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(1) Dans ses écrits qui reflétaient son engagement pour le droit international humanitaire (DIH) – un engagement interrompu, hélas, trop tôt – Avril McDonald a consacré une part de ses recherches à la justice pénale internationaleFootnote 1 et à la situation des victimes.Footnote 2 L’intérêt de la dédicataire de ces lignes pour la justice pénale internationale et pour les victimes a conduit le présent auteur à rédiger, en hommage à la mémoire d’Avril, quelques brèves réflexions suscitées par certains jugements du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et, de la Cour pénale internationale (CPI) qui ont, soit, acquitté des accusés, soit, rejeté les charges portées contre eux par le Procureur. Les affaires considérées sont les affaires Ntagerura, Bagambiki et al.,Footnote 3RwamakubaFootnote 4 et Mbarushimana.Footnote 5 Point commun à ces trois affaires et aux quatre accusés: ceux-ci étaient membres d’instances politiques dirigeantes sous l’autorité desquelles les pires crimes ont été commis. Ils ont pourtant été acquittés (Ntagerura, Bagambiki et Rwamakuba) ou relaxés des poursuites (Mbarushimana) faute pour l’accusation d’avoir réussi à prouver leur participation directe aux crimes en cause.

Acquittements et arrêt des poursuites se justifient-ils lorsqu’une personne détient une position dirigeante dans l’organe sous l’autorité duquel ces crimes sont commis ? Si, d’un point de vue moral et politique, la réponse est clairement négative l’auteur pense qu’une réponse négative est également défendable au plan juridique.

(2) Pour des raisons liées à des contraintes de temps dues à des engagements professionnels particulièrement contraignants – la retraite est parfois plus mobilisante que le travail full time de la vie active –, les présentes réflexions restent beaucoup trop brèves et superficielles. L’auteur en est parfaitement conscient mais il ne voulait pas rester absent d’un recueil destiné à exprimer l’admiration, le respect et l’amitié de ses contributeurs à l’égard d’Avril McDonald.

(3) Après avoir rappelé les affaires en cause Sect.13.1, on verra que, juridiquement, une solution autre que l’acquittement ou l’arrêt des poursuites eût été possible Sect.13.2.

1 Les affaires Rwamakuba, Ntagerura et al., Mbarushimana

(4) André Rwamakuba, un médecin spécialisé en santé publique, directeur du département de la santé dans la région de Kigali, avait été ministre de l’enseignement primaire et moyen dans le gouvernement intérimaire rwandais à partir du 9 avril 1994Footnote 6 jusqu’à sa fuite du Rwanda, à un moment non précisé dans le jugement.

Les autorités namibiennes l’arrêtent le 2 août 1995 et en avertissent le TPIR. Le Procureur informe la Namibie qu’il n’a pas de charge justifiant le mise en détention de Rwamakuba qui est remis en liberté le 8 février 1996.Footnote 7

Deux ans plus tard, le Procureur délivre un acte d’accusation contre Rwamakuba. Il est arrêté en Namibie, le 21 octobre 1998, et remis au TPIR le lendemain. Rwamakuba est accusé de génocide et, à titre subsidiaire, de complicité de génocide, d’extermination comme crime contre l’humanité dans des faits qui ont eu lieu, entre le 6 et le 30 avril 1994, à Gikomero et à l’hôpital universitaire de Butare.Footnote 8 L’accusé est également présenté comme ayant mené des campagnes politiques hostiles aux tutsi. En tant que ministre de l’enseignement, il aurait aussi pris part à la politique gouvernementale d’extermination des tutsi au Rwanda. Le procureur ne fonde la responsabilité pénale de l’accusé que sur la base de l’art. 6, § 1, du Statut du TPIR – commettre, ordonner de commettre, ou aider/encourager à commettre un des crimes visés aux art. 2-4 du Statut –, non sur la base de l’art. 6, § 3 (responsabilité du supérieur pour les crimes des subordonnés).Footnote 9 Le jugement insiste sur le fait que le Procureur ne l’a pas poursuivi pour conspiration à commettre le crime de génocide ou participation à une entreprise criminelle conjointe,Footnote 10 et que la Chambre ne peut pas le juger pour des omissions qui ne figuraient pas dans l’acte d’accusation sinon cela porterait atteinte aux droits de la défense et au droit de tout accusé à un procès équitable.Footnote 11

L’accusation n’ayant pas réussi à prouver, selon la Chambre, la participation directe de l’accusé aux crimes commis à Gikomero et à Butare, la Chambre l’acquitte des charges de génocide et de crimes contre l’humanité portées contre lui.Footnote 12

(5) André Ntagerura était ministre des transports et des communications dans le gouvernement intérimaire de juin à juillet 1994. Arrêté au Cameroun en 1996, il est transféré au TPIR début 1997; il était accusé de génocide, d’extermination en vue de commettre le génocide.Footnote 13

Emmanuel Bagambiki était préfet de Cyangugu du 4 juillet 1992 au 17 juillet 1994. Arrêté au Togo en juin 1998, il est transféré au TPIR un mois plus tard pour répondre de charges similaires à celles retenues contre Ntagerura.Footnote 14

Le 25 février la Chambre 1e instance acquitte les deux accusés, essentiellement, en raison du caractère vague de l’acte d’accusation et pour insuffisance ou imprécision des éléments de preuve apportés par l’accusation.Footnote 15 Dans le cas de Ntagerura, la Chambre de 1e instance a décidé de ne pas suivre le Procureur parce que les charges retenues étaient « d’une précision inadmissible », ou parce que le Procureur lui-même avait reconnu ne pas avoir prouvé certaines charges, ou parce que les faits imputés à l’accusé n’avaient pas été prouvés au-delà de tout doute raisonnable.Footnote 16 Ce dernier motif fonde aussi l’acquittement de Bagambiki.Footnote 17

(6) Callixte Mbarushimana était secrétaire exécutif des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) depuis 2007.Footnote 18 Parfois présenté comme le n° 3 de l’organisation,Footnote 19 il vivait en France où il jouait un rôle de porte-parole des FDLR.Footnote 20 Arrêté en France en octobre 2010 à la suite d’un mandat d’arrêt délivré par la Chambre préliminaire de la CPI, il avait été remis à la Cour en janvier 2010 pour répondre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité que les FDLR auraient commis depuis janvier 2009.Footnote 21 Le 16 décembre 2011, la Chambre préliminaire refuse de confirmer les charges faute de preuve suffisante à l’appui de celles-ci: selon la Chambre, il n’avait pas été prouvé que l’accusé était au courant des crimes commis sur le terrain, ni que les communiqués de presse eussent eu d’incidence sur les activités militaires des FDLR.Footnote 22

(7) Quand on connaît l’immensité des crimes commis au Rwanda d’avril à juillet 1994 et dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC) en 2009-2010 et quand on lit leur descriptions, on a quelque peine à comprendre comment des personnes situées à un tel niveau de pouvoir, à l’époque de perpétration de ces crimes, peuvent échapper à toute responsabilité pénale. Le droit serait-il à ce point pauvre et impuissant qu’il doive conduire à un tel résultat ? Il semble pourtant qu’il était possible de trouver une réponse juridique différente de celle arrêtée par les chambres du TPIR et la chambre préliminaire de la CPI comme on va le voir à présent.

2 La responsabilité pénale de hautes autorités politiques et administratives dans des crimes de DIH: fondement et moyens

2.1 Le fondement de la responsabilité pénale de hautes autorités politiques et administratives dans des crimes de DIH

(8) En droit pénal comme en droit pénal international, on distingue habituellement quatre types de responsabilités:

  • La responsabilité de l’auteur et du co-auteur directs du fait matériel en ce compris la responsabilité de la personne qui ne commet pas l’infraction mais qui ordonne son exécution (par ex.,Footnote 23 Statut TPIR, art. 6, § 1; Projet CDI de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité – ci-après, « projet CDI » –, art. 2, § 3, a-b; Statut CPI, art. 25, § 3, a-b);

  • La responsabilité de la personne qui ne commet pas l’infraction mais qui y contribue par son assistance (complicité) (Statut TPIR, art. 6, § 1; Projet CDI, art. 2, § 3, d Statut CPI, art. 25, § 3, c-d);

  • La responsabilité du supérieur qui ne prévient pas ou ne réprime pas l’infraction commise par le subordonné (Statut TPIR, art. 6, § 3; Projet CDI, art. 2, § 3, c, et art. 6; Statut CPI, art. 28);

  • La responsabilité consécutive à la tentative de commettre l’infraction lorsque son exécution est empêchée par des circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur (Projet CDI, art. 2, § 3, g; Statut CPI, art. 25, § 3, f).

(9) Dans les quatre cas considérés, aucun des accusés n’avaient participé ou tenté de participer directement aux crimes commis par les milices interhahamwe, les forces armées rwandaises ou les FDLR. Les quatre accusés occupaient des fonctions dirigeantes, mais ils n’avaient pas d’autorité directe sur les auteurs des crimes en cause.Footnote 24

Aurait-on pu parler de complicité ? Ce serait possible s’ils avaient fourni, en connaissance de cause, une aide substantielle au crime, mais ce n’était pas le cas.

(10) Le problème se pose de manière analogue dans le cas des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC): la Chambre de la Cour suprême du Cambodge, agissant dans le cadre des CETC, a défini la compétence ratione personae de celles-ci en interprétant le mandat des chambres qui consistait à

« traduire en justice les dirigeants du Kampuchéa démocratique et les principaux responsables des graves violations du droit pénal cambodgien, des règles et coutumes du droit international humanitaire et des conventions internationales auxquelles adhère le Cambodge » (Accord ONU-Cambodge, annexé à la résolution de l’AGNU du 13 mai 2003, A/RES/57/228B, § 1).

Dans l’affaire Duch, la Chambre a estimé que ce mandat couvrait deux catégories de personnes: les dirigeants Khmères qui étaient responsables de violations du DIH et les agents khmères qui n’avaient pas la qualité de dirigeants mais qui étaient les principaux responsables de ces violations. Autrement dit, la Chambre excluait les poursuites contre les dirigeants khmères rouges qui ne pouvaient pas être tenus responsables de ces violations du simple fait de leur qualité de dirigeants:

The Supreme Court Chamber finds that the above drafting history demonstrates that the term ‘senior leaders of Democratic Kampuchea and those who were most responsible’ refers to two categories of Khmer Rouge officials that are not dichotomous. One category is senior leaders of the Khmer Rouge who are among the most responsible [ref. omitted] because a senior leader is not a suspect on the sole basis of his/her leadership position. The other category is non-senior leaders of the Khmer Rouge who are also among the most responsible. Both categories of persons must be Khmer Rouge officials and among the most responsible, and, pursuant to Article 2 new of the UN-RGC [Royal Government of Cambodia] Agreement, both are ‘suspects’ subject to criminal prosecution before the ECCC [Extraordinary Chambers in the Courts of Cambodia].Footnote 25

Cette exclusion de responsabilité pénale était-elle fondée ?

(11) Ne pouvait-on pas considérer, en effet, que, vu leur position élevée dans la hiérarchie politique et administrative, les accusés (tout comme les dirigeants khmères non directement impliqués dans les massacres cambodgiens), par leur silence et leur passivité, encourageaient, voire incitaient, à commettre les crimes en cause ? Le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) avait dit que le rôle de spectateur approbateur et silencieux valait complicité ou encouragement, mais encore fallait-il que celui-ci eût une position d’autorité à l’égard des auteurs des crimes:

“Alors que l’on peut dire de tout spectateur qu’il encourage un spectacle, le public étant l’élément indispensable de tout spectacle, le spectateur a été dans ces affaires [jurisprudence postérieure à la 2e guerre mondiale] déclaré complice uniquement lorsque sa position d’autorité était telle que sa présence avait pour effet d’encourager ou de légitimer notablement les actes des auteurs.”Footnote 26

Or, dans les affaires en cause, les accusés ne jouissaient pas de cette position de supérieur à subordonné à l’égard des auteurs du crime. Le critère du spectateur approbateur et silencieux ne leur était donc pas applicable.

(12) Restent alors des qualification de droit interne telles que l’association de malfaiteurs ou l’organisation criminelle qui visent tout groupement formé en vue de commettre des crimes ou des délits (c.p. fr., art. 450-1; c.p. belge, art. 322 et 324). Au vu de la situation régnant au Rwanda et en RDC où des innombrables crimes étaient commis sans que les autorités en cause ne réagissent, ces qualifications auraient été applicables mais elles n’existent pas comme telles en droit pénal international, sauf dans le cadre de la criminalité transnationale organisée et du terrorisme. Pour la criminalité transnationale organisée, la Convention de Palerme du 12 décembre 2000 (art. 5) et ses protocoles incriminent la participation à un groupe criminel organisé pour certaines infractions (corruption, blanchiment, traite des êtres humains, trafic des migrants); pour le terrorisme, « la participation aux activités d’un groupe terroriste » si elle « contribue aux activités du groupe terroriste » a été incriminée (décision-cadre de l’Union Européenne (UE), 2002/475/JAI, du 13 juin 2002, art. 2, § 2, b)Footnote 27; or, les crimes de DIH ne figurent pas, explicitement, au nombre des infractions où le simple membership du groupe qui les commet est incriminé.

(13) Cela justifiait-il l’acquittement des accusés ou l’exclusion de poursuites contre des dirigeants khmères rouges non impliqués directement dans les crimes de DIH commis au Cambodge ? En limitant la présente analyse au cas des accusés du TPIR et de la CPI (mais le raisonnement est transposable mutatis mutandis au dirigeants khmères rouges), on peut dire qu’il y avait deux autres manières d’affirmer leur responsabilité pénale en raison de leur position de membre, pour les uns, du gouvernement intérimaire rwandais d’avril à juillet 1994, pour le dernier, des instances dirigeantes des FDLR en 2009-2010: à cet effet, le TPIR et la CPI auraient pu se fonder, soit sur le précédent du jugement prononcé par le Tribunal de Tokyo en 1948 (Sect. 13.2.1.1, soit sur la prévention d’entreprise criminelle commune (Sect. 13.2.1.2).

2.1.1 Le jugement de Tokyo

(14) Le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, dans son arrêt du 12 novembre 1948, avait jugé que tout membre d’un cabinet gouvernemental dont la compétence s’étendait aux prisonniers de guerre devait répondre des crimes commis contre eux s’il en avait connaissance et s’il n’avait rien fait pour les empêcher. Même si son département n’était pas directement concerné par ces crimes, le membre de ce cabinet en devenait responsable s’il ne démissionnait pas et choisissait de continuer à faire partie de ce cabinet:

A member of a Cabinet which collectively, as one of the principal organs of the Government, is responsible of the care of the prisoners is not absolved from responsibility if, having knowledge of the commission of the crimes […] and omitting or failing to secure the taking of measures to prevent the commission of such crimes in the future, he elects to continue as a member of the Cabinet. This is the position even though the Department of which he has the charge is not directly concerned with the care of prisoners. A Cabinet member may resign. If he has knowledge of ill-treatment of prisoners, is powerless to prevent future ill-treatment, but elects to remain in the Cabinet there by continuing to participate in its collective responsibility for protection of prisoners he willingly assumes responsibility for any ill-treatment in the future.Footnote 28

(15) Cette partie de l’arrêt n’avait pas fait l’unanimité des juges,Footnote 29 mais elle répond parfaitement au malaise que l’on ressent à l’idée que les membres d’une instance dirigeante qui porte la responsabilité des pires crimes que l’on puisse imaginer échappent à toute responsabilité pénale à cause de leur absence de participation directe aux crimes en cause. C’est un précédent qui aurait pu être utilement invoqué par l’accusation à l’appui des poursuites des accusés.

En outre, il eût été possible de leur appliquer la prévention de participation à une entreprise criminelle commune (ci-dessous).

2.1.2 L’entreprise criminelle commune

(16) La qualification d’ « entreprise criminelle commune » semble parfaitement adaptée à l’incrimination du membership des éléments d’une autorité qui dirige des forces commettant des crimes. Cette qualification n’est pas neuve: elle remonte à la jurisprudence postérieure à la 2e guerre mondiale et a été réactivée par le TPIY dans l’affaire Tadic où la Chambre d’appel, se basant sur cette jurisprudence, a estimé que la participation à un groupe qui poursuivait un « but criminel commun » entraînait la responsabilité pénale de tous ceux qui avaient contribué à la perpétration du crime.Footnote 30 Encore fallait-il que chacun des participants ait joué un « rôle propre » dans le crime commis en partageant « la même intention délictueuse » que l’auteur du crime.Footnote 31 La jurisprudence mentionnée dans l’arrêt Tadic de 1999 requiert le critère intentionnel et une forme de lien entre les auteurs directs du crime et les personnes accusées d’avoir poursuivi le « but criminel commun ».

(17) Dans les cas de Rwamakuba, Ntagerura, Bagambiki et Nbarushimana, la preuve de leur intention criminelle et de leur rôle contributeur au crime n’était pas vraiment rapportée. Si les accusés ne pouvaient ignorer les crimes commis sous l’autorité de l’instance dont ils faisaient partie, leur intention criminelle et leur contribution à ces crimes pouvaient se déduire, d’une part, de leur silence à l’égard de ces crimes, d’autre part, de la continuité de leur participation aux activités de cette instance.

La mise en évidence de leur responsabilité pénale, au plan juridique, était donc plus difficile à établir.

(18) Pourtant, selon l’auteur, des liens de causalité évidents existaient entre les crimes commis et la qualité de membre de l’instance dirigeante qui couvrait ces crimes. Il suffisait d’interpréter de bonne foi et de manière raisonnable les notions de « but criminel commun » et de « rôle propre »: peut-on vraiment affirmer qu’on ne partage pas le but criminel du groupe que l’on rejoint alors qu’il pratique une criminalité de masse que tous les journaux du monde relatent quotidiennement ? Poser la question, c’est y répondre: en 1270, le coutumier français de Louis XI – les « Établissements de Saint-Louis » – disposait en son art. 32: « Tous ceux et celles qui font société avec les voleurs et les meurtriers, ou qui les recèlent, seront condamnés au feu. »

S’il ne s’agit pas, ici, de demander le bûcher pour ceux qui acceptent un poste de haute responsabilité dans l’organe directeur d’une collectivité qui commet des crimes nombreux et graves, ce que le simple bon sens commandait déjà au 13e siècle eût dû justifier, aujourd’hui, la reconnaissance d’une responsabilité pénale des accusés. A titre de comparaison, quand l’UE sanctionne économiquement un régime qui viole gravement les droits et libertés fondamentaux, elle n’hésite pas à sanctionner aussi des personnes qui « tirent profit des politiques économiques des dirigeants » de ce régimeFootnote 32 alors que le lien de causalité entre ces personnes et les violations des droits et libertés fondamentaux imputées à ce régime est loin d’être évident. En réalité, c’est la proximité de ces personnes avec ce régime et les avantages économiques qu’elles en tirent qui justifie l’attribution à ces personnes d’une responsabilité dans les violations en cause. La même philosophie de raisonnement devrait s’appliquer au membre d’un gouvernement qui viole outrageusement les droits et libertés fondamentaux même si ce dirigeant ne participe pas à ces violations.

2.2 La requalification de la responsabilité pénale des accusés

(19) Dans l’affaire Rwamakuba, le Procureur avait décidé de ne pas poursuivre l’accusé sur la base de la doctrine de l’entreprise criminelle commune.Footnote 33 Dans l’affaire Ntagerura, Bagambiki et al., la Chambre de 1e instance n’avait pas examiné les chefs d’accusation fondés sur la théorie de l’entreprise criminelle commune car celle-ci ne figurait pas dans l’acte d’accusation: le procureur s’était borné à y « faire allusion » dans sa déclaration liminaire et dans son réquisitoire sans préciser « la catégorie d’entreprise individuelle commune » à laquelle il se référerait; c’est pourquoi la Chambre n’y avait pas donné suite.Footnote 34

(20) L’affaire Mbarushimana est, à cet égard, différente car le Procureur avait établi la responsabilité pénale de l’accusé sur la base, notamment de l’art. 25, § 3, d, du Statut qui prévoit un critère de responsabilité pénale analogue à celui de l’entreprise criminelle commune, mais la majorité de la Chambre préliminaire ne l’avait pas suivi car il n’était pas prouvé, selon elle, que les FDLR avaient « mené une politique consistant à attaquer la population civile »Footnote 35 ni que, les crimes de guerre commis par les forces des FDLR présentes sur le terrain pussent engager le suspect vu qu’il n’avait pas autorité sur les forces localesFootnote 36 et qu’il n’était pas au courant des crimes commis.Footnote 37 Il s’agissait donc plus d’un problème de fait que de qualification, ce qui n’affecte cependant pas le caractère contestable du refus de la Chambre de confirmer les charges d’un homme qui était le n° 3 des FDLR.

(21) En revanche, pour les affaires Rwamakuba, Ntagerura, Bagambiki et al., on peut se demander si les chambres du TPIR n’auraient pas dû requalifier les faits ainsi que les cours et tribunaux peuvent le faire en procédure pénale interne.Footnote 38 Ainsi qu’on l’a écrit, qualifier « c’est […] énoncer un fait dans les termes mêmes de la loi pénale qui le réprime »Footnote 39 ou revêtir le fait du bon « vêtement juridique ».Footnote 40 La qualification procède de l’essence du droit. En droit pénal, elle consiste à constater qu’un fait est visé par la loi qui le réprime. Il importe, donc, de cerner la réalité avec une précision de caractère scientifique. La mission d’une instance de jugement est

« de rechercher les éléments constitutifs et la nature du fait dont elle est saisie et, partant, d’attribuer à ce fait sa qualification exacte »Footnote 41

Conformément à l’adage jura novit curia (la cour connaît le droit), il appartient donc au juge de réviser la qualification des faits dont il est saisi s’il constate que la qualification que leur a donnée le ministère public est erronée et à condition, toutefois, que « le fait requalifié [soit] le même que celui qui fondait la poursuite »,Footnote 42 et que « le prévenu [ait] été averti du changement » ou « [ait] pu se défendre sur la nouvelle qualification ».Footnote 43

Les statuts des TPIR ne leur confèrent cependant pas un pouvoir de requalification contrairement à ce qui existe pour la CPI (règlement de la Cour, norme 55Footnote 44 ) – un pouvoir dont elle a usé dans le jugement Lubanga en changeant la qualification du conflit en RDC: qualifié de « conflit armé international » dans la décision sur la confirmation des charges, le conflit armé est devenu « non international » dans la décision de fond de la Chambre de 1e instance.Footnote 45

(22) Si une requalification judiciaire est, donc, possible à la CPI, elle doit cependant respecter les droits de la défense: les juges doivent avertir l’accusé de ce changement de qualification et l’autoriser à se défendre sur ce point (Règlement de la CPI, norme 55, § 2) sinon ils violent le droit de toute personne à un procès équitable (Convention Européenne des Droits de l’Homme, art. 6, § 1).Footnote 46

(23) En conclusion, ce trop rapide examen de trois acquittements et d’un refus de poursuites révèle certaines timidités de la justice qui, dans le souci de parfaitement respecter les principes de base du droit pénal en vient à oublier l’objet même de sa mission – mettre fin aux crimes les plus odieuxFootnote 47 – et à ne pas poursuivre des gens qui, par leur engagement ne méritent pas d’échapper à la justice. Il s’agit, non de punir pour punir, mais de reconnaître que certains engagements, même s’ils ne s’accompagnent pas de gestes criminels, n’en restent pas moins criminels en soi. Cette culpabilité doit être affirmée haut et fort car ce qui importe, c’est non la peine, mais le discours judiciaire qui doit refléter le plus fidèlement possible la réalité: res judicata pro veritate habetur,[le jugement vaut vérité].

J.-P. Sartre disait à propos du rôle de l’écrivain: « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde, et que nul ne s’en puisse dire innocent. ».Footnote 48

C’est aussi une fonction de la justice. On ne saura jamais si Avril eût été d’accord, mais l’auteur pense qu’elle aurait probablement souri …