L’entreprise phénoménologique se fonde essentiellement sur le rejet de la notion de chose en soi et la définition de l’être comme « ϕαίνɛσθαι » : apparaître. Elle engage par conséquent essentiellement une profonde redéfinition du réel et, indissociablement, de l’imaginaire. Les frontières entre eux sont déplacées et assouplies et, dans l’élucidation de l’origine de toute présence, réelle ou imaginaire, le mode d’être flottant, fluent, sensible et inachevé de l’imaginaire constitue pour Husserl un archétype fécond. Nous pensons que les réflexions husserliennes conduisent à reconnaître dans le mode d’être imaginaire une dimension à part entière, et même la dimension la plus profonde et fondamentale, d’un réel polymorphe capable de sédimenter superficiellement en un monde objectif, mais demeurant secrètement fragile et toujours animé par l’histoire aventureuse de l’esprit. Dévoiler la manière dont cette thèse se profile dans les analyses husserliennes et en montrer la légitimité, tel sera l’enjeu des réflexions qui vont suivre. Précisons qu’il ne sera pour autant jamais question de confondre réel et imaginaire et de réduire le premier à une illusion.

La thèse majeure de la philosophie de Husserl est que la présence la plus pure est phénoménale, incarnée, en conséquence particulière et diffractée : Husserl va montrer qu’elle n’est originairement ni en-soi ni idée transparente, mais une vie du sens, une spiritualité anonyme naissant à même le sensible et toujours en chemin. L’objectivation d’un monde hypostasié, stable, subsistant hors de moi a bien lieu, elle doit avoir lieu, mais il s’agit d’une cristallisation – une sédimentation – temporaire et trompeuse puisqu’elle tend à se faire passer pour définitive et à focaliser notre attention sur sa surface. Profondément la vie de l’esprit se poursuit, le flux héraclitéen ne se fige jamais, les contours des êtres apparaissant entre ces sensibilia toujours renouvelés sont flottants, l’avenir est ouvert, la résistance du réel subsiste mais consiste en une sollicitation de mes actes, une incitation à penser, repenser et créer. La philosophie de Husserl établit donc, comme l’une de ses thèses fondamentales, qu’il y a une dimension cachée du réel : nous sommes, affirme-t-il, comme des animaux plats ignorant qu’existe une troisième dimension. Or le modèle permettant de comprendre le mode d’être de cette vie des profondeurs n’est pas celui des choses stables et distinctes, mais celui d’une pensée vivante et créatrice naissant dans l’ubiquité de sensations particulières. C’est la temporalité que Husserl désigne communément comme absolument originaire, toutefois nous essaierons de montrer que, dans ce flux temporel, les analogies et les esquisses jouent un rôle non moins fondateur et que cette vie spirituelle profonde et originaire peut être plus complètement comprise si on la définit comme un imaginaire anonyme, comme un ensemble de relations de parentés et de différences sensibles instituant un sens symbolique ouvert, dessinant certes des objets relativement stables, mais sollicitant la création incessante de nouvelles images : telle sera notre hypothèse directrice.

Précisément la réflexion husserlienne sur la dimension cachée du réel va de pair avec des analyses d’une grande audace concernant la nature exacte de l’imagination.

D’une manière générale l’imaginaire possède un extraordinaire pouvoir de subversion. Il semble être hébergé en philosophie comme un invité gênant qui trouve difficilement sa place dans les cadres établis, ceux de la distinction entre intelligible et sensible, entre sujet et objet, entre corps et âme. Il conteste ces cadres de même que, plus fondamentalement, la vision “naturelle” d’une réalité inébranlable dans laquelle tout être se tiendrait en un lieu propre et bien délimité. Or la réflexion husserlienne sur l’imaginaire fait droit à cette subversion : elle définit l’imagination comme intuition, remplissement de la visée. L’étude husserlienne de l’imaginaire s’interroge par conséquent sur diverses modalités possibles de la présence. On pourrait avoir l’impression que les textes regroupés dans le volume XXIII des Husserliana Footnote 1 ont pour objet de dévoiler les linéaments d’un registre bien particulier de phénomènes, nettement distinct de celui de la perception. Mais, nous le verrons, la constellation de l’imaginaire chez Husserl est particulièrement riche et il est impossible de nier que, notamment dans les neutralisations, le souvenir, le transport en autrui, la position des possibles, c’est bien encore notre rapport au réel qui se joue. Même la fiction pure, en tant que présentification, ouvre une réflexion sur l’ambiguïté de la présence et Husserl s’interroge à de nombreuses reprises sur la concurrence possible, donc l’homogénéité éventuelle, entre phantasia et perception. La distinction entre perception et imagination est fondamentalement un problème bien plus qu’un axiome de la réflexion husserlienne.

Husserl met particulièrement en exergue le pouvoir de fascination et de déracinement possédé par l’imaginaire. « A la vue des images d’un Paul Véronèse, nous nous sentons transportés dans la vie somptueuse des nobles vénitiens du seizième siècle… »Footnote 2, « dans l’image nous pénétrons du regard l’objet visé ou, à partir d’elle, celui-ci regarde vers nous »Footnote 3. L’image « transporte », Husserl lui confère le pouvoir essentiel d’accomplir une Spaltung du moi, une étrange diffraction en un moi actuel d’une part et un moi-image d’autre part. L’image réalise communément, simplement, avec toute la légèreté d’un jeu, le tour de force de nous rendre présents à ce qui est ailleurs, ce qui est passé ou encore ce qui se tient dans un monde fictif. Imaginer ou appréhender une image c’est toujours entrer en contact avec l’objet visé. La nature de ce contact, de cette quasi-présence, pose problème, de même que la nature de ma présence au réel et à cet objet imaginaire. Où suis-je exactement moi qui imagine ? Plus tout à fait pleinement ici, pas non plus pleinement ailleurs, mais dans une sorte d’entre deux qu’il est au premier abord difficile de qualifier. De plus, comment l’objet réussit-il encore à livrer quelque chose de lui-même alors qu’il n’est pas réel ou réellement présent ? Comment peut-il m’envahir, m’emporter, susciter en moi les émotions les plus vives ? Quant aux objets présents, ils sont eux aussi contaminés par l’imaginaire : leur présence devient louche, étrange et inquiétante : eux aussi pourront se manifester à distance, en leur absence et quelque chose de leur présence actuelle subsistera, de plus cette présence « réelle » paraît plus lointaine à celui qui se laisse emporter par l’imaginaire, sa parfaite plénitude, sa résistance obstinée à nos caprices subjectifs apparaissent alors moins implacables. L’ordre temporel et spatial qui confère à chaque être une place nettement circonscrite devient poreux, il ne subsiste qu’en filigrane et nous pouvons voyager librement d’une place à l’autre. Tout devient flottant : l’objet (qui est à la fois ici et là, présent et absent) et le sujet (laissant à sa place originaire une forme affaiblie, presque endormie de lui-même et partant vivre dans un monde parallèle auprès de l’objet imaginé). Le pouvoir de subversion de l’imaginaire résonne bien au-delà de la seule étude d’un registre particulier des phénomènes nommés « imaginaires » et oblige à s’interroger radicalement sur ce qu’est exactement le réel, sur ses limites, sa définition et les critères grâce auxquels on reconnaît être en sa présence : dans quelle mesure l’objet est-il hors de moi et/ou en ma représentation ? Dans quelle mesure exactement est-il signifiant et, tout à la fois, résistant et opaque ?

Et en effet, la notion de réalité est en elle-même problématique. Pour le sens commun, le réel est ce qui agit effectivement, ce avec quoi il faut compter et ce sur quoi l’on peut compter dans l’action. Ainsi le réel est double. Il est d’une part ce qui me résiste, ce à quoi je dois m’adapter et ce qui me contraint parfois. Sous cet angle il s’oppose à l’imaginaire que je modèle, semble-t-il, à ma guise. D’autre part le réel doit être défini comme m’étant présent : même pour me résister, il doit m’être présent. On peut alors le définir comme l’actuel, ce qui est objet de représentation immédiate, en le distinguant ainsi du possible, de l’idéal ou des simples formes de la connaissance. Mais alors le réel est-il ce qui est opposé au moi ou ce qui lui est apparenté ? Le réalisme ne souligne que la première dimension du réel et affirme qu’une chose réelle est une substance qui est en soi, absolument indépendante de toute connaissance ou apparence que l’on peut avoir d’elle. L’idéalisme, au contraire, ne tient compte que du deuxième aspect du réel et rappelle son lien indissociable avec la présence, l’apparaître. Le réel est alors défini comme le corrélat d’une subjectivité qui le constitue.

Or Husserl entend surmonter l’antinomie entre idéalisme et réalisme et dévoiler la profonde dimension de spiritualité qui anime toute chose, sans pour autant dissoudre la chair du réel, sa part d’obscurité et de résistance. Dès lors ce sera un test ultime du projet phénoménologique que d’essayer de comprendre en quoi une “représentation” imaginaire réputée purement subjective est encore une forme de présence du monde et pourquoi, par conséquent, la présence authentique du réel peut se profiler au creux d’apparences, d’esquisses et de « choses-fantômes »Footnote 4 sans se dissiper en une simple illusion.

Dans Ideen I Footnote 5, Husserl opte d’abord pour l’idéalisme, il refuse fermement tout réel qui ne serait pas intentionnel et affirme le caractère absurde de la notion kantienne de chose en soi. Cependant Husserl tient également à préciser de façon très claire et à de nombreuses reprises que son idéalisme n’est pas le contraire du réalismeFootnote 6. Husserl affirme rester réaliste au sens où il « ne nie pas l’existence effective du monde réel »Footnote 7 et en ce que reste intacte la formule « je suis certain d’être un homme qui vit dans ce monde, etc., et je n’ai pas là-dessus le moindre doute »Footnote 8. Son idéalisme n’est donc pas gagné contre le réalisme, il ne retire pas au réel sa prétention à être au-delà de moi, à être lorsque je ne le pense pas et à résister aux caprices de ma fantaisie. Il n’est pas question de réduire le réel à la conscience. La spécificité et la force de la philosophie de Husserl sont au contraire de montrer le lien indissociable et premier entre sujet et monde, tout en conservant la pleine réalité du monde, sa transcendance. Ainsi même les Ideen préfigurent d’une certaine manière la découverte, dans la Krisis, d’un étrange moi transcendantal anonyme nous renvoyant aux obscures profondeurs du Royaume des Mères Footnote 9.

Le projet de surmonter idéalisme et réalisme et de saisir un monde transcendant et hanté par une subjectivité diffuse, induit trois conséquences fondamentales conjointes concernant la définition de l’imaginaire : Husserl rejette radicalement la définition de l’imagination comme faculté transcendantale, il montre plus radicalement encore que l’imaginaire ne peut être assigné à une faculté mentale subjective et définit ainsi l’imagination comme un mode de présence des objets eux-mêmes.

Tout d’abord la démarche phénoménologique conduit à montrer que la conception de l’imagination comme faculté subjective tissant les phénomènes par son activité synthétique est dénuée de toute pertinence. Le danger immédiat suscité par une telle théorie est de voir la réalité du monde se dissoudre dans la conscience, les choses devenir de simples représentations et, en dernier recours, de purs fantasmes. C’est là une dérive que Husserl veut à tout prix éviter. Il rompt pour cette raison avec le psychologisme et avec le kantisme.

Pour le psychologisme, la phantasia apparaît comme une faculté mentale forgeant et projetant des représentations qui portent ainsi la marque de la subjectivité. Ces purs produits de l’activité psychique sont condamnés à demeurer des contenus de conscience, à rester enfermés dans les limites d’une subjectivité particulière. Parmi les dérives les plus extrêmes du psychologisme, sévèrement critiquées par Husserl, on peut citer le fictionnalisme de Hume et, d’autre part, la théorie des images [Bildertheorie] (par exemple chez Locke, mais aussi, contemporain de Husserl, TwardowskiFootnote 10) : pour expliquer le lien entre contenus mentaux et réalité, on définit les premiers comme des images servant à re-présenter la seconde en vertu d’un processus qui demeure mystérieux et induit une régression à l’infiniFootnote 11.

Même Brentano qui, pour échapper à ces erreurs, a voulu distinguer l’objet des actes mentaux et l’a défini comme objet intentionnel in-existant, immanent à la subjectivité mais pas physiquement contenu en elleFootnote 12, se heurte lui aussi au problème d’une possible dissolution de la réalité. « Rien d’essentiel n’a été changé à cette situation [la prédominance du psychologisme] même par la découverte de l’intentionnalité faite par Brentano (…) on restait attaché aux data psychiques »Footnote 13. Husserl reproche à Brentano de réifier l’objet intentionnel en le situant dans la conscienceFootnote 14 et de le confondre avec les contenus sensibles immanents toujours singuliersFootnote 15, rendant ainsi impossible la perception d’un même objet transcendantFootnote 16 et n’instituant qu’une différence d’intensité entre perception et phantasia Footnote 17. Brentano ne reprend pas la Bildertheorie et veut montrer, dans un esprit cartésienFootnote 18. que j’ai une connaissance absolue et évidente de mes vécus, cependant, en maintenant le dualisme entre objets physiques et objets psychiques, intentionnels et immanents, il laisse supposer que l’objet intentionnel est distinct d’une chose en soiFootnote 19 et favorise la définition de celui-ci comme moindre-être. Enfin, parce qu’il affirme que le temps est constitué par l’imagination productrice, Brentano doit le définir comme un irréel, thèse que Husserl critique vivement dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps Footnote 20.

La philosophie de Kant s’enferre elle aussi dans l’aporie du rapport au réel même et sa conception du rôle de l’imagination n’est pas étrangère à ce problème. C’est parce qu’un objet qui m’est accessible et compréhensible doit en quelque façon être lié à mes facultés mentales que Kant élabore une théorie transcendantale. L’œuvre de l’imagination transcendantale est supposée imposer à un flux sensible les structures nécessaires à la formation d’une perception et d’une pensée pour tout homme. C’est par ce dernier point que Kant se démarque nettement du psychologisme. Toutefois, puisqu’il s’agit pour l’imagination d’imposer un sens humain, elle doit bien accomplir un travail productif de synthèses. Ainsi nos objets de connaissance ne sont certes pas définis par Kant comme de pures apparences subjectives ou des contenus mentaux, mais ils sont, selon lui, des phénomènes distincts de la chose en soi.

Incontestablement le monde qui nous entoure ne semble pas pouvoir être réduit à ce que les sensations nous en livrent : des synthèses et des constructions à partir de ce matériau semblent nécessaires. La distinction établie par Husserl entre hylé et noèses paraît montrer qu’il se rallie à cette conception. Pourtant nulle part la notion d’imagination n’intervient dans l’analyse des noèses. Il est exclu pour Husserl de réduire l’apparaître à une fiction ou de distinguer phénomène et chose en soi. La phénoménalité est bien, ainsi que l’explique  Levinas dans La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, une propriété de l’être. L’être du monde est « un certain mode de rencontrer la conscience, d’y apparaître »Footnote 21. L’idéalisme de Husserl doit être compris, selon Levinas, comme un bouleversement de l’ontologie même. Husserl décrit par quels processus de mise en forme la hylé fait apparaître un monde, mais il n’est jamais question pour lui d’assigner ladite mise en forme à une faculté mentale, même transcendantale. L’apparition est une structuration particulière, mais pas mon œuvre. La conscience est constituante, mais cette conscience est intentionnelle, d’emblée ouverte sur le transcendant, indissociablement liée à lui. Comme le montre Levinas, l’entité fondamentale de cette ontologie nouvelle est l’intentionnalité, laquelle est antérieure à l’opposition entre sujet et objet : l’objet n’est pas en-soi mais manifestation, expression ; le « sujet » est présence à toutes ses pensées, à ses objets, au monde et aux autres : tout est pris dans la vie de l’esprit, un flux unitaire organique où tout est signification et où chaque élément est référence aux autres. Ainsi l’activité par laquelle la conscience fait émerger le sens coïncide avec l’activité par laquelle le monde se fait sens et, ainsi, vient à l’être. 

Le premier bouleversement que la phénoménologie apporte à la notion d’imagination est donc le refus de la définir comme une faculté mentale transcendantale. Mais il faut aller plus loin : la notion même de faculté mentale perd sa pertinence. Il n’y a plus en effet de sujet circonscriptible en lequel on pourrait définir des principes psychiques constituant l’origine assignable de telle ou telle représentation. Il n’y a pas de « représentation pure », mais toujours une ouverture intentionnelle à un être déjà phénoménal.

Mais alors, puisque la phénoménologie définit l’être comme le vécu et les modalités du vécu comme des modalités de l’être, ne va-t-il pas falloir compter avec l’imaginaire comme étant une dimension de l’être ? Puisque le caractère intentionnel de la conscience l’ouvre essentiellement au monde, les vécus de phantasia doivent porter la marque de cette ouverture intentionnelle. Quelque chose du rapport au monde, à l’être même des choses, doit se jouer aussi dans l’imaginaire, celui-ci ne doit pas être considéré comme un échec et une vacance de la relation au réel, comme un type de vécu dans lequel la conscience se retrouverait seule. La dimension d’absence de l’imaginaire se conjugue avec une dimension de présence dont il faut tenir compte. Ainsi Husserl veut certes distinguer phantasia et perception, c’est une nécessité pour empêcher la phénoménologie de rejoindre l’idéalisme berkeleyen, mais il accepte de décrire la phantasia de la manière la plus fine possible, ce qui implique qu’il prenne en compte sa proximité avec la perception et la possibilité de les considérer sur un même plan comme les deux modes d’apparition élémentaires et peut-être complémentaires des êtres. Husserl élabore peu à peu la thèse selon laquelle l’imaginaire correspond à une modalité possible de donation des objets en personne, un mode de leur présence. L’imaginaire est reconnu comme un champ transcendant, en lui les images peuvent former un monde, elles se répondent, s’associent, engendrent de nouvelles images selon une spontanéité, une vie du sens qui dépassent notre simple caprice. Husserl nous donne les clefs d’une distinction entre l’imagination comme activité subjective et un imaginaire anonyme qui, étonnamment, précède celle-ci, la transporte et la féconde.

Ainsi reconnu comme étant fondamentalement un champ anonyme de vie fluctuante et ouverte du sens et, en tant que tel, un mode de présence en personne, l’imaginaire devient susceptible d’être étroitement lié à la vie profonde de l’esprit et au champ des synthèses associatives passives où le réel même s’origine.

Husserl admet clairement que l’imaginaire est un mode d’être possible des choses mêmes, il montre également qu’il est la modalité privilégiée de donation de certains aspects particuliers mais cruciaux du réel : les possibles ou autrui notamment. On peut alors s’interroger sur la part que le mode de présence-absence imaginaire prend exactement au sein même de la présence en chair et en os de tout objet quel qu’il soit : celle-ci ne peut jamais être pleine présence, le pouvoir de persuasion de l’imaginaire en témoigne. En amont de la solidité apparente des êtres réels, Husserl dévoile une origine à la fois anonyme et relevant du moi transcendantal, impersonnelle et familière comme l’imaginaire, une genèse en forme de flux ouvert et d’esquisses. C’est par cette définition de l’origine profonde de toute présence que Husserl élève l’imaginaire au rang de dimension à part entière de l’Etre, principe de tous les êtres, de sorte que le réel, comme manifestation particulière de cet Etre est, lui aussi, animé, vivifié en même temps que fragilisé par cette dimension imaginaire : le réel et l’imaginaire en tant que domaines distincts apparaissent ainsi comme empiétant l’un sur l’autre, leur distinction ne relèvera alors que d’une différence d’accentuation.

La thèse d’une dimension imaginaire de l’être ne réduit pas le réel à l’imaginaire, ce serait absurde puisque l’imaginaire suppose la référence en horizon à une présence plus prégnante. Il faut prendre pour référent fondamental le modèle husserlien de la verticalité, de la dimension de profondeur cachée : en surface, pour l’attitude naturelle, en partie à raison, réel et imaginaire se distinguent, mais ils communiquent parfois et il arrive également que leurs frontières s’estompent et que surgissent des zones d’ambiguïté. Un monde objectif, structuré, découpé en individus possédant chacun un lieu propre, apparaît, mais notre expérience quotidienne est plus chaotique et ce monde objectif est par conséquent plutôt un horizon, un apparition qui cristallise superficiellement, mais reste sourdement minée par une vie du sens dans laquelle tout communique et tout est encore ouvert. Le réel est un sens évanescent temporairement coagulé avec suffisamment de stabilité pour fixer le repère d’un temps et d’un espace objectifs, mais ces derniers ne sont jamais absolument fixés et le sens du réel doit toujours être repris, remanié, affiné et remis en jeu. L’Etre (Husserl parlera plutôt de pré-être afin de souligner qu’il ne se fige et s’enferme en aucun étant) « est » ce jeu même. L’on trouve donc en profondeur une origine du sens où la distinction de surface entre réel et imaginaire n’est pas encore constituée et dans laquelle le rôle du mode d’être qui affleurera particulièrement dans l’imaginaire, un mode d’être flottant, diffracté et ouvert, est crucial. Nous appellerons « dimension imaginaire du réel » cette pensée anonyme qui se tisse sans règle contraignante préétablie et qui rend possible la sédimentation en surface d’un monde apparemment stable. Cette origine hante donc le réel en profondeur, elle est la vie qui l’anime en même temps que sa fragilité secrète.

Soulignons que parler de dimension imaginaire du réel ne revient par conséquent pas à le réduire à une illusion subjective puisque l’imaginaire ne saurait se définir comme une vaine projection arbitraire : le réel doit intégrer cette ambiguïté que l’on range traditionnellement à part dans le domaine de l’imaginaire défini comme registre particulier de la pensée humaine. Les autres, les choses et les idées ne se donnent qu’en horizon, sous la forme d’une hantise, d’une présence-absence vacillante. Rien ne repose en soi, une vie spirituelle est partout à l’œuvre mais comme quête hésitante, art d’interroger, d’interpréter et d’inventer. Ainsi est inauguré un rapport plus inquiétant mais aussi plus dynamique au réel et, plus fondamentalement, à l’Etre.

Aussi l’imaginaire devient-il dans la phénoménologie de Husserl une notion fondamentalement critique : en elle la crise de la rationalité s’exacerbe, mais peut aussi se dénouer car l’étude de la quasi-présence ambiguë permet de mieux comprendre l’existence et l’Etre et d’instituer un nouveau rapport au monde, plus engagé et responsable. Placer la notion d’imaginaire au cœur de la phénoménologie nous oblige à affronter le caractère obscur et précaire de l’origine du réel, mais permet aussi de souligner que ce dernier est toujours adressé à notre pensée, à notre interprétation, or telle est précisément la thèse directrice de la philosophie de Husserl à partir de 1917Footnote 22 et particulièrement dans la Krisis. La ligne flexueuse des variations imaginaires rend ainsi peut-être compte de la meilleure manière possible de la réalité au sein de laquelle, selon Husserl, nous vivons et devons vivre si nous assumons notre liberté et notre responsabilité.

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La première section de ce travail sera consacrée à l’étude des évolutions de la conception husserlienne de l’imagination. L’ouvrage de référence sur ce point est Phantasia, conscience d’image, souvenir. Les textes regroupés dans ce volume XXIII des Husserliana frappent en ceci qu’ils mettent d’abord en valeur les difficultés rencontrées par Husserl, ses hésitations, notamment concernant l’unité problématique de ce que nous appellerons la constellation de l’imagination chez Husserl. On peut voir évoluer dans cette constellation les images physiques, les phantasiai, la neutralisation , les souvenirs , les attentes, les symboles, l’intropathie et les ficta perceptifs, mais sans que le lien entre eux soit toujours conceptualisé ou même assuré. Nous essaierons de comprendre les raisons de ces hésitations, de donner à voir les tensions qui traversent les concepts en cause et plus généralement la conception husserlienne de l’intuition. Nous verrons que Husserl a toujours ramené au centre de ses considérations sur l’imagination le paradoxe mais aussi le prodige du mélange entre présence et absence, qu’il a ainsi affronté ce problème, a tenté d’en comprendre le sens et de trouver une définition de l’imagination capable d’en rendre compte. Il apparaît ainsi que Husserl renonce peu à peu à définir l’image comme visant un objet absent à travers un représentant présent, le concept de Phantasie prend le pas sur celui d’Abbild (image-copie) et permet de reconnaître l’imaginaire comme quasi-présence des objets et même d’un monde, non plus re-production, mais nouveau mode d’expérience à part entière. Le mode de présence spécifiquement imaginaire pourra dès lors être caractérisé notamment comme flottement (Vorschweben) : nous nous proposons de décrire précisément ce phénomène et essaierons d’en définir le concept. Cette notion de flottement marque l’audace de Husserl et son insubordination à l’égard du positivisme, elle est d’autant plus importante qu’elle sera utilisée au-delà de la réflexion sur le phénomène spécifique de l’imaginaire : dans la Krisis Husserl recourt à ce concept de flottement pour décrire le Lebenswelt lui-même.

Le mode de présence flottante, reconnu dans sa spécificité par Husserl, peut alors être considéré comme lieu possible d’expériences authentiques et sa spécificité, sa capacité de déracinement et d’ubiquité en font le médium privilégié de la découverte et de l’épreuve de certains domaines – particulièrement labiles et spirituels – du réel même. Husserl reconnaît ainsi ce flottement imaginaire comme le seul mode authentique de manifestation d’aspects du réel auxquels il accorde une importance décisive : les modes d’apparition (Erscheinungsweisen), autrui, les possibles et les essences. Nous consacrerons la deuxième section à l’étude de ces quatre formes de présence du réel dans l’imaginaire et montrerons ainsi que certaines dimensions particulières du réel adviennent à l’être selon la modalité flottante de la présence imaginaire.

Mais la phénoménologie husserlienne mène plus loin que la simple attribution à l’imagination d’un rôle complémentaire de celui de la perception, cette dernière constituant originairement la présence des individus réels inanimés, la première permettant l’apparaître d’aspects du réel ne pouvant se présenter que dans un certain écart et un certain flottement. Puisque toute chose, même inerte, se constitue indissociablement de ma relation à autrui et de la structure imposée souterrainement par les essences, ne faut-il pas que sa présence même la plus actuelle, la plus originaire, sa présence perceptive en chair et en os, enveloppe une dimension irréductible de flottement ? L’actualité envahissante de la chose perçue n’est-elle pas trompeuse puisque c’est précisément lorsqu’on la tient à distance, dans l’épochè , que ses racines transcendantales apparaissent enfin comme sa dimension la plus essentielle ? L’accès à la vie de l’esprit, la compréhension complète de ce qu’est l’intentionnalité, la lutte contre le positivisme n’exigent-ils pas que la rigidification et l’insularisation des choses et des individus cèdent la place à un flottement, une ubiquité originaires ?

Nous étudierons dans la troisième section de cet ouvrage la genèse du réel telle que la définit la phénoménologie husserlienne et montrerons que la référence à l’imaginaire est constante pour définir ces profondeurs. Cette référence est néanmoins rarement thématisée et conceptualisée par Husserl, toutefois la place importante tenue par le champ lexical de l’imaginaire et les concepts effectivement élaborés (notamment ceux de chose-fantôme, d’esquisse, de synthèse passive d’analogie, d’âme héraclitéenne sans fond et de poésie d’histoire de la philosophie) dessinent cette piste de façon incontestable : nous nous proposons d’en fixer les traits avec davantage de constance et de tisser plus avant la trame de cette philosophie des profondeurs imaginaires du réel suggérée par Husserl.

Nous examinerons précisément la manière dont Husserl définit la dimension de profondeur cachée du réel , les raisons et le sens de sa critique radicale de l’ontologie positiviste, nous étudierons son esquisse d’une ontologie du Pré-être et la nature exacte de ce qu’il nomme la vie de l’esprit. Sous une surface sédimentée où règnent l’objectivité et l’extériorité, Husserl retrouve un flux d’instants s’écoulant eux-mêmes les uns dans les “autres”. Rien n’est extérieur à cet esprit et les éléments de la diversité qui foisonne en lui sont ineinander : tout est lié à tout par le sens même, par des relations de motivation. Ainsi découvre-t-on ici un mode d’être beaucoup plus proche de l’ubiquité imaginaire que de la focalisation perceptive sur un objet que le sujet pose comme extérieur à lui. Nous montrerons enfin que cette vie de l’esprit ne peut être comprise comme l’unité enfin retrouvée, l’identité du moi transcendantal et l’intuition d’une pleine résence. Husserl découvre que tout sens naît sur un fond qui le précède, qui peut être exploré, mais nous dépasse toujours, ne coïncide jamais avec soi et laisse la place à une enquête ouverte, une science en forme d’interprétation en partie créatrice. Ainsi la raison est selon Husserl à la fois latente et à venir, elle est un telos. Le moi se rapporte au transcendantal par les biais que sont le désir et la nostalgie d’une vie antérieure inassignable. Aussi le moi transcendantal n’est-il pas une entité positive susceptible d’être un jour donnée une fois pour toute à une conscience limpide : il est le moi empirique pressentant partout à distance de lui-même, dans chaque objet, chaque animal, chaque alter ego, une œuvre spirituelle parente de la sienne mais encore confuse. Le moi transcendantal se diffracte en de multiples « images » de soi, à la fois lui-même et autre dans les divers êtres du monde.