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« Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? ».Footnote 1 Cette question, que Jean-Jacques Rousseau pose par l’intermédiaire du Vicaire savoyard dans sa célèbre Profession de foi, est le problème auquel nous aimerions réfléchir dans cette étude.

La question du Vicaire savoyard peut se décomposer en plusieurs éléments. D’une part, elle soulève le problème d’« être sceptique par système ». On conçoit en effet qu’un philosophe puisse établir un système sceptique où il doute de toute chose à sa guise, mais on peut se demander si ce système peut être pris au sérieux en dehors du cadre de l’argumentation théorique. C’est le reproche usuel que l’homme de bon sens adresse aux philosophes soi-disant sceptiques : pourquoi Pyrrhon, par exemple, qui doutait théoriquement de tout, évitait-il les précipices et le heurt des charrettes ? Pour le dire autrement, la meilleure réfutation de tout système sceptique ne consiste-t-elle pas à simplement signaler l’impossibilité d’actualiser ce système ? Et si le système sceptique ne résiste pas à l’épreuve de l’expérience, quelle est au juste sa valeur et sa pertinence ?

S’il paraît malaisé d’« être sceptique par système », ne pourrait-on pas, d’autre part, « être sceptique […] de bonne foi » ? On pourrait concevoir une autre façon d’être sceptique, celle de l’homme qui questionne sans prendre parti, qui cherche à relativiser plutôt qu’à universaliser, qui multiplie les expériences sans juger ni hiérarchiser. Or, cette forme de scepticisme apparaît tout aussi problématique, car quelle est la valeur d’une posture qui refuse de tirer les conséquences théoriques de ses actes ? Toute pratique suppose des principes, aussi minimes soient-ils et, de ce fait, peut être jugée au nom de ses principes. Par conséquent, il semble impossible de vivre sceptiquement en faisant l’économie d’un certain système sceptique.

D’où la question du Vicaire savoyard : « Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? » Ce qui est en jeu ici, c’est la compatibilité d’un système sceptique avec la bonne foi d’un homme qui vit conformément à ses idées ou qui ajuste ses idées à son expérience. Autrement dit, le problème est celui de la nature de ce que nous pourrions appeler le scepticisme existentiel Footnote 2 : comment concilier une démarche intellectuelle centrée sur la recherche de la vérité, sur le questionnement et sur la reconnaissance de son ignorance quant aux principaux enjeux humains avec l’engagement social, politique et moral nécessaire pour vivre et agir de manière sensée ?

Pour réfléchir à ce problème du scepticisme existentiel, nous aimerions nous attarder au cas de la pensée rousseauiste. Ce choix peut sembler étonnant, puisque le nom de Rousseau ne figure habituellement pas dans l’histoire du scepticisme et que les principaux commentateurs de son œuvre lui attribuent une étiquette contraire. De fait, Rousseau n’a-t-il pas maintes fois affirmé, comme dans la « Lettre à Voltaire du 18 août 1756 », que « l’état de doute est un état trop violent pour [s]on âme »Footnote 3? Pourtant, il y a à la fois une discussion et une utilisation du scepticisme dans son œuvre. L’exemple du Vicaire savoyard est éloquent à cet égard, car, malgré son désaveu initial du scepticisme,Footnote 4 il finit en effet par assumer l’état de doute en tant que « scepticisme involontaire »,Footnote 5 fruit de sa critique du doute conjuguée à son utilisation du doute.Footnote 6 Sans ramener la pensée et la démarche intellectuelle de Rousseau à celles de son Vicaire, on peut voir dans son œuvre quelque chose du même ordre.

Nous aimerions suivre le parcours de l’œuvre rousseauiste dans quelques-uns de ses moments importants, en tentant de faire ressortir la forme de scepticisme qui surgit au fil de ce parcours. Dans un premier temps, nous nous arrêterons à la Profession de foi du Vicaire savoyard qui, par son caractère plus théorique, fait ressortir plus nettement ce qui, chez Rousseau, peut s’apparenter à un système sceptique. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux différentes étapes et variations du scepticisme de Rousseau dans les écrits dits apologétiques et autobiographiques, et plus particulièrement aux Rêveries du Promeneur solitaire qui illustrent au mieux ce que nous considérons être la forme ultime et achevée de son scepticisme, à savoir un scepticisme existentiel.

1 La profession de foi du Vicaire savoyard et le système sceptique de Rousseau

À la manière de Montaigne dans ses Essais, Rousseau ouvre la Profession de foi par une sorte d’avertissement au lecteur dans lequel il professe son « zèle » et sa « bonne foi » en tant qu’« ami de la vérité », reconnaît « [s]e défier de [s]es jugements » dans le traitement de son brûlant sujet et se défend d’imposer « pour règle » au lecteur des idées qui ne lui sont proposées que comme une matière « à exa-miner ».Footnote 7 Dans son hésitation entre la recherche de la vérité et la soumission prudente, entre les faits et la fiction, entre la règle et l’essai, cet avertissement au lecteur le confronte d’emblée au problème du statut de la Profession de foi.

Même si la Profession de foi s’inscrit à la fois dans le cadre général du questionnement sur l’éducation et sur la nature humaine de l’Émile et dans le cadre plus précis du questionnement sur l’éducation morale, civique et religieuse du quatrième livre de l’Émile, on ne peut manquer de remarquer, « le caractère “parachuté” de la Profession de foi qui tombe du ciel.Footnote 8 » Au milieu d’un exposé sur la religion, Rousseau donne un texte qui obéit à une autre logique par sa construction, son ton et son intention. Par exemple, la « chaîne de délégationsFootnote 9 » entre l’auteur Rousseau et le tenant du discours de la Profession de foi est pour le moins déconcertante : le narrateur de l’Émile (qui n’est ni tout à fait Rousseau, ni tout à fait le gouverneur) dit simplement retranscrire le papier de quelqu’un d’autre Footnote 10; qui lui-même rapporte le récit d’un autreFootnote 11 ; qui lui-même ne fait que rapporter le récit du Vicaire savoyard ; qui lui-même construit son récit et donne la parole à des personnages fictifs. Qui plus est, des propos en notes de la Profession de foi ajoutés par l’auteur de l’Émile viennent renforcer encore cette distance entre Rousseau et le Vicaire savoyard.

Rousseau paraît insister pour que le lecteur de la Profession de foi ne ramène pas le discours du Vicaire savoyard à sa propre pensée,Footnote 12 mais qu’il soit en mesure d’osciller de la fiction à la réalité. Le complexe dispositif de fiction qui entoure la Profession de foi suggère ainsi qu’une certaine approche est requise pour en exa-miner le discours, le décalage et la fiction étant des conditions de possibilité à la recherche de la vérité.

Le prologue de la Profession de foi, dans lequel le narrateur (un jeune prosélyte devenu libertin et cynique) fait le récit de ses malheurs, montre d’ailleurs que le discours du Vicaire savoyard est fait dans un contexte bien particulier, celui du scepticisme religieux et moral dans une nature potentiellement morale. Ce discours est fait aussi dans une intention précise, à savoir sinon de dépasser ce scepticisme, du moins de le contrer afin que la moralité dispose d’un sol fertile pour germer.

C’est à cette tâche que le Vicaire savoyard s’attèle dans son propre récit. Dans ce qu’on peut appeler la première partie de la Profession de foi, le Vicaire passe le savoir philosophique, théologique et physique à l’aune du doute radical et le rétablit conformément aux lumières naturelles de la raison et à l’adhésion sincère du cœur. Comme le jeune prosélyte à qui il fait sa profession de foi, le Vicaire raconte avoir expérimenté un terrible désillusionnement par rapport à la religion et à la morale ; comme lui, le Vicaire est passé par un stade de scepticisme et même par un stade plus avancé de scepticisme. Cependant, le Vicaire est parvenu à réenchanter le monde, la religion et la morale ainsi qu’à dépasser son scepticisme initial. De ce fait, il se trouve à suggérer au jeune prosélyte une voie à suivre. Cette voie est paradoxalement celle du scepticisme même : se réclamant de « ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité »,Footnote 13 le Vicaire se trouve à proposer au jeune prosélyte le modèle de l’application du doute sur tous les points de sa croyance et sur toutes les opinions humaines comme étant la meilleure façon de venir à bout du scepticisme dans lequel il est plongé. Sans une application du doute radical, on risque en effet de se complaire dans « l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme »,Footnote 14 c’est-à-dire ou bien dans une forme de scepticisme feint comme celui des philosophes athées et libertins ou bien dans une forme de scepticisme mou comme celui du jeune prosélyte. Or, ces attitudes sont à la fois inconséquentes, – elles cachent en leur sein et se cachent à elles-mêmes un dogmatisme intellectuel et moral – et elles sont pernicieuses, car leur aveuglement peut les mener à légitimer n’importe quelle conduite.

Pour éviter ces écueils, le Vicaire a adopté une méthode de recherche bien précise : fermant tous les livres et regardant en lui-même pour y trouver la vérité, il se donne comme critère de validité de ses opinions le consentement de son cœur, c’est-à-dire qu’il se fixe pour règle « d’admettre pour évidentes toutes [les opinions] auxquelles, dans la sincérité de [s]on cœur, [il] ne pourr[a] refuser [s]on consentement ; pour vraies, toutes celles qui [lui] paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces premières ».Footnote 15 De ce fait, il parvient à trouver une série d’évidences à partir desquelles il déduit un certain nombre de « principe[s] », de « dogme[s] » ou, pour mieux dire, d’« article[s] de foi ».Footnote 16

Fort des principes de ce qu’on pourrait appeler une théologie naturelle, le Vicaire s’attaque ensuite, dans la seconde partie de la Profession de foi, aux différents aspects des religions de la révélation. Pourtant, on notera que le Vicaire admet d’emblée son incertitude sur la question de la révélation : « Je n’y vois qu’embarras, mystère, obscurité ; je n’y porte qu’incertitude et défiance. Je ne me détermine qu’en tremblant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis ».Footnote 17

Plus important encore, le Vicaire dit en rester finalement à ce qu’il appelle un « scepticisme involontaire ».Footnote 18 L’expression scepticisme involontaire a ici son importance, car ce scepticisme auquel le Vicaire aboutit n’est pas voulu comme peut l’être celui des philosophes libertins et athées. Ces derniers, selon le Vicaire, affichent un « scepticisme apparent »Footnote 19 procédant ou bien d’une paresse intellectuelle dogmatique ou bien d’une mauvaise foi intéressée et désolante. Le scepticisme final du Vicaire n’est pas non plus volontaire comme l’était ce qu’il appelle son « premier pyrrhonisme »Footnote 20 par lequel il doutait de toutes opinions de façon radicale et méthodique. Contrairement à ce premier pyrrhonisme, le scepticisme involontaire du Vicaire ne lui est en effet « nullement pénible »Footnote 21 en ce sens qu’il ne paralyse pas son agir (qui se satisfait de l’adhésion du cœur et d’opinions vraisemblables) et qu’il semble pouvoir perdurer dans le temps et ainsi constituer une attitude de vie. Même si son scepticisme l’incite à garder « un doute respectueux », à « être toujours modeste et circonspect », à « respecter en silence ce qu’[il] ne saurait ni rejeter, ni comprendre » et surtout à éviter de bouleverser l’ordre public, le Vicaire n’en est pas moins en mesure d’être « bien décidé sur les principes de tous [s]es devoirs ».Footnote 22 Seulement, il demeure conscient du fait que sa conviction morale est, en définitive, un beau pari.Footnote 23

Il faut bien voir que cette solution n’est possible et durable que si elle n’en est pas une, c’est-à-dire que dans la mesure où ce scepticisme demeure involontaire. De fait, dès qu’il n’est plus le produit spontané de la recherche de la vérité et qu’il devient une doctrine et une posture qui peuvent être visées, le scepticisme involontaire devient scepticisme apparent. La ligne est donc bien mince entre le scepticisme involontaire du Vicaire et le scepticisme apparent du prosélyte et des philosophes libertins et athées. Cela n’implique toutefois pas qu’elle doive être effacée. Au contraire, en forçant un peu le trait, il est possible de distinguer deux attitudes tout à fait différentes par rapport à la connaissance, puisque, là où le scepticisme apparent rejette la théologie et la religion révélée comme des formes de supercherie, le scepticisme involontaire du Vicaire est non seulement ouvert à une théologie et une religion naturelles mais aussi aux dogmes, aux textes et à l’autorité de l’Église.Footnote 24

Autant par le dispositif de fiction par lequel il encadre la Profession de foi que par le discours du Vicaire savoyard, Rousseau semble donc mettre en place dans la Profession de foi une argumentation et une pratique sceptiques qui prennent la forme du scepticisme involontaire. Apparaissant dans le mouvement entre le dogme, le doute et l’adhésion du cœur, le scepticisme involontaire est en quelque sorte l’aboutissement d’une recherche ardente et sincère de la vérité qui se bute à la complexité du réel et aux limites de sa raison. C’est, pour le dire plus simplement, l’écart qui demeure bien malgré soi entre l’adhésion du cœur et la compréhension rationnelle.

D’un tel scepticisme involontaire, on peut trouver plusieurs traces dans l’œuvre rousseauiste, puisqu’il semble correspondre au travail de fictionnalisation opéré un peu partout dans cette œuvre.Footnote 25 De fait, les principales fictions théoriques telles l’état de nature dans le Second Discours, la constitution idéale dans le Contrat social ou l’éducation parfaite dans l’Émile ne semblent pas tant proposées comme les piliers d’un système dogmatique que suggérées pour mener une recherche sur la nature des choses : si, dans une sorte de moment de la fiction, elles suscitent l’adhésion du cœur ; ensuite, dans une sorte de moment de la réflexivité, elles sont données pour telles, discutées et opposées les unes aux autres.

À l’instar de la Profession de foi, l’œuvre rousseauiste (jusqu’à l’Émile, du moins) semble donc se déployer selon une sorte de mouvement réflexif et une dialectique entre diverses thèses. Certes, Rousseau n’accorde pas le même poids au moment de la fiction qu’à celui de la réflexivité et il ne met certainement pas ses différentes thèses sur un pied d’égalité. L’ampleur phénoménale que prennent les fictions dans son œuvre et le ton lyrique par lequel il les développe incitent en effet à penser que Rousseau a plutôt tendance à privilégier le moment de la fiction par rapport à celui de la réflexivité. Sa hiérarchie des critères du jugement va d’ailleurs en ce sens : ce sont les intuitions du cœur qui doivent venir fonder et conditionner les raisonnements, et non l’inverse.Footnote 26 Cependant, autant les fictions ne peuvent faire l’économie de la réflexion, autant le cœur ne peut se passer de la raison. Quant aux différentes thèses, étant donné qu’il les propose toutes sous le mode de la fiction, elles ont en commun une nature incertaine et problématique, qui permet de les jouer les unes contre les autres sans résolution nette ni contradiction intenable. Plutôt que d’essayer de trancher les contradictions théoriques dans son œuvre (ainsi que tous les autres décalages) d’un côté ou de l’autre, il semble qu’il faille maintenir vivante la dialectique entre ces thèses divergentes. Dans la confrontation, le mouvement et l’oscillation d’une fiction à l’autre, s’esquisserait en effet son scepticisme involontaire.

2 Le parcours autobiographique et le scepticisme de bonne foi de Rousseau

Sans aller jusqu’à dire qu’il y aurait eu un tournant dans la pensée de Rousseau après la parution de l’Émile, nous remarquons un changement important dans le caractère de ses ouvrages ainsi que dans la direction prise par le projet qui y est mené. Autrement dit, même s’il y a une unité dans la pensée rousseauiste depuis le Premier Discours jusqu’aux Rêveries du Promeneur solitaire, autant la forme que la hiérarchie des objets d’intérêt de cette pensée diffèrent après l’Émile : le discours et le traité cèdent la place au dialogue et à la peinture de soi ; l’intérêt suscité par la question de l’être dans l’examen de Dieu, de l’homme et du monde est progressivement supplanté par l’intérêt pour la question de la vie et plus spécifiquement de sa vie : ses pensées, ses actions et son existence.

Parmi les nombreux documents portant un éclairage sur l’intention de la Profession de foi et sur les circonstances qui ont donné lieu à sa rédaction et à sa parution, le plus important et le plus significatif est sans doute la narration rétrospective qu’en fait Rousseau lui-même quelque quinze ans plus tard dans la Troisième Promenade des Rêveries : ayant à quarante ans « entrepris de soumettre [s]on intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de [s]a vie tel qu’[il] voulai[t] le trouver à [s]a mort »,Footnote 27 Rousseau dit être parvenu, après de longs et difficiles efforts, à se doter de « principes fondamentaux adoptés par [s]a raison, confirmés par [s]on cœur, et qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions » : « Le résultat de mes pénibles recherches fut tel à peu près que je l’ai consigné depuis dans la Profession de foi du Vicaire savoyard… ».Footnote 28

Selon ce récit, la Profession de foi devait donc venir clore une série de révolutions morales et intellectuelles amorcée depuis le Discours sur les sciences et les arts et mettre un point final au projet philosophique de Rousseau (que nous avons identifié au scepticisme involontaire). Cependant, sa mise à l’épreuve dans le monde a plutôt conduit Rousseau à prendre conscience des problèmes de fond de son projet philosophique et à le réorienter dans une nouvelle voie. À la suite de la parution de l’Émile, Rousseau a en effet expérimenté sinon le rejet du moins l’incompréhension du scepticisme involontaire esquissé dans la Profession de foi, autant par l’Église que par les Philosophes, autant par les gouvernants que par le peuple. Sans doute Rousseau a-t-il eu tendance à exagérer l’ampleur des opinions et des actions qui lui étaient hostiles, d’où les délires de persécution et de complot. Cependant, les réactions de Rousseau face à la critique ne paraissent pas tant des signes d’une folie naissante que des crises d’ordre intellectuel et moral.

2.1 Les lettres apologétiques

Dans un premier temps, Rousseau semble avoir voulu maintenir à peu près intacte la révolution sceptique menée dans la Profession de foi. Dans la Lettre à Christophe de Beaumont, premier écrit paru après l’Émile, Rousseau refait à nouveaux frais la démarche de la Profession de foi, inscrivant un discours similaire dans un cadre dialogique comparable et selon une intention semblable à ceux de la Profession de foi. De même que la Profession de foi est « un livre où l’Auteur, si peu affirmatif, si peu décisif, avertit si souvent ses lecteurs de se défier de ses idées, de peser ses preuves, de ne leur donner que l’autorité de la raison » ; de même, la Lettre défend et reproduit l’argumentation de la Profession de foi « en ne proposant que des doutes, et même avec tant de respect, en n’avançant que des raisons, et même avec tant de respect ».Footnote 29 Cependant, Rousseau se sent ici tenu de faire le récit de ses malheurs,Footnote 30 de pro-duire sa propre profession de foiFootnote 31 et de faire l’histoire de ses idées.Footnote 32 De ce fait, la Lettre à Christophe de Beaumont paraît poser les premiers jalons du projet autobiographique : imperceptiblement, un glissement s’effectue des idées de Rousseau à sa personne, comme si la connaissance du moi lui semblait désormais essentielle à celle de la pensée qu’il formule – ou, du moins, plus essentielle qu’elle ne l’était dans les ouvrages antérieurs.

Une nouvelle étape dans cette direction est franchie dans les Lettres écrites de la montagne, parues peu de temps après. Comme dans la Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau refait le chemin parcouru dans la Profession de foi sur plusieurs sujets, se contentant d’adapter son discours à ses adversaires, interlocuteurs et lecteurs désormais genevois et protestants plutôt que français et catholiques. Cependant, contrairement à la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres écrites de la montagne ne sont pas adressées à l’assaillant même de Rousseau mais à un « Monsieur » fictif, qui est « neutre » par rapport à l’affaire Rousseau et aux dissensions civiles de Genève et qui demande à Rousseau de l’éclairer et de le conseiller sur ces enjeux.Footnote 33 L’introduction de ce « Monsieur » permet ainsi à Rousseau de déplacer sa rhétorique d’une sorte de dialectique apologétique à ce qu’on pourrait qualifier de pédagogie apologétique, comme s’il renonçait désormais à convaincre ses accusateurs eux-mêmes et ne visait plus qu’à gagner à sa cause les individus neutres ou tièdement adverses. Pour faire venir ce public-arbitre à lui, Rousseau joue ici aussi la carte de la peinture du moi et de l’authenticité : en se faisant connaître et en disant la vérité de bonne foi, il détrom-pera le lecteur abusé par ses ennemis.

Dans la Lettre à Christophe de Beaumont comme dans les Lettres écrites de la montagne, le gros de l’effort de Rousseau semble donc être de clarifier et de répéter le propos et les intentions de la Profession de foi, comme s’il estimait que le problème résidait principalement au niveau de l’interprétation de sa pensée : ou bien il ne s’est pas exprimé de manière assez intelligible, ou bien le lecteur (victime de préjugés ou de faiblesses) ne s’est pas montré assez attentif ou de bonne foi ; or, dans un cas comme dans l’autre, semble-t-il croire, les nouveaux écrits apologétiques viendront corriger le tir. Pour le dire autrement, Rousseau ne paraît pas, tout d’abord, avoir remis en question la nature même de son projet philosophique mais l’avoir seulement jugé incomplet ou imparfait.

Cette solution initiale s’est cependant butée à de nouvelles expériences de rejet et d’incompréhension, qui se sont intensifiées au fil des écrits apologétiques. Après avoir essayé sans succès de varier son approche apologétique, passant de l’argumentation à la rhétorique et à la fiction, Rousseau s’est employé à une refonte ou, du moins, à une réorientation de son projet même. La transition s’est faite en plusieurs étapes inégales, mais de la Lettre à Christophe de Beaumont aux Dialogues de Rousseau juge de Jean Jacques, on voit Rousseau progressivement glisser d’une apologie de son œuvre et de son système à celle de sa personne et de sa vie.Footnote 34

Cette accentuation du moi dans les écrits de Rousseau, notamment par la genèse de ses idées (incomprises) et par le récit de ses actions (malheureuses), paraît nécessaire à la fois pour la forme et le fond de son projet philosophique. D’une part, pour le faire comprendre et y gagner le lecteur, il ne faut plus tant argumenter que se peindre, la connaissance de la vie du penseur et des circonstances entourant son œuvre étant une condition de possibilité à la compréhension de sa pensée. Mais plus important encore, d’autre part, la peinture du moi se révèle non seulement une méthode ou une voie d’accès au projet philosophique de Rousseau, mais aussi une dimension essentielle de celui-ci. Pour le dire plus simplement, ce que l’échec de la Profession de foi vient manifester est l’impossibilité d’un scepticisme qui s’en tiendrait au seul discours. Le scepticisme, et surtout le scepticisme involontaire tel que Rousseau le conçoit, n’est possible que s’il est actualisé dans l’expérience. Il ne suffit pas d’élaborer une structure dialectique fictive (qui finirait par se cristalliser en un système sceptique) ni de multiplier l’aveu de sa faillibilité pour atteindre le scepticisme involontaire : il faut vivre sincèrement son scepticisme.

C’est en ce sens qu’on peut parler de l’esquisse d’une nouvelle forme de scepticisme à travers le projet de peinture du moi, qu’on peut qualifier de scepticisme existentiel. Il faut bien voir que cette nouvelle forme ne destitue pas la première ; au contraire, en corrigeant l’aspect trop théorique et systématique du scepticisme involontaire, on peut dire que le scepticisme existentiel parvient à l’actualiser véritablement.

2.2 Les Confessions

C’est tout d’abord par ses célèbres Confessions que Rousseau s’est essayé à cette tâche. Dans cet ouvrage, Rousseau entend illustrer sa pensée par l’exemple de sa vie: la capacité de mouler ses opinions et ses actions sur le modèle de la nature, d’aimer et de rechercher sincèrement la vérité, d’écouter son cœur en taisant la voix de l’amour-propre, voilà ce que le portrait de l’intériorité de Rousseau devrait en principe nous faire voir comme actualisation de sa pensée.

Sa méthode pour ce faire est bien connue : il fera le récit des événements de sa vie depuis sa tendre enfance jusqu’à son départ pour l’Angleterre au moment d’écrire les Confessions. De même que, pour connaître les hommes, il faut remonter à leur origine et les considérer « tel qu’il[s] [ont] dû sortir des mains de la nature »Footnote 35 ; de même, dira Rousseau, « pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse ».Footnote 36 Rousseau s’attarde donc à se peindre à travers son éducation, ses lectures et ses rencontres ; en somme, à travers toutes les circonstances qui ont « décidé de [s]on caractère ».Footnote 37 De cette façon, il espère mettre progressivement au jour son moi, que tous les faits de sa vie confirment et qui incarne la pensée qu’il développe dans son œuvre.

Malgré la diversité et de l’ondoyance du moi qui ressortent à mesure que le récit progresse dans le temps, malgré le « chaos immense de sentiments si divers [et] si contradictoires […] dont [il] fu[t] sans cesse agité », Rousseau est convaincu que « tout se tient » et que « tout est un dans [s]on caractère ».Footnote 38 De fait, Rousseau semble présupposer un critère objectif à la fidélité du récit et à la sincérité de la peinture de soi : celui qui avoue ce que personne n’ose dire touche plus véritablement son moi « intus et in cute [intérieurement et sous la peau] » et passe le test de la sincérité. Dans le cas de Rousseau, la preuve de sa fidélité et de sa sincérité se voit non seulement dans le récit de ses conduites odieuses comme son accusation injuste de la jeune Marion ou l’abandon de ses enfants,Footnote 39 mais aussi dans celui des détails intimes de sa vie sexuelle.

L’exhaustivité, la diversité et l’intimité du portait pointent donc toutes vers la sincérité et l’amour de la vérité de Rousseau. Telles sont les assises sur lesquelles le lecteur peut s’appuyer dans son jugement de Rousseau et de son œuvre. Quant à Rousseau lui-même, il juge de son autoportrait à partir d’un autre critère encore, qui chapeaute tous les autres, soit l’assentiment du cœur : « J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content ».Footnote 40

Le projet de peinture du moi développé dans les Confessions apparaît ainsi comme une actualisation du scepticisme involontaire énoncé dans la Profession de foi : s’il est vrai que l’accès aux choses requiert un regard aussi pur et naturel que possible, dépouillé de tous préjugés et de tout amour-propre, on voit bien que, en suivant le modèle proposé ici d’un examen sincère intus et in cute de sa propre vie, de ses opinions et de ses conduites, une telle ouverture est rendue possible.

Or, telle qu’elle se dessine dans les Confessions, la peinture du moi ne va pas sans problème. Aussi descriptive qu’elle veuille être, elle demeure un récit construit de la vie (et parfois reconnu comme fictif) qui ramène la diversité de l’expérience sous une unité théorique artificielle, ce qui en amenuise la dimension proprement existentielle au profit du seul intérêt biographique ou romanesque. Ce problème, Rousseau l’a bien vu et a tenté de le corriger dans une sorte de second essai de peinture du moi : celui des Rêveries du Promeneur solitaire.

2.3 Les Rêveries du Promeneur solitaire

Les Rêveries se veulent une série de tentatives pour atteindre la connaissance de soi et le bonheur. En dépouillant le moi de ses attributs liés à autrui, en le suivant dans sa variabilité et ondoyance, en décrivant et consignant par l’écriture ses mouvements et en examinant et questionnant de manière réflexive ses mouvements, Rousseau considère parvenir à une peinture de soi plus fidèle et sincère que celle entreprise dans les Confessions. Plutôt que de s’efforcer à confesser à autrui les actions honteuses de son passé et à construire une narration suivie de l’ensemble sa vie, Rousseau laisse ici son expérience et ses pensées se déployer elles-mêmes, son seul effort pour se connaître consistant à écrire, réfléchir et sentir.Footnote 41

En tant qu’introspection épurée d’apologétique ou d’amour-propre, soucieuse des variations et vagabondages de la pensée et des sentiments, descriptive et réflexive dans sa forme, la rêverie semble offrir la représentation la plus fidèle du moi rousseauiste et, à travers celui-ci, de la nature humaine, du monde et de l’être auxquels il accède. La rêverie ainsi entendue et déployée à travers les Promenades des Rêveries peut ainsi être considérée comme un parachèvement de l’entreprise de peinture du moi lentement amorcée après la Profession de foi, et donc du projet philosophique rousseauiste en entier. Alors que le scepticisme involontaire énoncé dans la Profession de foi ne pouvait que malaisément être défendu comme un projet philosophique – ne pouvant être voulu, le scepticisme involontaire devait procéder du mouvement de la recherche qui, bien involontairement, n’aboutissait pas à la certitude –, la peinture du moi opérée sous le mode de la rêverie peut être un projet de recherche intentionnel qui procure une connaissance à la fois directement et indirectement, à la fois activement et passivement.

De fait, la connaissance de soi, des hommes et des choses que Rousseau dit atteindre par ce moyen semble découler autant du résultat de la peinture-rêverie elle-même que de l’éloignement ou du détachement par rapport au moi, aux hommes et aux choses en général que l’activité de la peinture-rêverie opère, comme si Rousseau en avait une saisie dans leur perte. Dans la Huitième Promenade, Rousseau explique en effet que, avant ses malheurs, il laissait son « âme expansive » s’étendre à l’extérieur de lui-même sur les êtres ou objets environnants mais se trouvait de ce fait dans une « continuelle agitation » qui ne lui laissait « ni paix au-dedans ni repos au-dehors » et l’entraînait à « [s]’oublier [lui]-même » : il était « heureux en apparence » mais malheureux dans les faits. Désormais forcé par la destinée de resserrer ses sentiments sur lui-même, il est considéré comme « le plus infortuné des mortels » mais parvient pourtant à « plus goûte[r] la douceur de l’existence » et, dit-il, à « être moi ».Footnote 42 De ce resserrement sur soi découle aussi un plus grand attachement au moi et plus particulièrement à la vie. Étant donné que ses occasions de plaisir sont désormais limitées par son isolement forcé et sa vieillesse, Rousseau a tendance à jouir pleinement de tous les plaisirs de la vie qui lui restent ou qui s’offrent à lui, à les retâter et à les étendre par la réflexion et l’écriture.

De ce fait, le recentrement sur le sentiment d’existence opéré dans les Rêveries ne paraît pas tant constituer une réfutation de son scepticisme involontaire qu’un raffinement de ce scepticisme. Mieux encore que dans le recentrement sur le moi, c’est dans celui sur la vie et, plus particulièrement, sur l’activité sensitive de la vie que se trouve l’ouverture à l’être : Rousseau fait le pari que l’activité de la vie concilie les exigences de la recherche de la vérité et de la recherche du bonheur, de la poursuite de la connaissance et de la poursuite de la vertu, de l’ouverture à l’être et de l’ouverture au bien.

La philosophie de l’existence des Rêveries du Promeneur solitaire se trouve à clore le parcours de l’œuvre rousseauiste. Si l’essai autobiographique voulait servir à incarner le discours sceptique de Rousseau, ce n’est qu’avec la philosophie de l’existence que cet objectif est véritablement atteint et forme ce qu’on a appelé un scepticisme existentiel. Dans l’activité de la rêverie à laquelle il se livre, Rousseau vit le mouvement sceptique de sa pensée qui oscille, dans un sens, de la croyance à connaître les choses (le moi et, à travers lui, les hommes et le monde) à celle de les ignorer, puis oscille, de l’autre sens, du doute à la recherche ; qui va, d’un côté, de l’adhésion aux choses au recul par rapport aux choses, puis, de l’autre côté, de leur remise en question critique à une ouverture confiante à elles.

Cette étude cherchait à réfléchir au problème soulevé par le Vicaire savoyard – « Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? » – à partir du cas de la pensée rousseauiste. En retraçant quelques étapes importantes du parcours de l’œuvre rousseauiste, nous avons essayé de faire ressortir la forme que prendrait son scepticisme existentiel.

Si notre lecture de la Profession de foi est juste, la pensée de Rousseau contiendrait une argumentation et une pratique du scepticisme (un certain système sceptique, pourrait-on dire), car elle ménage une place importante à l’incertitude et à la recherche active de la vérité et souhaite en rester au scepticisme involontaire sur les principaux enjeux humains. Devant l’incapacité de la raison à trancher entre les diverses opinions philosophiques et à hiérarchiser clairement les différentes conduites humaines, l’imagination prend en quelque sorte le relai en créant une série de fictions conformes à la voix du cœur qui permettent d’entrevoir les critères naturels qui échappent à la raison et qui servent de cadre bornant et régulant son activité au plan pratique. Mais fragiles et contestables au plan théorique, ces critères naturels sont toujours donnés pour des fictions, discutés et réexaminés.

Or, si notre lecture des écrits apologétiques et autobiographiques est juste, le scepticisme de Rousseau prendrait finalement une forme plus existentielle que théorique (un scepticisme de bonne foi, pourrait-on dire). Devant l’échec à réaliser concrètement sa pensée sceptique, Rousseau se tourne vers la peinture sincère du moi pour se connaître et pour jouir dans l’exclusion de toute forme d’altérité d’un sentiment de l’existence permettant de « rassembl[er] tout son être ».Footnote 43 C’est à ce titre que nous qualifions la pensée rousseauiste de scepticisme existentiel.

Une telle forme et pratique du scepticisme est-elle suffisante pour qu’on puisse inscrire de bon droit la pensée rousseauiste dans l’histoire du scepticisme ? Il est vrai que Rousseau ne paraît pas penser selon les concepts traditionnels du scepticisme antique tels que l’épokè, l’isosthénie et l’ataraxie, ni n’érige une méthode ou un système sceptiques comme certains de ses contemporains ont pu le faire. Cependant, sa pensée s’inscrit dans une tradition sceptique qui, à la suite d’un Socrate ou d’un Montaigne, insiste sur l’aveu de l’ignorance et de la faillibilité, sur le dialogue et la dialectique, sur la critique réflexive de la connaissance, de la philosophie et même du scepticisme, et qui s’attache à la peinture de soi et à l’examen de sa vie pour ce faire.Footnote 44 Prise dans ce sens, la pensée rousseauiste telle que nous l’avons dégagée dans son œuvre paraît bel et bien « être sceptique par système et de bonne foi ».