Keywords

These keywords were added by machine and not by the authors. This process is experimental and the keywords may be updated as the learning algorithm improves.

Il était très tard lorsque l’illustre professeur rentra chez lui. Il s’en voulait d’avoir accepté de donner à l’autre bout du pays cette conférence trop classique sur “les principes équitables dans la délimitation maritime”. Comme d’habitude, l’avion du retour avait eu du retard. Alors que minuit sonnait à l’église voisine, il tourna lentement la clé dans la serrure pour ne pas réveiller les siens. Il allait regagner silencieusement sa chambre lorsqu’il se ravisa, pensant devoir passer par son bureau pour lire le courrier sans doute arrivé la veille. Il pénétra ainsi dans son repère aux murs tapissés de livres. Ayant allumé la lampe posée sur un vaste bureau, il prit les quelques enveloppes qui s’y trouvaient puis s’affala dans le vieux fauteuil de cuir qui lui tendait ses bras débonnaires. Après un œil sur ces dépêches sans intérêt, il regarda vaguement les livres qui semblaient l’attendre, comme rassemblés amicalement en face de lui. Rassuré par le spectacle familier des rayonnages sur lesquels reposaient sagement les vieilles encyclopédies, les dictionnaires universels, les recueils de jurisprudence, les annuaires juridiques et les collections de cartes, atlas et portulans dont il aimait s’entourer, vaincu aussi par la fatigue, il ne sut bientôt plus s’il rêvait.

Il était toujours bien dans son bureau. Pourtant, le volume comme les apparences de ce dernier avaient changé: la salle était octogonale. Les murs étaient là aussi couverts de livres mais ces derniers étaient rangés différemment. Tous de même taille, sur des étagères identiques, ils s’élevaient régulièrement vers des plafonds sans doute très hauts dont on distinguait mal les contours; cela lui fit sereinement penser qu’il se trouvait probablement dans l’une des salles de la “bibliothèque de Babel”, du nom de l’une des nouvelles de Borges. À la fois argentin et européen comme lui, il affectionnait ses histoires brèves dont il venait précisément de relire certaines dans l’avion du retour.

S’étant levé pour aller examiner d’un peu plus près les ouvrages qui l’entouraient, il découvrit que le centre de la pièce était entièrement occupé par une grande table dont il avait jusque là ignoré l’importance. Elle était entièrement recouverte de cartes. Un premier examen suffit à le persuader qu’elles étaient, toutes, relatives à la détermination des frontières maritimes ayant donné lieu à des différends portés devant la Cour internationale de Justice avant que le Tribunal du droit de la Mer dont il était l’un des juges éminents ne connût lui-même son premier contentieux en la matière.

Ainsi pouvait-on voir dans un coin sur sa gauche une carte figurant le littoral profondément édenté du Skjaergaard ayant autorisé la Norvège à tracer des lignes de base droites opposables aux États tiers; sur une autre carte, il reconnut la position désavantageuse des côtes de l’Allemagne, coincées au fond d’une concavité entre le surplomb du littoral danois et le retour des côtes hollandaises. Là, c’était la structure convexe du littoral tunisien, prolongé sur ses hauts fonds découvrants par l’archipel des Kerkhenna et, plus au sud, l’île imposante de Djerba, si proche de Raz Ajdir, point d’aboutissement de la frontière terrestre avec la Libye. Plus loin encore, on distinguait sur une autre carte l’opposition du rivage des Syrtes avec celui de Malte, flanqués l’un et l’autre à l’ouest par les îles Pélagiennes de l’Italie. Sur un autre document encore, il reconnut les contours du Golfe du Maine que s’étaient jadis disputé le Canada et les États-Unis pour le tracé de leur frontière maritime.

Non, décidément, aucune représentation cartographique ne semblait manquer sur cette immense table. Ni celle du Golfe de Fonseca, seule baie historique partagée par trois États, avec en son centre les îles de Meanguera et Meanguerita; ni celle du Groenland et de Jan Mayen, pomme de discorde entre le Danemark et la Norvège. Plus loin, comme prolongeant une saga scandinave, l’illustre professeur identifia d’autant plus aisément la carte du Grand Belt qu’il avait lui-même été conseil de la Finlande face au Danemark dans cette affaire un peu frustrante pour les avocats des deux parties puisqu’elle avait été interrompue par un règlement à l’amiable. Son regard redescendit pourtant sous d’autres latitudes brûlées par le soleil en identifiant, sur un autre document, les îles Hawar et les hauts-fonds de Dibal et de Quit’al Jaradah à propos desquels le Qatar et Barhein s’étaient si farouchement opposés.

Qui avait pu ainsi disposer sur cette table tant de croquis et de cartes sans omettre aucun des arrêts rendus par la Cour, par exemple à propos de la presqu’île de Bakassi disputée entre le Cameroun et la Nigeria dans le contexte de l’accord anglo-allemand de 1913, ou de la souveraineté effective sur les diverses et minuscules Pulau entre l’Indonésie et la Malaisie ou la Malaisie et Singapour; ou bien encore la ligne de délimitation dite “traditionnelle” par Tegucigalpa en suivant le parallèle partant du Cabo de Gracias a Dios pour séparer les espaces caraïbes entre le Honduras et le Nicaragua au-delà desquels la Colombie était à présent elle aussi en litige…

Tout était là! Jusqu’à des configurations intéressant des contentieux encore non résolus, tels celui porté devant la Cour par le Pérou à l’égard du Chili. Tout. Pourquoi cet étalage? Et, décidément, qui avait pu l’inspirer?

L’éminent professeur en était arrivé là de ses réflexions lorsqu’il perçut à ses cotés la présence de Marco, son assistant, resté semble t’il jusqu’alors dans la pénombre. À peine étonné, il lui adressa immédiatement la parole:

  • Marco, tu tombes bien. Tu vas m’aider à démêler tout ce fatras de croquis et de cartes. Il faut ranger tout ça. On n’y comprend plus rien.

  • Au contraire, professeur, au contraire. Excusez-moi. C’est moi qui ai déballé tous ces documents. Je travaille là-dessus depuis le début de l’après-midi. Je cherche en vain une logique unifiant le tout. Un élément de réponse permettant de comprendre comment la Cour a, chaque fois, pu considérer qu’elle avait effectivement résolu le litige. Quel est, au-delà des mots, le principe unificateur, en somme, qui serait révélé moins par le discours des juges que par la représentation cartographique de son résultat?

  • Mais pourquoi perdre ton temps à ça, Marco ? Tu sais bien que, sans aller jusqu’à dire, comme la Chambre le fit dans “Golfe du Maine”, que chaque cas est un unicum, il reste vrai que chaque affaire traite, par définition, d’une configuration singulière. La Cour, certes, nous dit presque candidement qu’“il n’est jamais question de refaire la nature entièrement”. Mais enfin, elle la refait tout de même assez souvent! On ne peut d’ailleurs pas en vouloir au juge, confronté à tant d’éléments à prendre en considération: la direction générale des côtes, leur longueur par rapport à la zone à délimiter, la présence d’îles, ou de hauts fonds découvrants; l’implantation de pêcheries traditionnelles; l’acquiescement d’une partie à l’occupation par l’autre d’une formation insulaire à proximité de ses côtes… Alors, elle fait ce qu’elle peut, la Cour. Elle trace tant bien que mal, et non sans risque d’arbitraire, ce qu’elle juge être, à partir de ce que lui en ont dit les parties au litige, une solution adéquate “en fonction de toutes les circonstances pertinentes et compte tenu des principes équitables”. Ce n’est pas nécessairement du bricolage! Mais c’est bien souvent, encore une fois à partir du matériau présenté par les Parties, une recherche empirique de la solution juste, enchâssée dans une rhétorique judiciaire habilement formulée selon laquelle il s’agit non d’ex aequo et bono mais d’équité “selon les textes et dans ce domaine, c’est précisément une règle de droit qui appelle l’application de principes équitables”. Tu sais bien que c’est ce qu’a déjà dit la Cour en 1969, dans l’affaire du plateau continental de la mer du Nord!

  • Oui, répond Marco d’une voix lasse. Je le sais bien. C’est même au fameux paragraphe 88 de cet arrêt qu’elle dit cela! Elle dit aussi un peu plus loin qu’ “en réalité, il n’y a pas de limites juridiques aux considérations que les États peuvent examiner afin de s’assurer qu’ils vont appliquer des procédés équitables”. C’est bien pratique, ça…

Pourtant, comment persuader un garçon d’encore presque vingt ans que la justice internationale se satisfait de tant d’incertitude? Marco est encore à l’âge où la passion du droit international qu’ont su lui insuffler ses maîtres ne souffre pas de compromis. Il lit la jurisprudence en y traquant les majuscules. Il croit aux principes universels comme à l’unité de la jurisprudence. Il veut découvrir l’esprit des lois, non l’empirisme des prétoires!

Touché par tant de foi et d’ardeur candide, l’illustre professeur accepte alors de se remettre au travail avec lui sans plus regarder la pendule qui bât dans un coin de la salle. Ensemble, le maître et l’élève tentent de reclasser les affaires, de comparer les documents, d’établir des catégories et de retrouver les fondements d’un droit sous l’accumulation des cas d’espèce. Ils tournent l’un et l’autre autour de la table dont les proportions semblent s’être encore agrandies. À force de mettre en rapports les tracés littoraux, les lignes de bases qui les bordent, les îles qui bien souvent viennent dévier la ligne médiane, ils constatent que tous ces cas relèvent au fond d’une problématique commune. Il leur semble progressivement, les ayant juxtaposés puis comparés inlassablement qu’en définitive, c’est toujours le même processus qui se déroule.

D’ailleurs, la Cour n’a-t-elle pas défini elle-même, dès Jan Mayen, une méthode qu’il convient de suivre en toute circonstance? Que l’on soit en présence de côtes se faisant face ou placées l’une dans le prolongement de l’autre, on commence par tracer la médiane entre les points extrêmes des deux configurations; puis on s’attache à voir dans quelle mesure on doit s’en éloigner pour tenir compte des circonstances pertinentes.

À y regarder de plus près, plus l’heure s’avance au milieu de cette nuit de recherche fiévreuse, plus ils sont confirmés dans l’idée qu’en définitive, il n’y a pas dix ou quinze affaires de délimitation maritime, qu’il s’agisse de séparer les plateaux continentaux, les zones économiques exclusives et les eaux territoriales, mais bel et bien une seule et même affaire! Toujours la même, mais présentée sous un angle ou des perspectives différentes! Toujours une affaire dans laquelle, au-delà des apparences immédiates, on reconnaît les mêmes ingrédients, les mêmes repères pour parvenir à définir la solution équitable.

La solution équitable! C’est-à-dire l’équité. La justice. L’essence du droit. Dass Wesen der Reinen Rechtslehre!

C’est maintenant évident! La diversité des contours de la géographie n’était que l’habit d’Arlequin sinon le masque derrière lequel se retrouve toujours la quête unique du Juste. À ce stade de leur quête, et sans prendre le temps de la moindre pose, les deux investigateurs disposent les cartes les unes à coté des autres. Ils constatent alors qu’elles concordent; les unes prolongent les autres; elles s’articulent telles les pièces d’un puzzle planétaire. À la fin, la table entière n’est plus couverte que par une seule carte, gigantesque. Celle de l’ affaire; la grande; l’unique. Celle de la justice, norme fondamentale…

Alors, Marco saisit le grand compas dont les branches de bois sont terminées par deux pointes sèches. Tournant à nouveau autour de la table comme si elle figurait l’univers tout entier, il déplace le compas sur la carte qui la couvre et lui fait accomplir des enjambées précises, des bords d’un continent à l’autre; il semble agir selon un rite mystérieux mais qui n’a pourtant rien d’inconnu pour l’illustre professeur, lequel ne dit rien mais acquiesce en silence à l’étrange ballet de son assistant, accomplissant sur la carte une équipée au long cours qui rappelle celle des grands découvreurs de jadis, Verrazzano, Bouguainville, Cook ou La Pérouse … Marco s’arrête de temps en temps pour noter sur un carnet des chiffres et des lettres dont il paraît tirer l’indication des parallèles et longitudes qui quadrillent cet immense espace. L’illustre professeur le suit, corrige une donnée, en souligne une autre, note à son tour sur son propre cahier une coordonnée supplémentaire.

Au bout d’un temps bien difficile à mesurer, l’un et l’autre lèvent les yeux de la carte. Marco pose le gigantesque compas de bois sur la carte, entre la Terre de feu et le Cap de Bonne Espérance. Le professeur et son élève comparent leurs données, échangent comme à voix basse des calculs et des constats, réduisent au même dénominateur, simplifient en unifiant, éliminent progressivement toutes les inconnues.

Il revient alors au Maître d’achever la démarche qui, synthétisant tous les relevés antérieurs, tient dans une seule et même formule qu’il présente en silence mais avec émotion à son élève, lequel dit d’une voix sourde et presque tremblante:

  • L’abbiamo trovata, Professore, la formula!

La formule, en effet. L’équivalent juridique du fameux E = mc2 d’Albert Einstein, dont l’exactitude et l’identité peuvent se vérifier d’un bout à l’autre d’un univers lui-même en expansion! Ils l’ont trouvée, la formule, dans laquelle “E” n’est plus l’Energie mais l’Equité. Théorie non de la relativité restreinte mais de la justice absolue. La formule qui permettra de substituer aux approximations prétoriennes la rigueur indiscutable du juste. La formule qu’ils décident ensemble d’appeler “l’équation de Salomon”. L’équation qui évitera les à peu près; celle qui empêchera que l’arbitre n’accorde qu’un “demi effet” aux îles Sorlingues dans la Mer d’Iroise ou que le juge n’oublie tout simplement l’île de Djerba dans le tracé divisoire des plateaux continentaux entre la Tunisie et la Libye. L’équation qui stabilise une fois pour toutes les plateaux de la balance.

L’illustre professeur n’est pas seulement ravi. Il est exalté par cette découverte. Il veut la recopier une nouvelle fois sur son cahier, la prononcer à haute voix pour s’en pénétrer et la graver une fois pour toutes dans sa mémoire…

C’est alors qu’il se retrouva dans son fauteuil, avec son courrier sur les genoux et le jour qui commençait à filtrer par la fenêtre d’où montaient les premiers bruits de la rue qui s’éveillait. L’esprit encore embrumé, il crût encore pouvoir garder jalousement la joie de sa découverte fabuleuse. Pourtant, lorsqu’il voulut à nouveau prononcer la formule de l’équation, impossible de la retrouver. Elle avait irrémédiablement disparu.

Plus tard, dans la journée, le professeur partit à l’université. Il y rencontra son élève mais rien n’y fut dit des travaux de la nuit, auxquels il repensa pourtant souvent, non sans nostalgie. Longtemps, il eut d’ailleurs quelque mal à se persuader que l’équation de Salomon n’existait pas …