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1 Introduction

Depuis quelques années se multiplient, notamment devant les juridictions de caractère universel, les demandes en indication de mesures conservatoires. Ainsi, alors qu’au cours de toute son existence la Cour Permanente de Justice Internationale (CPJI) n’a été saisie que de six demandes – et qu’elle n’en a indiquées que dans deux affaires –, la Cour internationale de Justice (CJI) en a, à ce jour, enregistré pas moins de quarante-deux (pour en indiquer dans dix-neuf affaires). D’abord relativement rares, ces demandes sont devenues très fréquentes depuis la décennie quatre-vingt-dix et il ne se passe pratiquement plus une année sans que la Cour ne soit ainsi sollicitée au moins une fois. Quant au Tribunal international du droit de la mer (TIDM), il participe au même mouvement, ayant été invité à prescrire des mesures conservatoires dans six des neuf affaires inscrites à son rôle depuis sa créationFootnote 1 (non comprises les affaires de prompte mainlevée).

Cet engouement en faveur des mesures provisoires traduit une nouvelle politique procédurale des États et il s’est accompagné d’une intéressante novation de l’approche du juge. Pourtant la doctrine semble ne s’y être que fort modérément intéressée. Les grandes analyses demeurent antérieures au mouvement d’accélération contemporain et sont quelque peu obsolètes,Footnote 2 et seules deux thèses assez récentes ont pu prendre ce phénomène en considération.Footnote 3 Si l’on fait abstraction des commentaires des ordonnances prises individuellement, les études de synthèse sont peu nombreuses et déjà relativement anciennes ou cursives,Footnote 4 ou bien encore ne portent-elles que sur un aspect spécifique de la question,Footnote 5 la « concurrence » nouvelle entre la Cour internationale de Justice et le TIDM ayant toutefois suscité plusieurs travaux.Footnote 6 Reste que la question des mesures conservatoires semble avoir trouvé une place privilégiée au sein des mélanges et autres Festchriften,Footnote 7 le dédicataire du présent liber amicorum ayant lui-même retenu ce thème à deux reprises!Footnote 8 On se permettra donc de se pencher à notre tour sur ce riche sujet, dans le cadre du présent ouvrage qui rend hommage à un cher et savant ami que sa brillante carrière a conduit de l’Université au Tribunal de Hambourg.

Compte tenu des limites assignées à cette contribution, on se bornera à évoquer ici la pratique de la Cour de La Haye au regard des mesures conservatoires. Bien des points pourraient être évoqués, tels la « découverte » par cette dernière du caractère obligatoire des mesures indiquées,Footnote 9 les conditions d’examen de la compétence prima facie, l’appréciation du caractère irréparable du préjudice allégué et de l’urgence, ou encore l’apparition du critère de « plausibilité » des droits allégués.Footnote 10 On a choisi de porter le regard sur la nature des mesures indiquées par la Cour.

2 L’indication de mesures conservatoires

Comme on le sait, l’Art. 41 du Statut de la Cour internationale de Justice dispose que « [l]a Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ». Le Règlement précise qu’elle « peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circonstances de l’affaire exigent l’indication de mesures conservatoires que les parties ou l’une d’elles devraient prendre ou exécuter » (Art. 75.1)Footnote 11 et que,

[l]orsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, la Cour peut indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées, ou des mesures à prendre ou à exécuter par la partie même dont émane la demande (Art. 75.2).Footnote 12

La Cour n’a jamais pris l’initiative d’indiquer des mesures conservatoires proprio motu, mais elle s’est largement appuyée sur le corollaire de ce pouvoir pour ciseler des mesures différentes de celles qui lui avait été demandées par le requérant.

Si l’on s’en tient à la hiérarchie des textes, l’objectif de toute mesure conservatoire, qu’elle soit indiquée à la demande d’une partie ou bien prononcée d’office, doit être de préserver les droits des parties. Comme la Cour l’a déclaré en des termes particulièrement clairs à l’occasion de l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo:

le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder le droit de chacune des Parties en attendant qu’elle rende sa décision, et présuppose qu’un préjudice irréparable ne doit pas être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire; (…) il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait éventuellement reconnaître, soit au demandeur, soit au défendeur; et (…) de telles mesures ne sont justifiées que s’il y a urgence.Footnote 13

En dehors de la question de la compétence, doivent être donc prises en considération l’existence de deux conditions cumulatives – à savoir le caractère irréparable du préjudice et l’urgence – dont l’appréciation laisse inévitablement place à une certaine subjectivité. On peut penser que, même si la Cour s’attache à distinguer ces deux éléments, son appréciation procède d’une subtile alchimie mêlant à la fois l’importance des droits en cause et la perception qu’elle peut avoir du comportement futur des parties, le tout formant les « circonstances » de l’affaire évoquées à l’Art. 41 du Statut. Ainsi la Cour s’abstient-elle d’indiquer des mesures conservatoires lorsque les déclarations faites par les parties (ou l’intervention du Conseil de sécurité) permettent d’escompter un climat apaisé pendant le temps de la procédure ou le maintien du statu quo, Footnote 14 ou encore lorsque l’attitude même des parties revient à revenir soit explicitementFootnote 15 soit implicitementFootnote 16 sur la demande en indication de mesures conservatoires. Par ailleurs, il est bien évident que la Cour s’abstient de répondre à la demande du requérant lorsque ce dernier sollicite l’indication de mesures qui préjugeraient une décision au fondFootnote 17 ou qui excéderaient ce que permet l’Art. 41 du Statut,Footnote 18 ou encore lorsque fait défaut une base de compétence vraisemblable.Footnote 19

L’objet de la présente contribution est de tenter de montrer comment la Cour exerce son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’elle a décidé de répondre à la demande qui lui a été présentée par l’une des parties. Ce faisant, nous souhaiterions évaluer la portée des mesures indiquées et, pour dire les choses autrement, tenter de déterminer si celles-ci créent des obligations nouvelles pour les parties par rapport à ce à quoi elles sont déjà tenues par le droit international général et leurs engagements spécifiques.

3 Le rappel de l’obligation de ne pas aggraver ou étendre le différend

Lors de la deuxième indication de mesures conservatoires dans l’histoire de la Cour de La Haye, la Cour Permanente de Justice Internationale indiquait, à titre provisoire, que

l’État bulgare veille à ce qu’il ne soit procédé à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible de préjuger des droits réclamés par le Gouvernement belge ou d’aggraver ou d’étendre le différend soumis à la Cour.Footnote 20

Depuis, une formule analogue a été reprise de manière systématiqueFootnote 21 dans les ordonnances de la Cour portant mesures conservatoires, parfois en se limitant à inviter les parties à s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile,Footnote 22 mais le plus souvent en ajoutant que ces mêmes parties doivent veiller à ne pas prendre de mesures pouvant porter atteinte aux droits de l’autre partie touchant à l’exécution de toute décision que la Cour rendrait en l’affaire.Footnote 23 On peut également mentionner ici les mesures visant à demander aux parties de s’abstenir de tout acte risquant d’entraver la réunion des éléments de preuveFootnote 24 ou de prendre toutes les mesures nécessaires pour préserver ces derniers dans la zone en litige,Footnote 25 ces mesures apparaissant comme corollaires aux précédentes.

On peut observer que, à l’exception de l’affaire de la Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, la Cour a toujours pris soin d’imposer de telles mesures aux deux parties au différend, leur conférant ainsi un aspect égalitaire et pacificateur. Mais, ce faisant, exerce-t-elle le pouvoir qui est le sien de leur imposer une obligation nouvelle ou se contente-t-elle de rappeler une obligation existante? Dans l’ordonnance du 5 décembre 1939 relative à l’affaire susmentionnée, la Cour se réfère au « principe universellement admis devant les juridictions internationales et consacré d’ailleurs dans maintes conventions (…) d’après lequel les parties en cause doivent s’abstenir de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisser procéder à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend ».Footnote 26 Quelques années auparavant, dans l’affaire du Statut juridique du territoire du sud-est du Groënland (Danemark/Norvège), elle s’était refusée à indiquer d’office des mesures conservatoires en relevant, notamment, que l’obligation était déjà inscrite dans l’Acte général d’arbitrage par lequel les deux parties étaient liées.Footnote 27 Plus tard, alors qu’elle s’abstint d’indiquer de telles mesures dans les neuf instances relatives à la Licéité de l’emploi de la force, la Cour n’en rappelait pas moins, au sein de la motivation de ses ordonnances, que « tout différend relatif à la licéité [des actes incriminés] doit être réglé par des moyens pacifiques dont le choix est laissé aux parties conformément à l’article 33 de la Charte » et que « dans ce cadre les parties doivent veiller à ne pas aggraver ni étendre le différend ».Footnote 28

Bien que dans l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), la Cour se fût contentée d’ « encourage[r] (…) les Parties à s’abstenir de tout acte qui risquerait de rendre plus difficile le règlement du présent différend »,Footnote 29 on peut raisonnablement avancer que l’obligation en cause s’impose à tous les États parties à une instance juridictionnelle en vertu d’un principe général de droit – lorsqu’elle ne découlerait pas d’une obligation conventionnelle – et que la Cour ne fait que rappeler solennellement ladite obligation lorsqu’elle l’inscrit dans une ordonnance indiquant des mesures conservatoires, sans pour autant imposer aux parties à l’instance une obligation inédite.

4 La répétition d’obligations préexistantes

Il est évident qu’il n’y a pas non plus d’obligation nouvelle mise à la charge des parties lorsque la Cour se borne à leur rappeler qu’elles sont tenues au respect du droit international général ou de règles trouvant leur source dans des instruments qui les lient.

Il en est ainsi lorsque la Cour dit que

 [l]e Gouvernement de la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) doit immédiatement, conformément à l’engagement qu’il a assumé aux termes de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, prendre toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir la commission du crime de génocide (…) [et] (…) en particulier veiller à ce qu’aucune des unités militaires, paramilitaires ou unités armées irrégulières qui pourraient relever de son autorité ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourraient se trouver sous son pouvoir, son autorité, ou son influence ne commettent le crime de génocide, ne s’entendent en vue de commettre ce crime, n’incitent directement et publiquement à le commettre ou ne s’en rendent complices, qu’un tel crime soit dirigé contre la population musulmane de Bosnie-Herzégovine, ou contre tout autre groupe national, ethnique, racial ou religieux .Footnote 30

Ou bien encore lorsqu’elle affirme que les deux parties devront « s’abstenir de tous actes de discrimination raciale contre des personnes, des groupes de personnes ou des institutions », « s’abstenir d’encourager, de défendre ou d’appuyer toute discrimination raciale pratiquée par une personne ou une organisation quelconque », « faire tout ce qui est en leur pouvoir, chaque fois que, et partout où cela est possible, afin de garantir, sans distinction d’origine nationale ou ethnique, i) la sûreté des personnes; ii) le droit de chacun de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État; iii) la protection des biens des personnes déplacées et des réfugiés », « faire tout ce qui est en leur pouvoir afin de garantir que les autorités et les institutions publiques se trouvant sous leur contrôle ou sous leur influence ne se livrent pas à des actes de discrimination raciale à l’encontre de personnes, groupes de personnes ou institutions », tout comme faciliter et s’abstenir « d’entraver d’une quelconque façon, l’aide humanitaire apportée au soutien des droits dont peut se prévaloir la population locale en vertu de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ».Footnote 31

Il en va de même lorsqu’il est dit que

 [l]es deux Parties doivent, immédiatement, prendre toutes mesures nécessaires pour se conformer à toutes leurs obligations en vertu du droit international, en particulier en vertu de la Charte des Nations Unies et de la Charte de l’Organisation de l’unité africaine, ainsi qu’à la résolution 1304 (2000) du Conseil de sécurité des Nations Unies en date du 16 juin 2000 

et qu’elles

 doivent, immédiatement, prendre toutes mesures nécessaires pour assurer, dans la zone de conflit, le plein respect des droits fondamentaux de l’homme, ainsi que des règles applicables du droit humanitaire.Footnote 32

Dans certains cas, la Cour vise non pas des obligations énoncées de manière abstraite mais des actes spécifiques. Reste que ces derniers constituent de manière tellement évidente une violation du droit international que l’on ne peut qu’y voir un rappel au respect de la règle internationale. On trouve deux exemples de cette situation. Dans l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran, la Cour avait ainsi notamment indiqué que « [l]e Gouvernement de la République islamique d’Iran fasse immédiatement en sorte que les locaux de l’ambassade, de la chancellerie et des consulats des États-Unis soient remis en possession des autorités des États-Unis et placés sous leur contrôle exclusif et assure leur inviolabilité et leur protection effective conformément aux traités en vigueur entre les deux États et au droit international général ».Footnote 33 À l’occasion de l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour avait dit qu’il appartient aux États-Unis de mettre « immédiatement fin à toute action ayant pour effet de restreindre, de bloquer ou de rendre périlleuse l’entrée ou la sortie des ports nicaraguayens, en particulier la pose de mines, et [qu’ils] s’abstiennent désormais de toute action semblable »Footnote 34 et elle avait également indiqué une mesure visant à ce que

 le droit à la souveraineté et à l’indépendance politique que possède la République du Nicaragua, comme tout autre État de la région et du monde, soit pleinement respecté et ne soit compromis d’aucune manière par des activités militaires et paramilitaires qui sont interdites par les principes du droit international (…).Footnote 35

Dans l’ensemble de ces cas, la Cour n’a pas fait autre chose que de rappeler les obligations pesant déjà sur les parties en cause – ou, à l’inverse, les droits dont elles peuvent revendiquer le respect – sans aucunement leur imposer, à titre provisoire, des obligations originales. On notera qu’elle ne se prive pas de faire de même, alors même qu’elle se refuse à indiquer des mesures conservatoires. Ainsi a-t-elle déclaré, au fil de la motivation de l’ordonnance, dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force, qu’elle « estime nécessaire de souligner que toutes les parties qui se présentent devant elle doivent agir conformément à leurs obligations en vertu de la Charte des Nations Unies et des autres règles du droit international, y compris le droit humanitaire ».Footnote 36 Elle a également rappelé, dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), que

 les États, qu’ils acceptent ou non la juridiction de la Cour, demeurent en tout état de cause responsables des actes contraires au droit international qui leur seraient imputables [et] qu’ils sont en particulier tenus de se conformer aux obligations qui sont les leurs en vertu de la Charte des Nations Unies.Footnote 37

Se référant explicitement aux nombreuses résolutions par lesquelles le Conseil de sécurité avait exigé que toutes les parties au conflit mettent fin aux violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, et qu’elles assurent la sécurité des populations civiles conformément à la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (Genève, 12 août 1949),Footnote 38 la Cour a ajouté, pour sa part, qu’elle tenait « à souligner la nécessité pour les Parties à l’instance d’user de leur influence pour prévenir les violations graves et répétées des droits de l’homme et du droit international humanitaire encore constatées récemment ».Footnote 39

5 L’édiction d’obligations nouvelles

Le pouvoir que possède la Cour d’indiquer des mesures provisoires ne prend sa pleine mesure que lorsque celle-ci l’exerce en faisant peser sur les parties une obligation qui ne préexiste pas à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de manière indubitable et qui entrave leur liberté d’action. Qu’il s’agisse de paralyser les effets de l’acte unilatéral qui se trouve à la source même du différend ou de guider le comportement futur des parties – ce en l’attente de la décision devant intervenir au fond –, la Cour exerce alors une véritable autorité, celle d’imposer à l’une ou à l’autre des parties à l’instance, lorsque ce n’est pas aux deux à la fois, une conduite donnée en allant ainsi à l’encontre de leur volonté souveraine.

Il en a été ainsi lorsque les mesures indiquées ont:

  • établi un régime bilatéral provisoire s’inspirant du traité dont la dénonciation unilatérale faisait l’objet du différendFootnote 40;

  • paralysé les effets de la rupture du contrat de concession et spécifié les modalités de gestion de l’entreprise concernéeFootnote 41;

  • demandé que ne soit pas appliqué entre les parties le règlement adopté par le défendeur et fixé des quotas de pêche pour le demandeurFootnote 42;

  • invité le défendeur à s’abstenir de procéder à des essais nucléaires provoquant le dépôt de retombées radioactives sur le territoire du demandeurFootnote 43;

  • prescrit un statu quo en ce qui concerne l’administration du territoire contestéFootnote 44; ou encore

  • bloqué l’exécution programmée de personnes condamnées à la peine capitale en enjoignant à l’État défendeur de prendre toutes mesures requises à cet égard.Footnote 45

En présence d’affrontements armés ou de risque d’incidents de cette nature, la Cour n’hésite pas

  • à appuyer un cessez-le-feu déjà conclu et à demander aux parties de retirer leurs troupes hors d’un certain périmètre, quitte à ne pas en définir elle-même les contoursFootnote 46;

  • à inviter les parties – à l’instar du président du Conseil de sécurité – à se conformer aux termes du cessez-le-feu convenu entre elles et à veiller à ce que la présence de leurs forces armées dans un secteur du territoire litigieux ne s’étende pas au-delà des positions occupées avant le déclenchement des hostilités ayant conduit au dépôt de la demande d’indication de mesures conservatoiresFootnote 47;

  • à demander aux parties de s’abstenir d’envoyer ou de maintenir des agents civils, de police ou de sécurité sur le territoire litigieuxFootnote 48; ou encore

  • à définir une zone démilitarisée provisoire – incluant des espaces relevant sans contestation de la souveraineté territoriale de chacune des deux partiesFootnote 49 – et à ordonner aux parties de retirer leur personnel militaire y stationnant, tout comme de s’abstenir de toute présence militaire dans ladite zone et de toute activité armée dirigée à l’encontre de celle-ci.Footnote 50

On relèvera que, lorsque des entités politiques ou diplomatiques interviennent dans de telles circonstances en vue de contribuer au règlement du conflit, la Cour, non seulement tient compte de leur action,Footnote 51 mais s’efforce également de la conforter en indiquant des mesures conservatoires invitant les parties à la faciliter. Ainsi, dans l’affaire opposant le Cameroun et le Nigéria, la Cour a-t-elle demandé aux deux parties de « prête[r] toute l’assistance voulue à la mission d’enquête que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a proposé de dépêcher dans la presqu’île de Bakassi »Footnote 52 et, dans celle de la demande en interprétation de l’arrêt de 1962 en l’affaire du temple de Préah Vihéar, elle a déclaré que « [l]es deux Parties doivent poursuivre la coopération qu’elles ont engagée dans le cadre de l’ANASE et permettre notamment aux observateurs mandatés par cette organisation d’accéder à la zone démilitarisée provisoire ».Footnote 53

Cet inventaire des mesures créant une obligation nouvelle à la charge des parties ne serait pas complet si l’on ne mentionnait l’usage fait par la Cour du pouvoir que lui confère l’article 78 de son Règlement de « demander aux parties des renseignements sur toutes questions relatives à la mise en œuvre de mesures conservatoires indiquées par elle ». De fait, elle n’a, dans un premier temps, pas recouru à cette faculté. Il pouvait alors paraître assez exceptionnel que, dans les affaires relatives à la Compétence en matière de pêcheries, elle ait invité les demandeurs à « communique[r] au Gouvernement islandais et au Greffe de la Cour tous renseignements utiles, les décisions publiées et les arrangements adoptés en ce qui concerne le contrôle et la réglementation des prises de poisson dans la région »Footnote 54 (la Cour ayant établi des quotas de pêche). Il faudra attendre l’affaire LaGrand pour que la Cour dise que le défendeur doit « porter à la connaissance de la Cour toutes les mesures qui auront été prises en application de [son] ordonnance »,Footnote 55 formulation qui sera régulièrement reprise par la suite, à quelques légères variantes près,Footnote 56 sans doute en conséquence de l’affirmation du caractère obligatoire des mesures conservatoires.

6 Quelques remarques conclusives

Cet inventaire des mesures conservatoires indiquées par la Cour permet d’éclairer quelque peu la politique de cette dernière en la matière.

On relèvera, en premier lieu, l’évolution de la Cour vers une extrême prudence, celle-ci se dégageant manifestement de sa pratique en dépit des apparences découlant de la multiplication récente des ordonnances. Le temps n’est sans doute plus où le juge oserait paralyser les effets d’une mesure de nationalisation, comme dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Company, ou demanderait à une partie de suspendre ses essais nucléaires sur la base d’une reconnaissance de compétence prima facie particulièrement audacieuse et d’une évaluation du risque de préjudice qui ne l’était pas moins.Footnote 57 La multiplication des affaires de même nature ne saurait, par ailleurs, masquer le caractère tout à fait exceptionnel des mesures indiquées lorsque fut en jeu le sort de personnes condamnées à la peine capitale et sur le point d’être exécutées. La nature irrémédiable et l’imminence de l’exécution avait placé le juge face à un dilemme humain qui ne pouvait, de manière bien compréhensible, qu’influer sur sa décision.Footnote 58 Également exceptionnel, le « risque grave que des actes de génocide soient commis »Footnote 59 qui a conduit la Cour à rappeler à la Yougoslavie les obligations pesant sur elle en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (New York, 9 décembre 1948).Footnote 60

Ces mêmes considérations humanitaires valent également en présence d’affrontements armés qui ne peuvent que provoquer souffrances, pertes en vies humaines, blessés et disparus. En de telles circonstances, la Cour choisit toujours d’indiquer des mesures adressées simultanément aux deux parties, essentiellement dans le but de séparer les adversaires et de prévenir le risque d’hostilités.

En dehors de ces cas exceptionnels, la Cour se borne à inviter, de manière volontairement équilibrée, les deux parties à l’instance à ne pas aggraver le différend et à leur rappeler leurs obligations internationales préexistantes, effaçant parfois la distinction entre mesures conservatoires et absence d’indication de telles mesures puisqu’il lui arrive de procéder à un tel rappel au sein d’ordonnances concluant au rejet de la demande de mesures provisoires.

Ainsi, même si la Cour a affirmé que l’indication de mesures conservatoires « ne constitu[e] pas une simple exhortation »,Footnote 61 une telle indication, traitant de manière égale les deux parties, présente généralement un caractère plus incitatif – et pacificateur – que contraignant en s’en tenant au rappel de certaines obligations pesant d’ores et déjà sur les États concernés.

Il est dès lors délicat d’évaluer l’efficacité de ces mesures et il serait certainement imprudent de dresser trop rapidement un constat d’échec.Footnote 62 Lorsque la tension entre deux litigants monte jusqu’à l’emploi de la force, il n’est guère surprenant qu’une ordonnance de la Cour ne suffise pas à l’apaiser instantanément. Par ailleurs, dans un tel cas et d’une manière plus générale dans tout différend – que le défendeur conteste ou non la compétence de la Cour –, on ferait preuve d’angélisme en imaginant qu’un simple rappel général des obligations pesant sur les parties puisse conduire ces dernières à modifier leur comportement avant même que le juge ne rende sa décision sur le fond.

Mais, en fait, les mesures conservatoires sont-elles destinées à être « respectées »? Est-ce véritablement l’attente de la partie qui en sollicite l’indication? On peut en douter ou, à tout le moins, apporter une réponse nuancée. Une demande en indication de mesures conservatoires (qui accompagne désormais presque systématiquement le dépôt d’une requête) permet au demandeur de bousculer le calendrier de la Cour et de plaider sans délai une première fois sa cause. Il pourra ainsi la défendre publiquement et, dans le meilleur des cas, se prévaloir des mesures indiquées – dont on sait qu’elles ne seront le plus souvent pas celles qu’il aura demandées –, présentant l’ordonnance de la Cour comme une première victoire. C’est sur le terrain de la communication politique que cette procédure incidente trouve sa première utilité. Sous l’angle de vue de la Cour, les choses ne sont pas très différentes. Cette procédure lui donne l’opportunité de s’adresser aux parties, sans attendre le lointain prononcé de son arrêt au fond (à supposer établies les conditions de compétence et de recevabilité), pour leur lancer une solennelle invitation à respecter la règle de droit. Quand bien même cette invitation ne serait pas entendue, la Cour est parfaitement dans son rôle et il est bienvenu qu’elle puisse ainsi faire entendre sa voix.