Un des plus grands défis pour les juristes depuis le début du XXe siècle a été de penser la hiérarchie des normes et le pluralisme des ordres juridiques au‐delà et en‐deçà des Etats nations.Footnote 1

La question des rapports entre le droit de l’Union et les droits des Etats membres est centrale, non seulement pour assurer le plus efficacement possible, l’égale validité du droit de l’Union dans tous les ordres juridiques nationaux, mais aussi comme l’un des critères possibles pour définir la nature juridique de l’Union européenne, oscillant entre Etat fédéral, Confédération d’Etats ou Fédération, sans compter, aussi, la solution d’une nature sui generis, peu satisfaisante en théorie, mais que la réalité observable impose le plus souvent.

Les quelques lignes qui suivent se veulent un hommage à Albrecht Weber, cet éminent collègue et ami dont l’ouverture d’esprit, la curiosité, l’ont entraîné vers ces nouveaux territoires scientifiques que sont le droit européen et ses articulations avec les droits nationaux, ainsi qu’en témoigne son magistral ouvrage comparatiste: Europäische Verfassungsvergleichung.Footnote 2 La présente contribution ne prétend évidemment pas épuiser le sujet, mais plus simplement l’éclairer par quelques considérations générales qui montreront comment une question qui au départ se présentait de manière plutôt simple, est aujourd’hui devenue – sous la pression de multiples facteurs – une question complexe, mais aussi une question controversée, qui demeure ouverte.

Car la manière dont cette question se règle – comme la nature de l’instance qui la règle et le niveau auquel elle est réglée – déterminera le degré d’effectivité du droit de l’Union dans les ordres juridiques nationaux, ainsi que la nature de l’ordre juridique qui est le sien.

Il peut sembler assez extraordinaire, aujourd’hui, que les rédacteurs des traités de Paris et de Rome n’aient pas consacré une disposition expresse des traités constitutifs à régler cette question – à la différence des constitutions établissant des Etats fédéraux.Footnote 3 Cette prudente discrétion – ou ce traitement par prétérition – peuvent s’expliquer par la commune volonté des Etats fondateurs de ne pas dessiner avec des traits trop accusés la nature de la structure qu’ils créaient: il aurait été prématuré, et maladroit, de dévoiler d’emblée l’horizon politique – qui ne pouvait qu’être incertain et indéterminé – d’une construction au premier chef économique, technique – voire technocratique – et plutôt élitiste.

Du coup, ce silence allait laisser la place à d’autres protagonistes que les Etats fondateurs des Communautés européennes pour préciser les rapports entre le droit communautaire (aujourd’hui, droit de l’Union) et les droits nationaux. Parmi ces autres protagonistes, les plus importants seront par ordre d’apparition, d’abord la Cour de justice et sa jurisprudence fondatrice (celle qui a posé le principe de primauté dans l’arrêt Costa c. ENEL)Footnote 4 J. Ziller Footnote 5 fait observer à juste titre que le terme employé par la Cour de justice dans l’arrêt Costa c. ENEL, dans sa rédaction initiale en français, est celui de prééminence, alors que la version allemande, par exemple utilise le mot Vorrang, beaucoup plus explicite et beaucoup plus fort. Il ajoute: “È solo di recente che si è consolidato l’uso della parola primauté in francese, e ‘primato’ in italiano.” A ce protagoniste central – mais qui ne possède pas l’utima ratio d’annuler ou de déclarer inapplicable au litige une disposition du droit national contraire au droit de l’Union –, s’en sont ajoutés d’autres. Au premier chef, les constituants nationaux lors des révisions constitutionnelles jugées nécessaires pour rendre compte des progrès de l’intégration européenne, mais aussi les juridictions nationales – juges de droit commun du droit de l’Union, selon la formule consacrée –, avec, en particulier, les juges constitutionnels et les juridictions suprêmes des différents ordres juridictionnels nationaux.

On est donc passé d’une situation de centralité (une seule autorité pour fonder le principe de primauté et pour en décrire les conséquences et les limites – le mode d’emploi – à l’usage des juridictions nationales) à une situation de concurrence (une pluralité de centres décisionnels investis d’une compétence qui les conduit à se prononcer non seulement sur un conflit entre une règle du droit de l’Union et une règle nationale, mais aussi sur la règle de conflit elle‐même). Il y a donc aujourd’hui une pluralité de locuteurs, et ce changement de panorama rend plus complexe le contexte dans lequel seront définis les rapports entre droit de l’Union et doit nationaux (Sect. 1).

Si la primauté, telle qu’initialement conçue par la Cour de justice, revêt un caractère absolu (tout le droit de l’Union l’emporte sur tout le droit interne contraire), le fait que la réalisation concrète de la primauté dépende aujourd’hui d’une multiplicité d’instances vient incontestablement la relativiser. Témoin de cette évolution, la notion d’identité nationale que l’on peut considérer comme un infléchissement à la primauté du droit de l’Union (Sect. 2).

1 Un Changement de Panorama

Le constat d’une multiplicité d’acteurs qui auront leur mot à dire en ce qui concerne les rapports entre le droit de l’Union et tel droit national est banal, mais il faut commencer par lui (Sect. 1.1), avant d’aborder un autre élément qui a conduit à modifier le panorama juridique européen: la multiplicité des textes susceptibles d’entrer en conflit (Sect. 1.2). A travers cette démarche, on observera que c’est la diffusion de la protection des droits de l’homme – ou des droits fondamentaux de la personne (on considèrera ici que les deux expressions sont équivalentes) – aussi bien dans le droit de l’Union que dans les constitutions des nouveaux Etats membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe qui a été sans doute le facteur déterminant pour compliquer la question des rapports entre droit de l’Union et droits nationaux.

1.1 Des Instances Multiples

S’agissant de l’Union européenne, la Cour de justice continue de jouer un rôle prééminent depuis son arrêt fondateur rendu dans l’affaire Costa c. ENEL. Ceci s’explique certainement par le fait que la Cour reçoit les questions préjudicielles envoyées par les juridictions nationales, la procédure de renvoi préjudiciel étant le canal le plus efficace pour permettre à la Cour de se prononcer sur l’incompatibilité entre une disposition du droit national et une norme du droit de l’Union, mais aussi de déterminer quelles doivent être, dans ce cas, les obligations pesant sur le juge national.Footnote 6 Les autres deux juridictions qui forment, avec la Cour de justice, l’institution judiciaire de l’Union européenne: le Tribunal et le Tribunal de la Fonction Publique, n’ont pas, compte tenu de leurs compétences, à se prononcer sur la compatibilité de mesures nationales avec le droit de l’Union.

Mais tous les Etats membres de l’Union le sont également du Conseil de l’Europe, et à ce titre, sont aussi Hautes Parties contractantes à la Convention européenne des droits de l’homme. Si la CEDH ne lie pas encore formellement l’Union européenne – le principe de l’adhésion de l’UE à la CEDH est affirmé dans l’art. 6.2 TUE, tel qu’il résulte du traité de Lisbonne, mais les négociations, plus complexes qu’il n’y pouvait paraître au départ, n’ont pas encore à ce jour abouti – on doit néanmoins se poser la question du sort d’un acte national pris en exécution d’un acte de l’Union, et donc conforme à ce droit, mais qui pourrait être contraire aux droits garantis par la CEDH. La solution apportée par l’arrêt Bosphorus Footnote 7 pourrait ici servir de repère et garantir, jusqu’à preuve du contraire – présomption simple –, que le droit national, s’il est conforme au droit de l’Union, ne contrevient pas aux droits garantis par la CEDH.

Enfin, il faut introduire dans ce panorama juridictionnel l’ensemble des juges nationaux: ce sont eux qui vont avoir à faire vivre le principe de primauté, car l’effectivité de ce principe dépendra en dernière instance de la manière dont ils répondront – plus ou moins complètement – aux exigences du principe de primauté, telles que la Cour de justice les a définies. Parmi ces juges nationaux, une attention particulière doit être accordée aux juges constitutionnels. Etablis par la constitution, c’est‐à‐dire par l’acte juridico‐politique de valeur la plus élevée dans l’ordre juridique interne, ils doivent aussi, certes en vertu de leur compétence découlant de leur propre constitution mais aussi en leur qualité de juge de droit commun du droit de l’Union, donner au droit de l’Union la prévalence sur le droit national contraire, tout en faisant application de sa constitution dont les termes ne sont pas toujours les plus explicites. Il est évident que cette mission sera encore plus difficile si le droit national en cause est telle disposition de la constitution elle‐même!

1.2 Des Textes Multiples

Le souci de garantir les droits fondamentaux, apparu d’abord en droit interne, puis au plan universel avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, trouve aussi à s’incarner dans des instruments régionaux dont le plus perfectionné est bien la CEDH, qui organise un contrôle juridictionnel international en cas de violation par un Etat partie des droits qu’elle énonce. On sait comment la Cour de justice des Communautés européennes a progressivement accordé le rang de principes généraux du droit communautaire aux droits fondamentaux, tels qu’il résultent des traditions constitutionnelles communes des Etats membres, mais aussi des instruments internationaux auxquels ils sont parties.

Les droits garantis par la CEDH font donc ainsi, par le truchement des principes généraux, leur entrée dans le droit communautaire, mais, parallèlement à ce mouvement jurisprudentiel, l’Union européenne a entrepris, d’une part, de se donner sa propre déclaration des droits fondamentaux: la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000), et, d’autre part, de devenir partie contractante à la CEDH. Si la protection des droits fondamentaux incombe d’abord à chaque Etat – leurs constitutions énonçant ces droits fondamentaux et organisant les recours en inconstitutionnalité les protégeant –, leur qualité simultanée d’Etat membre de l’Union, tenus en tant que tels à l’observance de la Charte, et d’Etat partie à la CEDH, créent les conditions d’interférences normatives complexes, que l’adhésion de l’Union à la CEDH ne simplifiera pas nécessairement.

La dernière révision introduite par le traité de Lisbonne (2009) introduit la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans le droit originaire. La Charte se voit octroyer la même valeur juridique que les traités, par l’art. 6.1 TUE. Elle a commencé, avant même son incorporation au droit originaire,Footnote 8 à être appliquée par la Cour de justice.

L’art. 52 de la Charte vise à régler les problèmes relatifs à son champ d’application,Footnote 9 tandis que son art. 53Footnote 10 s’occupe de préciser le niveau de protection assuré par la Charte, en cherchant à préserver l’autonomie des différents textes protecteurs des droits fondamentaux (le droit de l’Union, le droit international et les conventions auxquelles l’Union ou tous ses Etats membres sont parties, la CEDH, et last but not least les constitutions des Etats membres) ainsi que le niveau de protection établis par chacun de ces textes. L’existence de la Charte et des droits qui y sont énoncés ne devrait pas diminuer les garanties offertes par les autres textes, nationaux ou internationaux qui coexistent avec elle.

Mais comment concilier cette affirmation avec le principe de primauté du droit de l’Union, dont la Charte fait partie? Tel est l’objet de l’arrêt rendu, sur renvoi préjudiciel formé par le Tribunal Constitucional espagnol, par la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire Melloni.Footnote 11 Au cœur des questions posées par le juge constitutionnel espagnol à la Cour se trouve évidemment l’interprétation qu’il convient de donner de l’art. 53 de la Charte, en ce qui concerne les interférences entre le niveau de protection offert par la constitution et les obligations, découlant en l’espèce de la décision‐cadre 2002/584 sur le mandat d’arrêt européen, telle que modifiée par la décision‐cadre 2009/299.

La réponse de la Grande Chambre est particulièrement nette:

56. À cet égard, la juridiction de renvoi envisage d’emblée l’interprétation selon laquelle l’article 53 de la Charte autoriserait de manière générale un État membre à appliquer le standard de protection des droits fondamentaux garanti par sa Constitution lorsqu’il est plus élevé que celui qui découle de la Charte et à l’opposer, le cas échéant, à l’application de dispositions du droit de l’Union. Une telle interprétation permettrait, en particulier, à un État membre de subordonner l’exécution d’un mandat d’arrêt européen délivré en vue d’exécuter un jugement rendu par défaut à des conditions ayant pour objet d’éviter une interprétation limitant les droits fondamentaux reconnus par sa Constitution ou portant atteinte à ceux‐ci, quand bien même l’application de telles conditions ne serait pas autorisée par l’article 4 bis, paragraphe 1, de la décision‐cadre 2002/584.

57. Une telle interprétation de l’article 53 de la Charte ne saurait être retenue.

58. En effet, cette interprétation de l’article 53 de la Charte porterait atteinte au principe de la primauté du droit de l’Union, en ce qu’elle permettrait à un État membre de faire obstacle à l’application d’actes du droit de l’Union pleinement conformes à la Charte, dès lors qu’ils ne respecteraient pas les droits fondamentaux garantis par la Constitution de cet État.

59. Il est, en effet, de jurisprudence bien établie qu’en vertu du principe de la primauté du droit de l’Union, qui est une caractéristique essentielle de l’ordre juridique de l’Union […], le fait pour un État membre d’invoquer des dispositions de droit national, fussent‐elles d’ordre constitutionnel, ne saurait affecter l’effet du droit de l’Union sur le territoire de cet État […].

Comme le note A. Da Fonseca:

Se fondant sur le principe de primauté, la Cour de justice rappelle qu’un Etat membre ne peut invoquer des dispositions nationales, même d’ordre constitutionnel, pour faire obstacle à l’application du droit de l’Union. L’article 4 bis, § 1, étant conforme à la Charte, et de surcroît ne laissant aucune marge d’appréciation aux Etats membres, ces derniers ne peuvent en aucun cas entraver l’exécution d’un mandat d’arrêt européen par l’application de leurs standards nationaux.Footnote 12

Le rappel du principe de primauté, dont l’autorité s’étend aux dispositions de la constitution nationale, vient ainsi plus que relativiser la portée de l’art. 53 de la Charte. Cette solution se fonde certes sur le fait que la Cour a estimé les dispositions en cause de la décision‐cadre n’étaient pas contraires à la Charte, cependant, comme le souligne R. Mehdi:

Par son rigorisme, la lecture que la Cour retient, dans l’affaire Melloni, du principe de primauté, conduit inévitablement à neutraliser les dispositions de l’article 53 de la Charte et à priver le juge de la faculté d’invoquer le traitement plus favorable qui pourrait être accordé à une personne sur la base des dispositions constitutionnelles.Footnote 13

Ainsi est‐on fondé à se demander si:

Does this mean that EU Member States can never set higher national standards of fundamental rights in all situations governed by EU law? […] Of course not. In accordance with settled case law of the CJUE in others areas of EU law, Member States can still go beyond what is required by EU law, but only to the extent that subject matter has not been completely regulated by the Union.Footnote 14

Mais si la règlementation européenne est complète, comme c’est le cas en l’espèce, l’invocation du droit national, fut‐il constitutionnel, ne peut pas mettre en cause la primauté du droit de l’Union. Comment celle‐ci s’accommoderait‐elle de l’invocation du respect d’une disposition qui exprimerait l’identité nationale d’un Etat membre?

2 Primauté et Respect de l’Identité Nationale de l’Etat Membre

La mention selon laquelle l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres, inscrite aujourd’hui à l’art. 4.2 TUE, dans la version donnée par le traité de Lisbonne (2009), figurait déjà dans le traité de Maastricht (1991). Mais le TUE dans sa rédaction actuelle, énonce nombre de points qui ne se trouvaient pas dans le traité de Maastricht. Ainsi, il est d’abord précisé que l’identité nationale des Etats membres est “inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles”, et aussi, “y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale”. Il y a là comme une “réserve de souveraineté”, le droit de l’Union ne pouvant pas affecter l’ordre constitutionnel et administratif des Etats membres; les réserves aux traités multilatéraux doivent être, selon la Convention de Vienne sur le droit des traités (1981), être acceptées par tous les Etats parties au traité et ne pas aller à l’encontre de l’objet et du but du traité. De plus, l’art. 4.2 TUE indique encore que l’Union “respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public, et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque Etat membre”.

L’insistance mise à souligner que les fonctions régaliennes traditionnellement reconnues aux Etats membres ne peuvent pas faire l’objet d’immixtions procédant du droit de l’Union répond au souci des Etats membres de garder la main sur ces domaines qui sont au cœur de leur souveraineté.

L’ensemble de cette disposition confirme, avec d’autres indices (ainsi le droit de retrait prévu par l’art. 50 TUE ), que la construction d’ensemble de l’Union obéit – pour partie au moins – à la figure de la Confédération d’Etats – reposant sur le maintien de la souveraineté au niveau des Etats membres et non à celle de l’Etat fédéral, qui supposerait un déplacement des souverainetés vers l’échelon fédéral. D’autres indices, par exemple la centralisation de la politique monétaire, orienteraient vers l’Etat fédéral. Nous avons toujours soutenu la thèse de la nature mixte de l’Union européenne, même si nous en reconnaissons volontiers les limites et si nous ne méconnaissons pas les objections qui pourraient lui être faites. La catégorie de la Fédération, dont l’exploration a été magistralement faite par O. Beaud Footnote 15 ne nous semble pas convenir pour qualifier l’Union européenne, comme nous l’avons développé ailleurs.Footnote 16

Que nous dit cette disposition des rapports entre le droit de l’Union et les droits des Etats membres? Peut‐on, à l’instar de la primauté, la considérer comme une règle de conflit ou comme une exception au principe de primauté? (La Déclaration n° 17, annexée aux traités constitutifs par le traité de Lisbonne, et relative à la primauté, renvoie à la jurisprudence de la Cour et reproduit un avis du Service juridique du Conseil, du 22 juin 2007, qui rappelle les termes de l’arrêt Costa c. ENEL. Cette Déclaration ne possède pas de valeur contraignante.)

L’Union “respecte”, die Union «achtet», les mots choisis par les rédacteurs de cette disposition ne peuvent pas se traduire facilement en termes de rapports entre normes juridiques. Deux acceptions pourraient toutefois être proposées.

La première consiste à dire que l’Union – et son droit – tiennent compte de l’identité nationale de ses Etats membres dans l’élaboration de ses propres normes. Ceci est d’autant plus compréhensible que, comme l’indique l’art. 2 TUE, l’Union est fondée sur un certain nombre de valeurs fondamentales, et que ces valeurs sont communes aux Etats membres. Le mécanisme d’alerte précoce ou préventive introduit par le protocole sur le rôle des parlements nationaux, en ce qui concerne la surveillance du respect du principe de subsidiarité dans les propositions de la Commission, institue un mécanisme qui devrait aboutir à ce “respect” des identités nationales, en appelant la Commission à modifier ou à retirer sa proposition. Dans ces cas, le conflit de normes est en quelque sorte éliminé avant même son possible surgissement: aussi ne peut‐on pas considérer que l’art. 4.2 TUE constitue, si l’on suit cette première hypothèse, une véritable règle de conflit. Il serait plutôt une règle destinée à prévenir le conflit de normes.

La seconde verrait dans cette disposition une “réserve de souveraineté”, c’est‐à‐dire un “renvoi à la compétence nationale”. Mais, figurant dans le droit originaire de l’Union et au frontispice que sont ses dispositions liminaires, cette “reserve” présente un caractère paradoxal car il appartiendrait à la Cour de justice, compétente pour l’interpréter, d’en indiquer les contours et l’intensité. Aussi bien ne s’agit plus alors d’une “réserve de souveraineté” ou d’un “renvoi à la compétence nationale”, aux sens habituels de cette expression.Footnote 17 Il n’en demeure pas moins que les auteurs des traités ont cru utile de donner ce socle juridique à d’autres dispositions, plus anciennes, du droit originaireFootnote 18 qui témoignent aussi de la même tendance: soustraire un élément jugé important du droit national à l’emprise du droit de l’Union. L’art. 4.2 TUE jouerait ainsi le rôle d’une lex generalis, tandis que les autres dispositions du TFUE qui s’y rattachent ressortissent de la catégorie des leges speciales.

La notion d’identité nationale est également présente dans la jurisprudence des juridictions constitutionnelles nationales: c’est de là, même, qu’elle a surgi pour désigner les dispositions de la constitution nationale qui sont, selon les termes de Monsieur P. Mazeaud, dans le discours de présentation des vœux du Conseil constitutionnel qu’il présidait alors, le 3 janvier 2005, au président de la République: “cruciales” et “distinctives”:

Oui, en raison du consentement constitutionnel et populaire dont il a bénéficié, le droit communautaire est d’effet direct et prévaut, en cas de conflit, sur nos normes nationales, y compris, dans la généralité des cas, sur nos règles constitutionnelles. Mais non, le droit européen, si loin qu’aillent sa primauté et son immédiateté, ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos textes constitutionnels et qui nous est propre. Je veux parler ici de tout ce qui est inhérent à notre identité constitutionnelle, au double sens du terme “inhérent”: crucial et distinctif. Autrement dit: l’essentiel de la République.Footnote 19

Dans un certain nombre de décisions le Conseil constitutionnelFootnote 20 a estimé qu’au sommet de l’ordre juridique français il ne peut y avoir que la constitution, en particulier dans les domaines inhérents à son identité constitutionnelle. L’identité constitutionnelle est ainsi un rempart qui devait préserver l’ordre juridique français contre les effets d’une norme de l’Union qui serait susceptible de l’affecter. En d’autres termes, l’identité constitutionnelle – qui se rattache au décisionnisme – perturbe la logique normativiste selon laquelle la Cour de justice a construit les rapports entre droit de l’Union et droits nationaux: revanche de C. Schmitt sur H. Kelsen, en quelque sorte! On lira avec intérêt G. Lebreton 2009Footnote 21 qui écrit notamment: “Pour le Conseil constitutionnel, comme pour le célèbre penseur allemand, l’autorité souveraine est celle qui impose sa volonté dans les cas décisifs. En l’occurrence, le constituant français reste le seul maître du pouvoir de modifier l’ ‘identité constitutionnelle de la France’, car la décision du 27 juillet 2006 interdit aux autorités communautaires de porter atteinte à celle‐ci ‘sauf à ce que le constituant y ait consenti’.”

La réticence du Conseil constitutionnel français à admettre la prévalence du droit de l’Union sur la constitutionFootnote 22 est partagée par d’autres juridictions constitutionnelles d’autres Etats membres. Ainsi que le constatait déjà le dédicataire de ces Mélanges en 2010:

Während der EUGH seit der Entscheidung in der Rechtsache Costa/ENEL den Vorrang des Unionsrechts nicht nur gegenüber nationalem Gesetzesecht, sondern auch Verfassungsrecht statuiert hat, wird dies nur von wenigen Verfassungstexten gestützt und von der überwiegenden Mehrheit der Verfassungsgerichte, bzw. obersten Gerichthöfe nicht geteilt.Footnote 23

Le peu d’empressement des pouvoirs constituants nationaux à inscrire dans la norme fondamentale de l’Etat la primauté du droit de l’Union sur les constitutions elles‐mêmes s’explique facilement: ce serait reconnaître officiellement et formellement que l’Etat a cessé d’être souverain et que son statut est devenu par une telle clause celui d’un Etat membre d’une structure fédérale. Les juridictions constitutionnelles, qui tirent leur titre à juger de la constitution, peuvent difficilement admettre la prévalence sur la constitution d’une norme extérieure à celle‐ci, car cela serait mettre en cause la supériorité de la constitution – même si c’est en vertu de la constitution que cette norme internationale a pu être négociée, signée et ratifiée –, et donc du titre qui fonde leur compétence. Aussi assiste‐t‐on à des distinguos subtils, comme celui du Tribunal constitutionnel espagnol qui oppose la primauté du droit de l’Union, dans son champ de compétences ou dans sa sphère d’application, qui s’applique à tout le droit national, y compris à la constitution, à la suprématie de la constitution dans tous les domaines, hormis ceux où le droit de l’Union dispose de la primauté.Footnote 24

Que dire, s’il s’agit, en guise de conclusion, de répondre à la question posée par le titre de cette contribution: concilier la primauté et l’identité nationale: mission impossible ou espoir raisonné? Peut‐être évoquer les limites du dialogue entre les juges, qui, semble‐t‐il est arrivé au terme des accommodements possibles – les techniques selon lesquelles se sont construits ces accommodements sont répertoriées par J. Ziller Footnote 25 auquel on renverra pour de plus amples précisions et références –, chacun (le juge de l’Union, les juges constitutionnels nationaux) demeurant sur ses positions, celles‐ci se justifiant par la logique qui a présidé à leur création, chacun de ces juges recherchant, sauf exception, à ménager les autres, sans compromettre sa mission nationale. On cite généralement la décision de la Cour constitutionnelle de la République tchèque du 31 janvier 2012 “in that case there were excesses on the part of a European Union body, that a situation occurred in which an act by a European body exceeded the powers that the Czech Republic transferred to the European Union under Art. 10a of the Constitution; this exceeded the scope of the transferred powers, and was ultra vires”Footnote 26 et a considéré comme tel un arrêt antérieur de la Cour de justice de l’Union. Les raisons d’une telle mise à l’écart du droit de l’Union seraient à rechercher dans des conflits entre les pouvoirs publics tchèques.Footnote 27 Chaque juge a ainsi édifié des garde‐fous à la primauté du droit de l’Union, qu’il s’agisse des contre limites du juge italien, de l’identité constitutionnelle, pour le juge français ou, pour le juge allemand, après les raisonnements des arrêts Solange, l’invocation des principes de la démocratie représentative et de l’Etat fédéral, opposables à la primauté du droit de l’Union. Resterait à délimiter le critère permettant de dégager, parmi les textes constitutionnels ou de valeur constitutionnelle, les principes opposables à la primauté du droit de l’Union. Une piste possible, qui ne vaut que pour certaines constitutions rigides, mènerait aux dispositions que la constitution déclare intangibles ou insusceptibles de révision celles que la doctrine allemande appelle les Ewigkeitsklauseln, même si les histoires constitutionnelles des pays d’Europe nous enseignent que rien n’est éternel. Nous ne pouvons entrer dans cette discussion ici.

La parole devrait revenir au “politique”, car seule une décision politique pourrait ordonner de manière efficace les rapports entre ordres juridiques européens et nationaux. Ce qui signifie non seulement une décision souhaitée par les gouvernements des Etats membres, mais aussi une décision soutenue par leurs peuples.

A l’heure où la morosité, la défiance et le scepticisme envers l’Union européenne gagnent les opinions publiques, une telle perspective semble relever de l’utopie ou du vœu pieux. Pourtant, n‘est‐il pas de la responsabilité de ceux qui nous gouvernent de prendre conscience – et de faire comprendre à leurs électeurs – que l’Union ne pourra pas subsister (et c’est la première condition qu’elle doit remplir pour progresser) si elle ne devient pas plus efficace tout en devenant mieux connue, mieux comprise, mieux et davantage réclamée? Vaste chantier à entreprendre d’urgence si l’on ne veut pas que l’Union européenne rejoigne, dans les livres d’histoire du futur, la longue liste des entreprises politiques avortées. Mais les “politiques” lisent‐ils les Mélanges?