dans l’inspection caractérisée par la saisie directe. Par ce type d’appréhension, dont la construction est complexe, je me range dans l’association humaine, ou plutôt je crée la possibilité constitutive de l’unité d’une telle «  association  ». C’est alors seulement que je suis à proprement parler un «  je  » face à l’autre et que je peux dire «  nous  », c’est alors que je deviens moi aussi en tout premier lieu un «  je  » et l’autre précisément un autre  ; «  nous  » sommes tous des hommes, de même nature les uns et les autres, capables en tant qu’hommes d’avoir commerce les uns avec les autres et d’entrer dans des liens humains. Tout cela s’accomplit dans l’attitude spirituelle et sans aucun processus de «  naturalisation  ».Footnote 41

Le Nous de la communication se donne clairement pour ce qu’il est : une ­construction intentionnelle qui ne vaut que par les différentes intentionnalités corré­latives qui s’y croisent et s’y mêlent dans un jeu de dépendance relative.

Le statut phénoménologique de l’intentionnalité de ce Nous n’est guère précisé dans les textes des années 1910 et 1920 consacrés au phénomène de la communication. On trouve en revanche dans un texte plus tardif, le texte n° 29 du Husserliana XV, une caractérisation intéressante de la liaison Je-Tu instituée par l’activité communicationnelle. Le Nous, le rapport de co-union entre le Je et le Tu est alors pensé comme synthèse de congruence ou de recouvrement (Deckungssynthese), c’est-à-dire comme une forme de coïncidence qui n’est ni une simple juxtaposition (Nebeneinander) de l’un et de l’autre, ni la simple assimilation de l’un à l’autreFootnote 42 :

L’essentiel, c’est que, accomplissant certains actes et, en premier lieu ici des actes de communication, je m’engage dans un quasi-recouvrement de cette sorte avec l’autre moi, et que, en tant que moi accomplissant des actes, fonctionnant à l’état de veille, il coïncide avec le mien.Footnote 43

Exemplairement, la communication établie au moyen du langage est ici celle où se manifeste le mieux la synthèse de recouvrement Je-Tu. En effet, la synthèse de recouvrement trouve alors le support de l’«  adresse et de l’accueil de la parole adressée  », de l’échange discursif au sein duquel «  les deux moi sont dans une coïncidence égoïque comme dans le cas d’un moi-double (Doppel-Ich), d’où rayonnent des actes concordants et discordants  »Footnote 44.

3.4 La formation du «  consensus  » (Einverständnis)

Au terme de cette longue analyse constitutive de la fondation (Fundierung) du phénomène de la communication, nous sommes désormais en mesure d’apprécier plus justement sa pertinence dans la perspective d’une phénoménologie du monde social. En effet, avec la synthèse Je-Tu et l’apparition d’un Nous qui lie entre eux les sujets communicants, nous disposons d’une première forme de relation communautaire que Husserl considère à l’évidence comme l’élément fondamental des formations plus complexes du monde social, ou encore, pour céder une fois aux commodités de la métaphore biologique, comme la première «  cellule  » de toute vie socialeFootnote 45. Le texte 29 du Husserliana XV insistera, il est vrai avec plus de netteté que ne le fait Husserl dans le courant des années 1910, voire 1920, sur «  la connexion actuelle de la communauté de communication, de la simple communauté de l’adresse et de la réception de l’adresse ou, plus précisément, de l’abord et de l’écoute, est ­sous-jacente à toute socialité  »Footnote 46.

À bien lire Husserl, c’est donc rien moins qu’une forme élémentaire de la vie sociale qui se fait jour lorsqu’advient la réussite d’une communication déployée en une multitude d’actes communicatifs qui se répondent les uns les autres. Quel est donc le statut exact de cette institution première de la relation sociale  ? En quoi y a-t-il une socialité naissante, dont la phénoménalité mériterait d’être distinguée de celle de l’activité communicationnelle  ? C’est cette question qui se trouve précisément examinée au § 51 du second livre des Ideen, ici décisif à bien des égards.

À la forme de socialité bien particulière qui se trouve produite au terme d’un échange communicationnel abouti, Husserl donne alors le nom d’Einverständnis, terme que l’on pourra traduire par «  consensus  »Footnote 47. L’Einverständnis désigne d’une manière générale le fait de s’entendre les uns les autres, c’est-à-dire non seulement de comprendre adéquatement ce que l’autre a à nous dire, mais aussi de parvenir à instaurer un rapport commun à l’objet de la communication. La compréhension réciproque (Wechselverständnis) se dépasse ainsi en une compréhension une (Einverständnis). Le passage suivant, extrait du § 51 des Ideen II, permet d’expliciter ce point :

De cette manière, se forment des rapports de consensus (Einverständnis) : à la proposition de l’un succède la réponse de l’autre, à la demande d’ordre théorique, axiologique, pratique que l’un adresse à l’autre, succède pour ainsi dire la réponse en retour, l’accord (Zustimmung) (le consentement (Das Einverstanden) ou le refus (Ablehnung) (le dissentiment (das Nicht-Einverstanden), éventuellement une contre-proposition, etc.Footnote 48

Comme on le voit, il ne s’agit pas tant de parvenir à un accord entre sujets qui ­consisterait en une stricte identité des prises de positions adoptées à l’égard de l’objet de la communication. Le «  consensus  », en ce sens bien particulier (et c’est là aussi toute la limite de ce choix de traduction), admet en lui la possibilité du désaccord, d’une divergence se produisant ultimement au niveau des prises de position. L’Einverständnis formule en revanche l’exigence que l’activité communicationnelle s’inscrive dans un horizon de pertinence commun, dans un cadre de référence que les sujets communicants se reconnaissent pour commun.

Au sein de ces rapports de consensus (Einverständnis), on voit se produire un rapport de réciprocité (Wechselbeziehung) conscient entre les personnes et, en même temps, un rapport unitaire de celles-ci à un monde environnant commun.Footnote 49

La co-implication intentionnelle de la subjectivité sociale ne réside dans la reconnaissance intersubjective de l’alter ego comme autre sujet, dans l’entrelacement (Verflechtung) intentionnel qui se produit alors entre les sujets. On ne cherche pas par là à penser la spécificité de l’intentionnalité par laquelle je distingue le sujet autre en sa singularité, par rapport aux objets du monde d’une part et par rapport aux autres sujets d’autre part. Il s’agit surtout de penser le rapport originairement différencié et néanmoins partagé à un même monde commun. La co-implication intentionnelle n’est pas simplement la réciprocité intentionnelle de la reconnaissance intersubjective, mais bien l’assomption d’une nécessaire appartenance à un même monde, celui de la communication dans sa dimension de constitution du lien social. Le «  monde de la communication  » est ainsi exhibé comme corrélat du ­consensus (Einverständis) qui résulte de la communication réussie :

Nous désignons en tant que monde de la communication (kommunikative Welt), le monde environnant qui se constitue dans notre expérience des autres, dans la compréhension réci­proque (Wechselverständnis) et dans le consensus (Einverständnis).Footnote 50

Cependant, si l’Einverständnis nous permet de préciser l’idée d’une co-implication intentionnelle, nous ne sommes pas encore véritablement en mesure de comprendre en quoi la communication instaure une forme première de rapports sociaux, en quoi elle se distingue du simple échange d’information.

Il faut faire remarquer que l’Einverständnis, en bonne partie à la faveur du nouveau rapport au monde comme monde de la communication qu’il établit, fournit également l’occasion d’une détermination motivationnelle des sujets entre eux. On voit donc ici resurgir la question de la motivation, dont la cardinalité est manifeste dans les Ideen II – la chose est moins vraie dans la suite de l’œuvre de Husserl. Qu’est-ce à dire  ? La communication se caractérise par une processualité d’un échange fonctionnant comme une succession de moments d’adresse/réponse. Ce schème de l’adresse/réponse se comprend comme action/réaction, non en un sens causal, mais bien selon la perspective de l’intermotivation. Dans la réciprocité de l’échange communicationnel, les sujets se «  déterminent  » les uns par rapport aux autres sur le mode de la motivation :

Car, précisément, il y a encore une autre forme de l’action des personnes sur des personnes : elles s’orientent dans leur activité spirituelle les unes vers les autres (aufeinander) (l’ego propre vers l’autre et inversement), elles accomplissent des actes dans l’intention d’être comprises de celui qui leur fait face et de le déterminer, au travers de la saisie compréhensive de tels actes (en tant qu’exprimés dans une telle intention), à certains modes personnels de comportement.Footnote 51

La co-implication intentionnelle se double donc ici d’une co-implication d’ordre motivationnelle et c’est en cela que l’Einverständnis inaugure la région du monde social. À ce niveau, les analyses développées plus haut dans le cadre de l’ontologie régionale du Geist peuvent être réinvesties à partir de la phénoménologie de la communication que nous venons de développer.

Ultimement, cette analyse de la communication dans sa dimension socialisante aboutit sur une reconsidération du moment proprement herméneutique de l’appréhension des autres membres du monde social. La compréhension dont il est question est tendanciellement conçue, en un sens assez proche de la philosophie diltheyenne, comme ressaisie des «  enchaînements  » (Zusammenhänge) de motivations dont la continuité et la diversité font toute la vie du sujet. Interpréter le sens des phénomènes du monde social, c’est mettre au jour la trame des motivations qui les déterminent :

Je comprends en vivant pleinement les groupes de motivations «  sociales  » qui font partie d’une objectité sociale de cette sorte et, en particulier, je comprends cette objectité dans sa fonction sociale englobante en poursuivant précisément les entrelacements de ces enchaînements, ce qui reconduit à son tour à des enchaînements de motivations volontaires et d’autres motivations y sont rattachées.Footnote 52

L’entreprise du sociologue, de l’historien se joue ici pour une bonne part dans la restitution dans sa capacité à participer à ce régime d’intermotivation, non sur le mode de la participation immédiate et directe qui est celle du membre de la vie sociale, mais sur celui, plus distancié et laborieux, qui consiste à rétablir la donation de l’expérience sociale à partir du matériau livré par l’analyse des différents vec­teurs communicationnels, par l’exploration afférente de la trame des motivations qui s’y déterminent :

Si la communauté humaine doit être décrite in concreto de façon historique dans son devenir et sa dépendance à l’égard des autres communautés (car même les objectités sociales possèdent leur «  causalité  »), l’intention dirigée vers la compréhension des enchaînements internes exige que l’on s’immerge dans la conscience des hommes particuliers qui y ont part, jusqu’à pouvoir précisément ressentir exactement après coup leurs motivations, jusqu’à amener à la donation leurs conceptions, leurs expériences présumées, leurs imaginations superstitieuses, par lesquelles ils se laissent «  déterminés  », guider, attirer ou repousser.Footnote 53

La phénoménologie de la communication nous a permis de décrire la genèse intersubjective du monde social par enrichissement cumulatif de l’expérience de l’alter ego. Le monde social est alors pour l’essentiel l’ensemble des relations de communications possibles ou effectives qui lient les ego entre eux. La théorie husserlienne de la communication découvre son prolongement nécessaire dans la théorie du monde social :

Il faut, ce faisant, remarquer que l’idée de communication s’étend manifestement aussi du sujet personnel singulier jusqu’aux collectivités sociales qui présentent elle-même des unités personnelles d’un niveau plus élevé. Toutes les unités de cette sorte, dans la mesure de la portée de leur communication, qu’elle soit établie en fait ou qu’elle doive l’être conformément à leur horizon propre, ouvert dans son indétermination, ne constitue pas seulement une collection de subjectivités sociales, mais fusionnent en une subjectivité sociale organisée de façon plus ou moins intime, qui a son «  en-face  » commun dans un monde environnant, ou encore un monde extérieur, un monde qui est pour elle.Footnote 54

La phénoménologie de la communication constitue donc l’un des biais possibles qui permettent d’aborder et de situer ontologiquement la région «  monde social  ». La reconnaissance personnelle réciproque est donc le point de départ de la phénoménologie du monde social. L’analyse constitutive du monde social s’évite les difficultés de la constitution de l’alter ego et nous installe d’emblée dans un monde tenu pour commun, qui préfigure la Lebenswelt de la dernière période. L’insistance mise sur la dimension communicationnelle de la vie sociale signe l’originalité du propos de Husserl, en proximité et en différence avec les catégories durkheimienne de conscience collective ou celle, d’origine hégélienne, d’esprit objectif. La constitution du monde social est ici le produit direct d’un «  monde de la communication (kommunikative Welt)  »Footnote 55. Voilà qui ne préjuge en rien de l’identité de tel ou tel monde social, mais qui définit plutôt une forme d’a priori social d’ordre communicationnel, horizon d’universalité et, conjointement, d’institution de relativités, de positions différenciées, du sujet aux sujets, de sujet à «  objet social  ». Le monde social doit sa complexité au partage qui s’y rejoue sans cesse entre subjectivités sociales et objectivités sociales, dans le jeu de l’échange communicationnelFootnote 56.