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1 Introduction

Plus de dix ans après l’adoption par la Commission de droit international des Nations Unies (ci-après CDI) du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (ci-après le Projet),Footnote 1 le sort de ce texte reste encore incertain. Assez nettement divisée entre les États membres prônant la transposition du Projet dans un texte conventionnel et ceux envisageant son adoption sous la forme d’une recommandation,Footnote 2 l’Assemblée générale (AG) n’a pas encore réussi à dénouer le nœud, s’étant jusqu’ici limitée à prendre note des articles de la CDI, à en affirmer l’importance, à les recommander à l’attention des États, mais toujours «sans préjuger de leur future adoption ni de toute autre suite qui pourra leur être donnée».Footnote 3

Face à cette approche très réservée, la démarche la plus significative de l’AG en matière de codification du droit de la responsabilité étatique semble avoir été la demande, adressée en 2004 au Secrétaire général (SG), d’établir une compilation de décisions de juridictions internationales et d’autres organes internationaux se rapportant aux articles de la CDI.Footnote 4 L’AG a pris note avec satisfactionFootnote 5 de la compilation présentée par le SG en 2007 et depuis actualisée en 2010, qui dénombre au total 93 affaires, dans lesquelles 182 références aux articles de la CDI ont été formulées par des juridictions internationales.Footnote 6 Une vue d’ensemble de la compilation du SG permet de confirmer l’influence croissante déployée par les articles de la CDI sur le contentieux de la responsabilité et paraîtrait aussi encourager les conclusions positives formulées par certains États quant à la portée de droit coutumier des principes codifiés dans le Projet.Footnote 7

Par ailleurs, la compilation du SG offre aussi des indications qui mériteraient d’être mesurées plus exactement aux fins d’évaluer l’impact de la pratique judiciaire sur la codification du droit de la responsabilité internationale. Il en est ainsi, premièrement, du décalage quantitatif qui existe dans l’utilisation jurisprudentielle des différents articles de la CDI, qui s’avère fort inégale et paraît indiquer que seulement certaines dispositions du Projet ont passé l’épreuve de l’application judiciaire.Footnote 8 Une deuxième indication intéressante, qui n’est pas complètement déconnectée de la précédente, concerne l’«origine» des décisions relevant de l’application des articles de la CDI, lesquelles très souvent proviennent de juridictions opérant dans le cadre de secteurs «spécialisés» du droit international, ce qui pose le problème de l’interaction entre les dispositions du Projet et les éventuelles règles spéciales de responsabilité présentes dans ces sous-systèmes.

2 Une application inégale des articles de la CDI

La plupart des décisions répertoriées dans la compilation du SG portent sur les dispositions comprises dans la première partie du Projet de la CDI, concernant les conditions d’existence et d’attribution du fait internationalement illicite, ainsi que les circonstances d’exonération de la responsabilité (s’agissant notamment de 115 références sur le total de 182).Footnote 9 Par contre, un nombre relativement réduit d’exemples (36 références) intéresse les articles de la deuxième partie du Projet, relatifs au contenu de la responsabilité internationale et aux conséquences du fait internationalement illicite.Footnote 10 Une quantité encore inférieure de citations (26 références) se réfère aux articles de la troisième partie du Projet, concernant la mise en œuvre de la responsabilité et les questions de l’invocation de la responsabilité et des contre-mesures.Footnote 11 Enfin, 5 entrées seulement relèvent de la quatrième partie du Projet, dédiée aux dispositions générales. Il peut être intéressant de s’interroger sur les raisons du décalage révélé par cet aperçu statistique de l’application judiciaire des articles de la CDI.

À ce sujet, il paraît pertinente la considération, par ailleurs largement partagée par les États intervenants à l’AG,Footnote 12 que dans le Projet coexistent à la fois des dispositions vouées à la pure codification du droit de la responsabilité internationale et des dispositions inspirées du développement progressif de la matière. Par conséquent, il serait normal que les juges internationaux se réfèrent plus souvent dans leurs décisions aux dispositions du Projet sensés réfléchir des normes coutumières établies du droit de la responsabilité, et se montrent par contre plus prudents dans l’utilisation des articles donnant corps à des exigences de lege ferenda. À la lumière des indications quantitatives issues de la compilation du SG, il paraîtrait raisonnable de ranger dans la catégorie de la pure codification, les articles de la première partie du Projet, dont l’élaboration remonte aux phases plus anciennes des travaux de codification de la CDI et qui correspondent à une pratique et une opinio iuris consolidées. Par contre, on devrait considérer comme relevant du développement progressif certaines dispositions du Projet – notamment celles de la troisième partie en matière d’invocation de la responsabilité – qui ont vu le jour lors des phases plus récentes des travaux de codification sous l’impulsion d’exigences nouvelles ou émergentes du droit de la responsabilité internationale. Une telle conclusion, qui n’est pas dépourvue d’une certaine valeur de principe, demande de toute manière certaines mises au point.

  1. i)

    À propos des règles comprises dans la première partie du Projet, il est assurément vrai qu’il y a un nombre important de décisions judiciaires dans lesquelles notamment les dispositions en matière d’attribution du fait illicite ou de circonstances d’exclusion de l’illicéité se trouvent citées et qualifiées comme correspondant à des normes coutumières du droit international. Cependant, il serait trompeur de s’arrêter à cette simple constatation, car le risque est toujours présent que, derrière une pétition de principe en faveur du statut de droit coutumier d’une certaine disposition du Projet,Footnote 13 se cachent des évaluations fort différentes de la part des juridictions concernées quant à la portée de la règle évoquée. Dans la mesure où la divergence d’appréciation entre les différentes juridictions est liée aux circonstances matérielles caractérisant chaque cas d’espèce et ne touche pas au fond de la règle en question, la valeur de principe de celle-ci ne saurait être entachée. Il en serait autrement, toutefois, quand la divergence porte sur le fond de la règle de responsabilité en jeu. Un cas de figure à cet égard est donné par la querelle bien connue qui a opposé la Cour internationale de Justice (CIJ) et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPI) à propos de l’intensité du «contrôle» (effectif selon la première juridiction, global selon la seconde) demandée par l’Art. 8 du Projet aux fins de l’attribution à l’État des actes illicites des personnes privées.Footnote 14 L’«impérieuse» mise au point apportée en 2007 par la CIJ dans l’affaire de l’Application de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, dans le sens de la nécessité d’un degré de contrôle plus pénétrant, ne semble pas avoir apaisé toutes les incertitudes concernant l’interprétation de la règle.Footnote 15 Dans sa décision de 2009 dans l’affaire Bayandir c. Pakistan, le Tribunal arbitral institué dans le cadre du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), tout en retenant dans le cas d’espèce une interprétation restrictive de la notion de contrôle prévue par l’Art. 8 du Projet, s’est déclaré conscient de la possibilité que des solutions diverses s’appliquent dans des contextes différents (« the Tribunal is aware that the levels of control required for a finding of attribution under Article 8 [du Projet] in other factual contexts, such as foreign armed intervention or international criminal responsibility, may be different ») et il a aussi préconisé que les critères d’attribution puissent s’adapter aux exigences des divers domaines du droit international (« It believes, however, that the approach developed in such areas of international law is not always adapted to the realities of international economic law and that they should not prevent a finding of attribution if the specific facts of an investment dispute so warrant »).Footnote 16 Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que certains États, intervenant à la Sixième Commission de l’AG, aient relevé « des incertitudes d’interprétation concernant divers aspects relatifs à l’attribution ».Footnote 17 Il est également clair que les différences d’orientations des juges internationaux quant à la portée d’une règle particulière de responsabilité risquent d’infirmer, plus que de confirmer, la valeur générale de la disposition correspondante du Projet.Footnote 18

  2. ii)

    Concernant les dispositions de la deuxième et troisième partie du Projet, une explication plausible de leur utilisation quantitativement limitée dans la pratique judiciaire pourrait se ramener à l’existence d’une pluralité de règles spéciales de responsabilité d’origine conventionnelle lesquelles, portant sur la détermination de la réparation due pour la violation d’une obligation primaire ou des mécanismes de mise en œuvre de la responsabilité, auront l’effet d’exclure l’application des principes généraux du Projet (sur la question, infra). Cette considération mise à part, il reste que, justement en vertu de la généralité des principes qu’elles expriment, certaines dispositions du Projet – comme celles concernant la notion de réparation et ses formes (Articles 31-36) ou l’objet, les limites des contremesures et la condition de la proportionnalité (Articles 49-50) – ont incontestablement acquis le statut de normes coutumières du droit international. D’emblée, un tel statut se trouve réaffirmé aussi dans des décisions de juridictions internationales postérieures à la compilation du SG.Footnote 19 Cependant, à côté de ces normes dotées de portée générale, il y a aussi d’autres dispositions du Projet qui concernent des aspects de détails, mais également importants, du régime des conséquences de l’illicite ou de la mise en œuvre de la responsabilité et pour lesquelles il n’y a pas (ou presque pas) de contre-épreuve au niveau de l’application judiciaire. Que l’on songe par exemple à l’Art. 52 du Projet, qui traite des conditions du recours aux contre-mesures en établissant que celles-ci ne peuvent être prises, ou doivent être suspendues si déjà prises, dans le cas où le différend est en instance devant un tribunal habilité à rendre des décisions obligatoires pour les parties:Footnote 20 on ne trouve de cette disposition qu’une seule mention, et seulement indirecte, dans le contexte d’une affaire présentée devant les organes du système de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce (ci-après OMC).Footnote 21 Cela ne saurait pas surprendre davantage, s’il on considère qu’à la Sixième Commission de l’AG les critiques adressées au régime des contre-mesures établi dans le Projet se sont concentrées exactement sur le déséquilibre du rapport entre celles-ci et les mécanismes de règlement pacifique des différends.Footnote 22 Ce serait donc le caractère controversé de la discipline arrêtée dans certaines dispositions du Projet qui expliquerait l’accueil réservé, sinon l’ignorance, de la part de la jurisprudence internationale et légitimerait ainsi les doutes concernant le statut de droit coutumier de ces dispositions.

  3. iii)

    Il reste, finalement, les dispositions du Projet dont la très rare mention dans la jurisprudence internationale s’explique directement en raison de leur relative «nouveauté», induite par la circonstance qu’elles visent à traduire des exigences de développement progressif du droit de la responsabilité internationale. Comme déjà signalé, on peut sans difficulté ranger dans cette catégorie les articles du Projet concernant la question de l’invocation de la responsabilité, et tout particulièrement l’Art. 48 dont le trait remarquable est d’élargir le nombre des États qui, face à la violation d’obligations destinées à la protection d’intérêts collectifs, ont un titre à demander la mise en œuvre des conséquences du fait illicite.Footnote 23 Le statut controversé de cette disposition du point de vue du droit coutumier a été mis en exergue par quelques États dans leurs interventions à l’AG.Footnote 24 Que la prudence soit de mise en la matière paraît confirmé par l’avis de 2011 de la Chambre du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) dans l’affaire des Responsabilités des États qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d’activités menés dans la Zone, seul précédent judiciaire où, pour l’heure, il paraît possible de repérer une référence directe à l’Art. 48 de la CDI.Footnote 25 De manière significative, cette disposition est citée dans l’avis en tant qu’exemple à « l’appui de l’opinion » selon laquelle tout État partie à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Montego Bay, 10 décembre 1982)Footnote 26 – mais aussi implicitement l’Autorité des fonds marins agissant « pour le compte » de l’humanité en vertu de l’Art. 137.2 de la Convention – serait légitimé à invoquer la responsabilité et à prétendre à réparation en cas de violation d’obligations ayant trait à la préservation de l’environnement en haute mer et dans la Zone, au vu du caractère erga omnes de ces dernières.Footnote 27 Malgré son caractère circonstancié, la pétition de principe de la Chambre du TIDM en faveur du régime établi par l’Art. 48 est révélatrice du rôle constructif que les juges internationaux pourraient déployer aux fins de favoriser la consolidation sur le plan du droit positif de certains principes du Projet qui, au moment de leur adoption, étaient sensés exprimer des exigences de lege ferenda.

3 Une application «systémique» des articles de la CDI

Une partie importante des décisions cataloguées dans la compilation du SG a été rendue par des juridictions opérant dans des secteurs «spécialisés» du droit international, notamment dans les domaines du droit des investissements et du droit du commerce international. En effet, plus de la moitié des entrées présentes dans la compilation est occupée par les décisions des tribunaux arbitraux ou des comités ad hoc institués dans le cadre du CIRDI et – dans une proportion moindre mais également sensible – des organes du système de règlement des différends de l’OMC.Footnote 28 De prime abord, une telle donnée pourrait paraître d’autant plus étrange, si l’on considère que les domaines susmentionnés représentent des cas exemplaires de «régimes spéciaux» ou «autonomes» de responsabilité, c’est-à-dire de régimes conventionnels dotés de leurs propres règles secondaires régissant les conditions d’existence ou les conséquences du fait internationalement illicite, appelés à s’appliquer à l’exclusion des règles générales codifiées dans le Projet.Footnote 29 La CDI elle-même a envisagé la problématique de la lex specialis dans une disposition spécifique du Projet, l’Art. 55, établissant que les articles s’appliquent seulement « dans le cas et dans la mesure où » les conditions d’existence d’un fait internationalement illicite ou le contenu ou la mise en œuvre de la responsabilité internationale d’un État ne sont pas régies par d’autres règles spéciales de droit international.Footnote 30 Par ailleurs, la CDI s’est aussi empressée de préciser dans son commentaire de l’Art. 55 que le recours au principe de spécialité ne saurait être ni mécanique ni rigide et que la question de savoir si la règle générale ou spéciale de responsabilité doit s’appliquer dans un cas d’espèce est essentiellement « une affaire d’interprétation ».Footnote 31 Il n’est alors pas surprenant de trouver dans la pratique un certain nombre d’exemples de juridictions qui ont été prêtes à reconnaître le caractère coutumier des articles de la CDI et à en faire application dans leurs décisions, aux fins de résoudre des questions de responsabilité qui se posaient dans le cadre des soi-disant régimes autonomes et par rapport auxquelles il existait des règles secondaires applicables. Face à cette constatation, il est intéressant de voir de plus près comment les juridictions compétentes ont interprété le principe de spécialité et ont concrètement utilisé dans leurs décisions les articles de la CDI. À cet égard, on peut décerner deux tendances principales.

Une première tendance consiste à exploiter les articles de la CDI aux fins d’interpréter les règles secondaires présentes dans le sous-système de responsabilité. Bien qu’elle ne soit pas exclusive de ce domaine,Footnote 32 une telle approche se retrouve souvent dans la jurisprudence des organes de règlement des différends de l’OMC. Ces organes, une fois reconnu le caractère coutumier des principes généraux de responsabilité codifiés dans le Projet, utilisent les articles de la CDI en tant que « règle[s] pertinente[s] de droit international applicable[s] dans les relations entre les parties » (au sens de l’Art. 31.3.c de la Convention de Vienne sur les droit des traités) aux fins d’interpréter les règles secondaires de responsabilité présentes dans les accords du système OMC. Présente dans certaines décisions relevant du régime des contre-mesures,Footnote 33 l’orientation susmentionnée a été tout récemment confirmée dans le rapport rendu en 2011 par l’Organe d’appel de l’OMC dans l’affaire États-UnisDroits antidumping et droits compensateurs, portant sur des questions d’attribution du fait illicite.Footnote 34 S’agissant de définir le sens de l’expression «organisme public» figurant à l’Art. 1.1.a.1 de l’Accord sur les subventions et mesures compensatoires (ci-après Accord SMC), qui s’occupe d’établir des critères d’attribution en matière de subventions interdites, l’Organe d’appel a relevé les « similitudes dans les principes et fonctions essentiels » existant entre la disposition controversée et les Articles 4, 5 et 8 du Projet de la CDI, mais il a exclu la pertinence du principe de la lex specialis dans le cas d’espèce, en concluant que « le traité appliqué est l’Accord SMC et il doit être tenu compte des règles d’attribution des articles de la CDI pour interpréter le sens des termes de ce traité».Footnote 35 À la lumière de ces précisions, l’Organe d’appel a infirmé la constatation du Groupe spécial selon laquelle l’expression «organisme public» figurant dans l’Accord SMC désignerait « toute entité contrôlée par les pouvoirs publics » et s’est aligné sur une interprétation plus flexible de cette notion,Footnote 36 conforme aux indications du commentaire de la CDI à l’Art. 5 du Projet, en vertu duquel le fait que l’État détienne une part plus ou moins grande du capital ou des actifs d’une entité n’est pas un critère décisif pour établir l’attribution du comportement de cette entité à l’État.Footnote 37

Une deuxième tendance détectable dans la pratique judiciaire consiste à utiliser les articles de la CDI de manière complémentaire aux règles spéciales de responsabilité, aux fins d’intégrer la discipline posée par celles-ci. Une manifestation plus «modérée» de cette approche se trouve, par exemple, dans l’arrêt rendu en 2007 par le Tribunal arbitral institué dans le cadre du CIRDI relativement à l’affaire Archer Daniels Midland Company c. Mexique. Footnote 38 Face à la question de savoir si les règles spéciales de responsabilité issues de l’Accord de libre échange nord-américain (ci-après ALENA) excluaient le droit du défendeur de recourir à des contre-mesures en vertu du droit coutumier – et le recours aux articles pertinents de la CDI –, le Tribunal a d’abord évoqué le principe de la lex specialis, selon lequel « le droit coutumier est (…) sans effet sur les conditions d’existence d’une violation des obligations de protection des investissements en vertu de l’ALENA, car il s’agit d’une question régie expressément par le chapitre 11 [de l’ALENA] ».Footnote 39 Cependant, le Tribunal a considéré que le droit international coutumier de la responsabilité, tel que codifié dans les articles de la CDI, continue de s’appliquer « de façon résiduelle » pour toutes les questions non spécifiquement régies par l’ALENA.Footnote 40 Notant que les dispositions pertinentes de l’ALENA ne prévoyaient ni interdisaient expressément le recours aux contre-mesures, le Tribunal a fait application du « régime par défaut » institué par les articles de la CDI en la matière, aux fins d’évaluer (et puis rejeter) la prétention du défendeur.Footnote 41 À bien regarder, la solution retenue dans l’affaire Archer est tout à fait conforme à l’esprit de l’Art. 55 du Projet, dont l’intention est de mettre en exergue le caractère supplétif des articles de la CDI vis-à-vis des règles spéciales de responsabilité. Dans l’espèce, en effet, les règles spéciales et les règles générales en jeu portaient sur des aspects différents du rapport de responsabilité et, de ce fait, l’application des secondes n’empiétait pas sur l’efficacité des premières. Toutefois, le raisonnement développé dans l’arrêt Archer est remarquable dans la mesure où il invite à la plus grande prudence quant à la possibilité d’envisager des régimes «fermés» ou «exclusifs» de responsabilité, en tant que tels complètement imperméables à l’action des principes généraux de responsabilité codifiés dans le Projet.

Un pas supplémentaire semble avoir été franchi par la Chambre du TIDM dans l’avis consultatif de 2011 relatif à l’affaire des Responsabilités des États qui patronnent des activités dans la Zone. Un des problèmes en jeu était de définir le régime de responsabilité établi par l’Art. 139.2, première phrase, de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, aux termes duquel « [s]ans préjudice des règles du droit international (…) un État Partie (…) est responsable des dommages résultant d’un manquement de sa part des obligations qui lui incombent en vertu de la présente partie [partie XI, relative à la Zone] ». La Chambre du TIDM a correctement vu dans cette disposition une règle spéciale de responsabilité dans la mesure où celle-ci, en prévoyant comme condition de la responsabilité de l’État Partie le fait qu’un dommage résulte du manquement à ses obligations, constituerait une exception au droit international coutumier, qui veut que la responsabilité de l’État se trouve d’ordinaire engagée même en l’absence de tout dommage.Footnote 42 En même temps, la Chambre n’a pas exclu que, en vertu de la clause de non préjudice esquissée dans la première partie de l’Art. 139.2, les règles coutumières codifiées dans les articles de la CDI puissent compléter celles relatives à la responsabilité énoncées dans la Convention du droit de la mer.Footnote 43 Une telle possibilité a été exploitée par la Chambre aux fins de « combler toute lacune qui pourrait exister dans le régime de la responsabilité établi par la partie XI de la Convention », et notamment pour envisager le cas où le manquement à ses obligations par un État qui patronne une activité, n’a pas entraîné de dommage matériel: un tel cas, selon la Chambre, serait « couvert par le droit international coutumier ».Footnote 44 On peut supposer que cette reconstruction déploie ses effets aux fins d’établir le contenu du régime de responsabilité applicable aux grands fonds marins. Étant donné le lien de causalité établi par l’Art. 139.2 de la Convention du droit de la mer entre le manquement aux obligations et le dommage causé par ce manquement, il est raisonnable d’imaginer que la conséquence typique découlant de la violation de cette disposition consistera dans l’obligation de réparation, dont la forme et le montant « sera fonction du dommage effectif et de la faisabilité technique d’un retour au statu quo ante ».Footnote 45 Toutefois, la référence au droit international coutumier de la responsabilité n’empêcherait pas que d’autres conséquences, prévues par les articles de la CDI (cessation, garanties de non-répétition, satisfaction), puissent s’appliquer dans l’hypothèse d’infractions aux obligations de la partie XI de la Convention du droit de la mer n’entraînant pas de dommages matériels. Le raisonnement développé dans l’avis est remarquable non seulement en raison de la vision dynamique des rapports entre règles spéciales et règles générales de responsabilité qu’il révèle, mais aussi pour le fait de rappeler que le devoir des juges agissant dans le cadre des soi-disant régimes autonomes est de rechercher dans tous les cas une application coordonnée des deux corps de règles.

Tout en présentant des nuances et des implications différentes, les trois décisions considérées confirment l’inclination des juges internationaux vers une utilisation «systémique» des articles de la CDI aux fins du traitement des problèmes qui se posent dans le contentieux de la responsabilité. Une telle approche contribuerait bien évidemment à renforcer la valeur de principe des règles codifiées dans le Projet.

4 Conclusion

Ce bref aperçu de l’application judiciaire des articles de la CDI laisse finalement des impressions assez contradictoires. D’une part, il y a la constatation d’une réception fort inégale des articles dans la pratique judiciaire, dont les raisons peuvent être ramenées au caractère controversé du contenu de certains des principes codifiés dans le Projet, aussi bien qu’à leur statut incertain sur le plan du droit positif. D’autre part, on assiste à une tendance de plus en plus marquée, même de la part des juridictions agissant dans le cadre de domaines «spécialisés» du droit international, à utiliser les articles de la CDI en tant que termes de référence pour l’encadrement des questions de responsabilité soulevées dans le contentieux international. Face à ces indications contradictoires, on devrait saluer comme opportun le fait que l’AG en 2010 ait demandé au SG de procéder à une nouvelle actualisation de la compilation des décisions judiciaires et de soumettre des informations à cet égard « bien avant » la soixante-huitième session de 2013.Footnote 46 La démarche de l’AG est bien évidemment liée au choix de renvoyer à cette date la prise de décision sur « la question de l’adoption d’une convention internationale sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite ou toute autre mesure appropriée sur la base des articles ».Footnote 47 La perspective suivie par l’AG a donc été, une fois encore, de laisser «sédimenter» dans la pratique les articles de la CDI et d’attendre des confirmations ultérieures de leur accueil par la jurisprudence internationale. Cependant, pour important que puisse être l’apport des décisions judiciaires dans le processus de consolidation et de codification des principes de la matière, on ne devrait pas trop en attendre de la part des juges internationaux. Comme le dédicataire de ces lignes l’a très justement remarqué, « [w]hile it is true that judgments are an important element of international practice in the development of international law, it is also true that their immediate function, the reason why they are established, is that of settling disputes ».Footnote 48 Dans l’accomplissement de cette fonction, consistant à répondre aux questions controversées soumises par les parties à un différend, le juge ne saurait certainement pas endosser la tâche de « formuler avec plus de précision et de systématiser les règles du droit international »,Footnote 49 qui est typique de la codification. C’est donc aux États, maîtres ultimes du processus de codification, qu’incombe en dernier ressort la solution des problèmes les plus épineux qui affectent encore le droit de la responsabilité, tel que reflété dans le Projet de la CDI.