Notre étude s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche – Ambition scolaire et ruralités en Normandie (ESPE, 2019) – impliquant quatre enseignantes de cours moyens (élèves de 9—11 ans) dans un travail collaboratif entre chercheures et enseignantes. Elle vise à débusquer des freins et identifier des leviers potentiels pour l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques, notamment à partir de l’étude des interactions didactiques et sociales au sein de la classe.

Le sujet et la trame d’une séance ont été élaborés conjointement par les quatre enseignantes (automne 2019). Le thème d’enseignement mathématique qu’elles ont choisi est le dessin à main levée; l’activité des élèves pendant la séance consiste à produire un dessin à main levée à partir d’un court énoncé.

Ce choix de thème géométrique nous a surprises, le dessin à main levée étant un thème peu commun, plutôt outil du travail géométrique. Certes, il fait naturellement partie du patrimoine géométrique, mais son rôle dans l’enseignement et l’apprentissage de la géométrie reste à interroger. Or, grâce aux nombreuses données recueillies et analysées dans cette séance, nous avons pu apprécier la richesse des interactions relatives à la géométrie entre les différents acteurs de la relation didactique (élèves, enseignante).

Cet article étudie le potentiel du dessin à main levée dans la construction, par les élèves, d’un rapport géométrique à la figure et interroge les conditions de l’émergence de ce rapport. Malgré son assujettissement inévitable au fonctionnement des institutions françaises (notamment curricula), cet article nous semble pouvoir enrichir le rôle du dessin à main levée en géométrie au-delà des frontières.

La première partie installe le décor: elle explicite le statut du dessin dans les pratiques des mathématiciens, puis dans l’enseignement, en appui sur des recherches francophones et anglophones, puis elle précise la place du dessin à main levée dans les programmes français actuels (Ministère de l’Éducation Nationale, 2018b). La deuxième partie questionne son origine comme thème d’enseignement en France. La troisième partie précise le cadre théorique de la recherche et le contexte de l’étude, les données recueillies et leur traitement, l’analyse préalable du texte et de la figure. La quatrième partie rend compte des analyses des productions des élèves et de ce qu’elles révèlent sur le rapport à la géométrie d’élèves de cours moyens (9–11 ans). La conclusion revient sur les diverses avancées qu’ont permises les analyses: les potentialités du dessin à main levée pour faire évoluer le rapport des élèves aux figures géométriques, mais aussi celui des enseignants et des chercheurs relativement à la construction instrumentée.

Les différentes niches du dessin à main levée

Dans cette partie, nous nous intéressons à différentes institutions (Chevallard, 1992), plus ou moins liées à l’enseignement, dans lesquelles niche le dessin à main levée.

Le dessin à main levée chez les mathématiciens et les didacticiens francophones

Le dessin est une représentation sémiotique nécessaire à l’activité géométrique de tout sujet, qu’il soit mathématicien ou pratiquant occasionnel (e.g. Arsac, 1999; Duval, 2005). Il a une fonction heuristique pour se représenter un problème, construire une conjecture, notamment dans les démonstrations. Arsac (1999) précise:

« Le dessin représente (au sens courant du terme) l’objet de la géométrie dont on peut affirmer, du point de vue du mathématicien:

  • – qu’il n’est pas le dessin,

  • – que le dessin est un médiateur indispensable entre le géomètre et son objet,

  • – que la démonstration géométrique utilise deux sources: l’écrit et le dessin, suivant des règles de partage des tâches qui sont malheureusement difficiles à fixer, mais qui permettent de se passer d’une prise de position définitive sur la nature ontologique de l’objet géométrique.» (Arsac, 1999, p. 388).

Mais comme le précise Chaachoua (1997) dans sa thèse Fonctions du dessin dans l'enseignement de la géométrie dans l'espace:

« Le dessin est utilisé par les mathématiciens comme support au raisonnement sans qu'ils se préoccupent des moyens techniques pour sa réalisation: on peut le tracer à main levée, par exemple. Ainsi, le passage au dessin ne constitue-t-il pas un problème d'étude pour le mathématicien.» (Chaachoua, 1997, p. 126).

En revanche le dessin est au cœur des études de didactique de la géométrie. A priori plusieurs modalités de dessin sont possibles: le dessin instrumenté, avec des instruments tangibles, usuels en géométrie (règle, équerre, compas…) ou moins (gabarit, papier plié …), avec des instruments virtuels (logiciel de géométrie dynamique); et le dessin à main levée. De nombreuses recherches en didactique des mathématiques ont été menées, à l’occasion de l’entrée dans la démonstration, sur la nécessité (et la complexité) d’un changement de rapport au dessin dans l’activité géométrique des sujets (par exemple Berthelot et Salin, 1992; Laborde et Capponi, 1994; Houdement et Kuzniak, 1999, 2006; Houdement et Rouquès, 2016). Ces travaux étudient en général les conversions au sens de Duval (1995) entre les deux registres sémiotiques constitutifs de la géométrie que sont le langage et les figures (et leur complexité pour les élèves, notamment pour les élèves de collège français). Des travaux plus récents (Duval et Godin, 2005; Offre et al., 2006; Perrin-Glorian et al., 2013; Perrin-Glorian et Godin, 2014; Blanquart-Henry, 2020) ont pointé le rôle potentiel du dessin instrumenté dans la conceptualisation des objets géométriques: ils ont construit des activités de traitement dans le registre des figures (Duval, 2005), les instruments étant considérés comme une variable didactique. Le dessin à main levée, quant à lui, ne fait pas l’objet d’un intérêt didactique particulier.

Par ailleurs, pour permettre des apprentissages géométriques à des élèves empêchés de manipuler des instruments (élèves dyspraxiques ou handicapés moteurs par exemple), Petitfour (2016, 2017a, 2018) a développé la dimension langagière liée aux constructions instrumentées, en montrant l’intérêt de l’usage d’un langage technique géométrique: dans un dispositif de travail en dyade, l’élève utilise ce langage pour donner des instructions à un accompagnant qui, lui, réalise les actions instrumentées correspondantes. Ces instructions évitent les aspects manipulatoires et organisationnels des tracés pour ne garder que ce qui est en lien avec les connaissances géométriques portées par les instruments.

À notre connaissance peu de recherches francophones s’intéressent au dessin à main levée en géométrie. Coppé et al. (2005) étudient les dessins proposés par les manuels scolaires de 5ème (école secondaire en France, élèves de 12–13 ans) dans les exercices de géométrie plane. À côté des dessins instrumentés qui donnent accès, par observation et mesurage, à la liste de leurs propriétés, ils repèrent deux autres types de dessins susceptibles d’engager l’élève dans un travail langagier permettant de déduire des propriétés non visibles, les dessins à main levée, et ce qu’ils nomment les dessins faux ─ voir aussi Gobert (2007) et Hayem (2019) –: « Les dessins à main levée se caractérisent par leurs traits volontairement non droits», alors que les dessins faux sont tracés à la règle, mais « ne respectent volontairement pas, et de façon criante, les données de l'énoncé» (Coppé et al., p. 9). « De plus [pour les dessins à main levée], des codages ou indications peuvent être ajoutés, mais ne pas être forcément respectés dans le tracé» (Coppé et al., p. 9).

En résumé le dessin à main levée est un schéma graphique qui peut aider à la visualisation, au raisonnement sur les figures, il fait partie des pratiques usuelles du mathématicien géomètre. Dans des manuels de collège (11–15 ans), le dessin à main levée illustre des problèmes géométriques, et dans ce cas il est codé. Le dessin instrumenté retient fortement l’attention des didacticiens, notamment pour les apprentissages géométriques des élèves de primaire (9–11 ans) et l’apprentissage de visualisations alternatives d’une figure. Finalement ces deux types de dessins accompagnent les deux modes d’entrée dans la géométrie élémentaire, que Houdement et Kuzniak (1999, 2006) – voir aussi Houdement (2007) et Houdement et Rouquès (2016) – ont qualifiés de paradigmes géométriques, Géométrie 1 et Géométrie 2. L’objet du raisonnement géométrique classique (le raisonnement hypothético-déductif, inhérent à la Géométrie 2) est de produire de nouvelles informations, uniquement à partir de celles qui sont déjà données (par un texte ou par des signes graphiques conventionnels sur un dessin). Mais ce raisonnement géométrique est fortement corrélé à des va-et-vient entre différentes visualisations de la figure, notamment ce que Duval (2005) nomme des déconstructions dimensionnelles, autrement dit une attention spécifique aux unités figurales de toutes dimensions.

Le dessin « à main levée» dans les recherches anglophones

Dans la littérature anglophone, on trouve des articles s’intéressant au dessin de jeunes enfants, naturellement à main levée, notamment à partir d’objets (ou de dessins) « scientifiques». Par exemple Brooks (2009) montre comment dessiner un objet technique aide de jeunes élèves (6 ans) à rendre visibles des idées même complexes et à créer des ponts entre visualisation, interprétations et relations. Thom et McGarvey (2015) soulignent que beaucoup de recherches considèrent le dessin comme une preuve du développement cognitif, une externalisation de la représentation mentale de l’élève. Se plaçant dans le cadre de la cognition incarnée, elles enrichissent cette hypothèse grâce à leur recherche sur deux ans avec des élèves de 4-7 ans dessinant des assemblages de formes géométriques: l’acte de dessiner (et de redessiner) est aussi un moyen pour les élèves de prendre conscience de concepts et relations géométriques. « [Drawing is] a process of “thinking” a world by making information available as part of and through a specific human perceptual experience in the process of becoming» (Thom et McGarvey, 2015, p. 10).

Dans la lignée de ces travaux Way et Thom (2019), à partir d’analyses de dessins successifs d’un élève de 10 ans faisant rouler une petite voiture sur une rampe, concluent que dessiner est un processus dynamique qui certes aide à faire le point, mais concourt aussi à développer de nouvelles significations sur l’objet dessiné. En outre, dans une étude au cours de laquelle des élèves de maternelle (4–5 ans) ont à compléter la moitié d’un portrait pour obtenir un visage, Mulligan et Oslington (2021) pointent le fait que des dessins produits, même précis, ne sont pas nécessairement des preuves concluantes de la compréhension du concept de symétrie par les élèves. Elles précisent que l’analyse des explications des élèves, en conjonction avec le processus de dessin, est nécessaire pour donner un aperçu plus approfondi de leur développement de la symétrie.

Ces recherches pointent l’intérêt du dessin d’objets à propriétés géométriques et techniques pour le développement de la pensée scientifique d’élèves jeunes. Dessiner est considéré comme un processus dynamique qui fait évoluer le rapport des élèves aux objets dessinés. L’analyse d’un dessin gagne alors à être couplée avec une analyse du processus de production de ce dessin ou du discours de l’élève sur sa production.

Le dessin à main levée dans les programmes français de mathématiques actuels

Le dessin à main levée est cité occasionnellement dans les documents institutionnels (issus du ministère de l’éducation nationale (MEN)) de mathématiques cycle 3 (élèves de 9 à 12 ans) et dans la partie géométrie mais aucune rubrique ne lui est spécifiquement dédiée (MEN, 2018a, b; MENJ 2019). Il est mentionné par des fonctions dans le travail géométrique. Il est cité comme tracé préalable d’une figure, avant la réalisation d’une construction instrumentée. Il peut ainsi être un modèle graphique pour construire une figure à l’échelle; dans ce cas il est codé, c’est-à-dire qu’il comporte des signes graphiques rendant compte des propriétés effectives de la figure; un petit carré pour un angle droit, un signe identique sur deux segments de même longueur, etc. Le fait de coder un dessin à main levée est aussi pointé comme prémices du raisonnement géométrique, le codage permettant de pointer les propriétés avérées de la figure.

Mais peu de choses sont dites sur le dessin à main levée. Dans d’autres curricula, par exemple le Plan d’Étude Romand élaboré au sein de la conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), l’expression dessin à main levée ne fait pas partie du lexique officiel (CIIP, 2018). On trouve en revanche les trois expressions: « croquis» pour dessin à main levée coté, « dessin» qui signifie dessin instrumenté, et « figure» qui rend compte de l’objet géométrique de la Géométrie 2. Cela nous permet de pointer un phénomène connu: les influences curriculaires des pays ou des régions aussi sur le vocabulaire (ici géométrique) qui désignent les « objets à enseigner».

Pour Chevallard (1985), dans son livre éponyme sur la transposition didactique, le système des « objets à enseigner» est constitué d’« objets de savoir» dont « l’insertion apparait utile à l’économie du système didactique» (p. 49). Sans surprise, les « notions mathématiques», (e.g. addition, cercle), en constituent le premier type. Mais Chevallard relève aussi des « notions-outils de l’activité mathématique», qui ne sont pas a priori objets d'étude du mathématicien, ni définis explicitement dans l’enseignement, ni soumis à une évaluation directe (e.g. démonstration, équation …): il les nomme « notions paramathématiques». Le dessin à main levée est une notion paramathématique. Il est intéressant de remonter à ses origines dans l’enseignement: examiner celle du dessin va nous y aider, comme nous le verrons dans la partie suivante.

L’origine du dessin à main levée dans l’enseignement en France

Fin 19ème en France, le Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction Primaire, dirigé par Ferdinand Buisson (1841–1932), philosophe, pédagogue et homme politique, est une référence sur l’enseignement. La première édition (1887), déjà monumentale et collégiale, est créée à la suite des lois Ferry (1881–1882), qui rendent l’école laïque, gratuite et obligatoire de 6 à 13 ans (ou un peu avant, avec le certificat d’étude primaire). Dans le Nouveau Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction Primaire (Buisson, 1911), se trouve un article intitulé Dessin. Ce Nouveau Dictionnaire réaffirme sa finalité de « guide pratique et sûr de toutes les connaissances qui leur sont utiles [aux maitres]» (Buisson dir, préface, 1911).

L’article « Dessin», rédigé par Maurice Pellisson, professeur de lettres, puis inspecteur d’académie (1850–1915) et Gaston Quénioux, professeur à l’École nationale des arts décoratifs (1864–1951), nous permet de situer les origines du dessin dans l’éducation primaire. Nous nous appuyons principalement sur cet article pour approcher la genèse de cet objet d’enseignement dans les programmes français.

Dans l’article « Dessin», on apprend que le « dessin géométral» (plus proche du dessin géométrique que du dessin artistique) fait déjà partie du projet d'organisation de l'instruction publique primaire du Comité de constitution de l'Assemblée nationale (1791). En 1833, le dessin géométral est obligatoire dans les écoles primaires supérieures, notamment pour la formation des futurs artisans, il s’appellera « dessin linéaire» après 1850. Le mathématicien Borel (1904) considère que « l’arpentage et le dessin linéaire» sont les champs d’application de la géométrie.

Puis la vision du dessin dans l’enseignement, qui était d’abord technique, utile aux professions artisanales et industrielles, s’enrichit: le dessin entre à l’Université en 1853, on trouve en 1866 dans le programme des écoles normales (écoles de formation des maîtres) le « dessin linéaire, d'ornement, d'imitation» (article Dessin p. 1). Mais faute d’enseignants formés et de méthodes d’enseignement, cette inscription a peu de conséquences pratiques. En 1879 sont créés un corps des inspecteurs de l'enseignement du dessin, puis un diplôme de dessin (et un examen), (article Dessin p. 2). L’engagement d’Eugène Guillaume (1822–1905), directeur de l'École des Beaux-Arts de Paris, puis professeur de dessin à l’École Polytechnique, dans la commission des programmes suscitée par Jules Ferry, amène alors en 1880 à la création du dessin comme matière obligatoire dans toutes les écoles: écoles primaires, écoles normales … La « méthode géométrique» de Guillaume, qui s’appuie sur le dessin des formes géométriques (et ornementales), devient officielle dans toutes les écoles de France (article Dessin p2) et nourrit les pratiques. Le livre de Géométrie pratique à l’usage des Écoles primaires du professeur de mathématiques Sardan (1876) suit déjà ces principes et utilise l’expression « à main levée»:

« Le dessin linéaire est l’art de représenter les contours des corps et de leurs parties au moyen de simples lignes. Le dessin linéaire peut s’effectuer de deux manières, à savoir: sans le secours des instruments, c’est le dessin linéaire à vue ou à main levée; ou bien avec un instrument (règle, compas, équerre), et on le nomme alors dessin linéaire géométrique ou graphique.» (Sardan, 1876, p. 3).

Si, dans les programmes après 1902, le dessin géométrique s’est détaché du dessin pour se rapprocher des mathématiques, des mathématiciens comme Borel (1904, p. 55) soulignent encore « un vice capital de l’organisation actuelle [de l’enseignement secondaire]: la séparation souvent absolue entre l’enseignement du dessin géométrique et l’enseignement de la Géométrie». Cette pratique a été remise en question fin 1911 par l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public (APMEP): elle a émis le vœu que « le dessin géométrique soit considéré comme un auxiliaire de l’enseignement de la géométrie» et qu’il « soit confié obligatoirement au professeur de Mathématiques de la classe et, dans le cas où il n’accepterait pas, à un professeur de Mathématiques de l’établissement.» (APMEP, 1912, p. 9).

La « méthode géométrique» de Guillaume et d’autres, aussi limitées à des exercices techniques, sont assez vite contestées d’abord à l’étranger (Amérique, Angleterre) (article Dessin, p 2) puis en France (notamment par Gaston Quénioux dès 1905) en particulier pour les enfants jeunes: on s’émeut que ces méthodes ne laissent pas courir le crayon, qu’elles brident la créativité. C’est ainsi qu’en France la « méthode intuitive» d’enseignement du dessin de Gaston Quénioux, devenu inspecteur général de l’enseignement du dessin, qui vise la diffusion de l’art en primaire (et plus largement dans la société, McWilliam et al., 2014), se substitue officiellement en 1909 à la « méthode géométrique» de Guillaume. Elle perdure plus de trente ans.

Début 20ème une révision fondamentale des programmes de dessin est menée dans les lycées et les collèges de garçons (des classes enfantines au second cycle), mais aussi de filles, associée à une réforme du professorat de dessin. Le dessin se scinde en deux matières: le « dessin artistique», hérité de Quénioux, et le « dessin géométral», la partie pratique, qui associée à la géométrie, est nécessaire aux métiers plus industriels.

« Le dessin géométral ne représente pas les objets tels qu'ils nous apparaissent, mais tels qu'ils sont en vérité, c'est-à-dire qu'il les représente avec la réalité de leurs trois dimensions, hauteur, largeur, profondeur. En un mot, il détermine le lieu que les corps occupent dans l'espace.» (Pellisson et Quénioux, 1911).

À notre avis, c’est dans ce contexte de dessin géométral associé à des objets de l’espace (3D) qu’on trouve la genèse du dessin à main levée « coté» (un dessin à main levée complété par des mesures), sous le nom de « croquis coté», une sorte de brouillon du dessin géométral d’un objet.

« Pour exécuter en géométral le dessin d'un objet, on prend d'abord, d'après cet objet, des croquis représentant approximativement les projections de ses faces principales, plan, élévation, profil. Puis on relève exactement toutes les mesures de l'objet et l'on complète les croquis par l'indication des mesures prises. Le dessin géométral n'est que la mise au net à une échelle déterminée du croquis coté. Les croquis cotés ont donc, dans la pratique, une réelle importance.» (Pellisson et Quénioux, 1911).

Cette parenthèse dans l’histoire de l’éducation, certes française (mais avec des interactions internationales), nous fait mieux comprendre l’impression d’entre-deux du dessin à main levée, entre épure, qui rend compte d’un objet observé, et prémices du dessin géométrique, associé aux propriétés géométriques.

Dans la partie suivante, nous abordons les appuis théoriques et méthodologiques de notre étude sur le thème du dessin à main levée et apportons des éléments sur son contexte.

Contexte, appuis théoriques et méthodologies

Appuis théoriques

Dans nos recherches (Houdement et Petitfour, 2018, 2020; Petitfour et Houdement, 2022), nous adoptons une approche situationniste: nos analyses se font à partir d’observations de situations d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques dont nous n’interrogeons ni la motivation, ni la pertinence didactique a priori, nous nous laissons surprendre. Les élèves et les enseignantes nous donnent à voir leur quotidien en classe de mathématique, les enseignantes ont le choix des séances observées tant sur le thème que sur leur mise en œuvre et elles acceptent d’échanger ensuite sur la situation vécue avec leurs élèves dans un travail conjoint entre enseignantes et chercheures. Notre démarche se situe dans une logique compréhensive (Nadot, 2005) de phénomènes qui surviennent dans les situations observées.

Nous focalisons notre regard sur les actions des élèves (actions pour soi) et sur les interactions sociales, lorsque les élèves font des mathématiques, avec l’hypothèse de travail qu’elles sont constitutives de leurs apprentissages, suivant en cela la conception vytgoskienne de la médiation (Wertsch, 1991). Nous sommes sensibles à la multimodalité des phénomènes d’enseignement et d’apprentissage à l’instar de Radford (2003, 2009) et d’Arzarello (2006), avec l’hypothèse « Thinking, hence, does not occur solely in the head but in and through language, body and tools» (Radford, 2009, p. 113). Nous étudions alors les signes que nous renvoient les élèves, dans leurs actions ou en interaction entre pairs ou avec l’enseignante, pour approcher leur fonctionnement cognitif, comprendre leurs processus de pensée et la cohérence qu’ils développent. L’ensemble des signes – mots (parlés ou écrits), représentations graphiques, formes d’expression extralinguistique (gestes, regards, etc.), matériel, etc. – et leurs relations mutuelles constituent les faisceaux sémiotiques (Arzarello, 2006).

Nous développons des analyses sémiotiques (Houdement et Petitfour, 2018, 2019, 2020), en relevant les signes qui circulent dans l’activité, à un grain plus ou moins fin. Le moment de pratique ordinaire que nous étudions doit nécessairement être filmé, tous les signes n’étant pas perceptibles d’emblée. Nous rendons compte du caractère systémique et de la nature dynamique des faisceaux dans un tableau sémiotique (Houdement et Petitfour, 2019, 2020).

Enfin nous inférons des interprétations sur l’état des connaissances d’un élève, d’un enseignant, relativement aux tâches proposées, par triangulation des différentes données (Denzin, 1978) que nous recueillons et organisons: données sur l’élève seul, l’élève en interaction avec un pair, avec l’enseignante, l’élève au tableau …; enseignante en collectif, en accompagnement individuel, d’un groupe, en entretien avec nous.

Notre projet de recherche global (ESPE, 2019) a plusieurs finalités: (1) mieux comprendre les dynamiques entre apprentissage et enseignement, notamment sur le thème d’une leçon (2) permettre aux enseignantes de réfléchir sur, voire d’interroger, leurs choix, leurs pratiques, en s’appuyant sur ces analyses et ces données. Dans cet article, nous nous centrons exclusivement sur la première finalité, et à l’instar de Robert et Rogalski (2002), nous considérons que les enseignantes ont de bonnes raisons pour mettre en place cette séance et orchestrer ainsi son déroulement.

Contexte de l’étude et données recueillies

Nous nous intéressons aux classes de N (21 élèves) et de M (25 élèves), enseignantes dans une petite ville et un village distants de quelques kilomètres. Le type de tâches proposé consiste à produire un dessin à main levée à partir d’un court texte présenté successivement suivant deux modalités, orale et écrite. L’intention des enseignantes est double: confronter les élèves à deux modalités de consignes (orale, écrite) pour une même tâche afin qu’ils déterminent la modalité la plus aidante ou la plus difficile pour eux; donner une occasion de dessiner à main levée, pour le réinvestir plus tard dans une construction instrumentée.

Les déroulements dans les deux classes (une heure trente) sont très proches. Six textes sont étudiés avec le même protocole. Lors de la lecture orale, le document-élève est plié pour que les élèves n’aient pas accès au texte écrit. L’enseignante lit une première fois le texte avec la consigne donnée aux élèves de se représenter d’abord mentalement (« dans votre tête») la figure sans la tracer, puis elle relit le texte: les élèves réalisent individuellement et progressivement le dessin à main levée correspondant dans la case « consigne orale» du tableau (Fig. 1). Ainsi M a relu chaque texte une fois comme prévu, N a pris l’initiative de les relire plusieurs fois, jusqu’à ce que tous les élèves aient dessiné quelque chose.

Fig. 1
figure 1

Extrait du document-élève, texte 6

Après l’autorisation de déplier la feuille, les élèves sont invités à lire les textes écrits et à produire un nouveau dessin à main levée dans la case « consigne écrite» s’ils estiment que le dessin qu’ils ont réalisé suite à la consigne orale ne convient pas. Une mise en commun a eu lieu ensuite avec l’ensemble de la classe, précédée, dans la classe de M, par des échanges entre élèves par deux, puis quatre.

Dans la présente étude, nous nous intéressons aux dessins à main levée produits par des élèves des deux classes à partir du dernier texte de la série (Fig. 1).

Modalités de recueil de données

Nous avons filmé chacune des séances avec trois caméras, l’une fixe placée près du tableau avec vue sur les élèves dans la classe et les deux autres mobiles. Nous avons réalisé des vidéos d’élèves dans l’action de production de dessins à main levée et des vidéos d’interactions entre élèves ou entre élève(s) et enseignante à propos de leurs productions. En outre, les enseignantes étaient équipées d’un micro-cravate et quatre enregistreurs étaient répartis dans la classe. Nous avons aussi photographié les traces graphiques produites (dessins à main levée sur les documents-élèves et au tableau). D’autres données (enregistrements) sont issues des échanges que nous avons eus avec les enseignantes avant la séance, juste après, et aussi lors des réunions de travail qui ont suivi, début 2020, avec visionnage d’extraits des séances et entretiens d’auto-confrontation simple puis croisée (Clot et al., 2000).

Analyse préalable des données (texte et figure)

Les données se composent d’une part de la tâche proposée aux élèves (comprendre le texte et effectuer la construction) et des interactions entre les acteurs de la relation didactique à propos de cette tâche.

Intéressons-nous d’abord à la compréhension du texte. Selon la typologie développée par Pierrard (2004), le texte étudié est injonctif: il ne décrit pas la figure, il donne deux instructions de tracé, chacune pour un objet géométrique, un carré et un cercle. Une proposition relative (introduite par « qui…») explicite la relation géométrique entre les deux objets: le centre du cercle est un sommet du carré. On peut relever la non-homogénéité grammaticale de l’expression des relations entre unités figurales 0D et 2D (Duval, 2005, 2014):

  • Centre (du cercle): relation exprimée par une subordonnée « cercle qui a pour centre»

  • Sommet (du carré): relation exprimée par un complément de nom « sommet du carré»

Le texte permet de saisir rapidement quelles sont les unités figurales 2D (cercle, carré) qui composent la figure. Les quatre termes géométriques, carré, cercle (unités figurales 2D), centre et sommet (unités figurales 0D) sont a priori connus des élèves. La position relative du carré et du cercle est décrite en se centrant sur les unités 0D (centre, sommets). On pourrait donc dire que la lecture du texte engage une déconstruction dimensionnelle (Duval, 2005) mentale de chaque unité 2D. La double désignation d’un objet géométrique (Duval, 2014) – ici un même point est à la fois « le centre du cercle» et « un sommet du carré» est une difficulté de compréhension a priori pour les élèves. S’ajoute encore un implicite à décoder: « deux autres» doit être interprété comme « deux autres [sommets du carré]». Ainsi la seconde instruction, contrairement à la première, est une phrase complexe, tant syntaxiquement que sémantiquement.

Concernant la construction (sans instrument), quatre choix de centre sont possibles pour le cercle (les sommets du carré): le choix n’a pas d’incidence sur le dessin final. Une fois le centre fixé, deux choix sont possibles pour les deux points du cercle: deux sommets consécutifs du carré ou deux sommets opposés, seul le dernier choix étant correct. Ces choix sont totalement à la charge de l’élève, suite à l’absence d’instrument, notamment du compas.

Les connaissances géométriques en jeu sont celles sur le carré et le cercle, plus spécifiquement l’équidistance des points d’un cercle à son centre et l’égalité des longueurs des côtés d’un carré.

Dans cet article, nous nous centrons d’une part sur le processus de production d’un dessin à main levée par Sheila, une élève de la classe de N, d’autre part sur les interactions de quatre élèves de la classe de M, confrontant leur dessin à main levée d’abord en binômes (Noa-Mathis et Artus-Timéo), puis en groupe de quatre.

Analyses des productions des élèves

Étude de Sheila dans la classe de N

Dans cette partie, nous analysons la succession des dessins à main levée réalisés par Sheila jusqu’à l’obtention de sa production finale. Voici au préalable quelques précisions sur les termes géométriques et spatiaux utilisés dans nos descriptions. Nous employons le terme géométrique (par exemple carré) pour désigner l’objet graphique à main levée qui lui ressemble ou que l’élève a l’intention de représenter. Pour suivre la dynamique des actions de Sheila, nous utilisons des termes spatiaux pour désigner des éléments de son dessin, en appui sur la position du dessin par rapport à l’ardoise, elle-même rapportée à l’élève: par exemple pour Fig. 3, nous écrirons que Sheila trace une ligne courbe en démarrant du sommet bas gauche et en allant dans le sens direct (la grosse flèche marque le point de vue de Sheila).

Dans la classe de N, chaque élève peut s’asseoir où il le souhaite, et comme il le souhaite. N propose en début de séance d’utiliser l’ardoise, peu d’élèves le feront, la plupart dessinant au crayon dans la case et gommant si nécessaire. Notre analyse se centre sur l’épisode de travail individuel de Sheila sur le texte 6 (Fig. 1).

Sheila a choisi un emplacement sans voisin, elle est assise sur un coussin et travaille sur une ardoise, posée sur une tablette, elle ne peut ni voir les productions d’autres élèves, ni échanger avec eux. Sa réflexion est donc personnelle. Nous avons choisi de rendre compte du travail de cette élève car d’une part, nous avons relevé la persévérance qu’elle manifeste pour produire un dessin à main levée qui la satisfasse, d’autre part ce projet l’engage vers la mobilisation implicite de connaissances géométriques.

Les figures Fig. 2à Fig. 11 rendent compte détapes du processus de construction de Sheila sur l’ardoise, avec l’indication du moment; la Fig. 12 est le dessin proposé dans la case de gauche (Fig. 1) de la feuille papier de Sheila.

Fig. 2
figure 2

a 15′50’’. b 15′55

Lorsque l’enseignante commence à lire le sixième énoncé, Sheila parachève le cinquième dessin. Ce n’est qu’à la troisième lecture de l’enseignante qu’elle démarre le tracé correspondant au texte 6 (Fig. 2). Elle commence le tracé d’un carré, marque plus fortement le sommet haut droit, amorce à partir du sommet haut gauche une ligne courbe fermée en sens indirect qui passera par le sommet opposé (Fig. 2a).

Ce dessin pourtant correct à nos yeux d’expert, ne semble pas lui convenir. Elle ajoute des tracés complémentaires (Fig. 2b): à partir du sommet haut gauche du carré, elle amorce vers le bas, dans la zone intérieure au carré et extérieure au cercle, une nouvelle ligne courbe, qu’elle interrompt. Puis du même sommet, elle trace une nouvelle ligne courbe, vers le bas, extérieure au carré mais très proche, qui passe par le sommet bas gauche, puis par le sommet bas droite, et se connecte à l’arc de courbe vertical gauche. Elle regarde l’ensemble, soupire, puis efface tout.

Elle a ainsi exploré deux possibilités d’incidence: le cercle passe par deux sommets (opposés) ou par trois sommets (consécutifs). La suite nous montre qu’elle a rejeté la seconde.

Elle rapproche sa tablette, se réinstalle confortablement. Elle trace un carré, puis à partir du sommet bas gauche, une ligne courbe, extérieure au carré, dans le sens direct (Fig. 3) et efface immédiatement tout.

Fig. 3
figure 3

16′16’’

Elle trace de nouveau un carré. En commençant par le sommet bas droite, elle amorce une ligne courbe (sens indirect), intérieure au carré, qui passe par le sommet opposé, et la ferme en gardant une courbure relativement constante à l’œil (Fig. 4). Elle se trémousse un peu en regardant le dessin, puis elle efface à la brosse le grand arc de courbe extérieure au carré (Fig. 5), puis aussi l’arc de courbe intérieure. Ne subsiste que le carré.

Fig. 4
figure 4

16′35’’

Fig. 5
figure 5

16′41’’

Puis elle trace une nouvelle ligne courbe (sens direct) (Fig. 6) qui démarre à partir du sommet bas droite, passe à l’extérieur du carré, rejoint le sommet opposé (haut gauche) et traverse le carré pour se fermer (Fig. 7). Le dessin ne lui convient toujours pas: elle efface tout.

Fig. 6
figure 6

16′55’’

Fig. 7
figure 7

17′02’’

À ce moment Sheila a déjà repris significativement au moins quatre fois son dessin, et n’en a retenu aucun. Pour nous, trois propositions de dessins sont recevables, au sens où les formes fermées rendent compte des deux objets géométriques du texte et de leurs relations: la position relative du cercle par rapport au carré est correcte, comme le sont aussi les incidences.

Qu’est-ce qui ne satisfait pas Sheila ? Il se peut qu’elle soit mécontente de la position du cercle par rapport au carré, ou de la position spatiale projetée pour le centre du cercle, ou de la courbure du cercle. Le chercheur sait que, pour cette figure, ces trois choses sont liées géométriquement, nous y reviendrons plus loin.

L’enseignante a déjà commencé à parler de la phase suivante: il s’agit de déplier la feuille, lire l’écrit …, mais Sheila reste concentrée sur son dessin.

Pour la quatrième fois, Sheila refait un carré, repasse légèrement sur le côté haut du carré de la gauche, marque d’un gros point le sommet haut droite (le centre du cercle à venir), refait ce même parcours, renforce la marque du sommet haut droite, puis prolonge le côté haut par un segment apparemment de même longueur, dont elle marque aussi l’extrémité (Fig. 8). Elle trace alors un demi-cercle horizontal ayant comme diamètre le segment de longueur double de celle du côté du carré, puis l’efface et le refait (Fig. 9).

Fig. 8
figure 8

17′21’’

Fig. 9
figure 9

17′30’’

Elle poursuit le tracé de la courbe en passant par le sommet bas droite, puis en traversant le carré pour rejoindre le sommet haut gauche du carré (Fig. 10). La courbe semble lui convenir: elle efface le rayon intérieur ajouté pour la construction (Fig. 11). Elle délaisse alors son ardoise pour s’atteler au tracé au crayon sur la feuille.

Fig. 10
figure 10

17′36’’

Fig. 11
figure 11

17′44’’

Les traces de crayon gommées (Fig. 12) prouvent qu’il y a eu encore plusieurs essais sur la feuille; il se peut que la petitesse de la case dévolue au dessin-réponse (voir Fig. 1) ait compliqué son projet. Le dessin final a une orientation spatiale (par rapport à la case) différente de celle du dessin (par rapport à l’ardoise). Les données filmées confirment que Sheila a repris la dernière procédure utilisée sur l’ardoise, avec appui sur un tracé auxiliaire.

Fig. 12
figure 12

19′20’’

Le travail de construction sur l’ardoise d’un dessin à main levée jugé satisfaisant par Sheila a duré moins de trois minutes. Le début montre qu’elle a étudié deux hypothèses liées au nombre d’incidences (deux ou trois) entre cercle et carré, pour ne garder que deux points. Les actions matérielles de Sheila sont la partie visible de ses raisonnements (Radford, 2009), visant à satisfaire deux contraintes: respecter au mieux la courbure constante et passer par deux sommets du carré.

Sheila a sans doute cherché à produire à main levée un dessin aussi précis que celui qu’elle aurait obtenu avec les instruments, règle et surtout compas. Cependant, si elle avait eu un compas, son travail eut été allégé. En effet Sheila s’était et avait assez vite représenté de façon satisfaisante le dessin à main levée visé. Poser la pointe du compas sur un sommet du carré et le crayon du compas sur un sommet consécutif lui aurait permis de régler simultanément la position du cercle par rapport au carré, la position projetée pour le centre du cercle, la courbure du cercle (décalages qui ont pu la perturber), le compas permettant la coordination des propriétés.

Lors de mise en commun, un élève vient au tableau proposer un dessin que les autres approuvent ou critiquent. Cette réalisation matérielle, au tableau, à la craie, n’est pas simple et peu d’élèves sont satisfaits de ce qui est proposé par leur camarade. Les élèves ont en effet du mal à tracer un cercle convaincant, le dessin produit restant toujours déformé par rapport aux attentes … Remarquons aussi qu’aucun codage ne peut faire d’une ligne courbe fermée un cercle, contrairement aux codages qui amènent à considérer un dessin à main levée de quadrilatère comme un carré…

Plusieurs élèves passent ainsi au tableau, dont Sheila en dernier. Une élève a déjà proposé un dessin (Fig. 13, à droite), qui n’a pas emporté une franche adhésion. Sheila trace d’abord un cercle, puis le carré (Fig. 13, dessin de gauche), elle explique à la demande de l’enseignante « Moi j’ai d’abord fait le cercle, après j’ai positionné le milieu [pour le centre], après j’ai fait mon carré en partant du milieu».

Fig. 13
figure 13

Sheila face au tableau, lors de la mise en commun

Sheila propose donc une technique différente de celle qu’elle a utilisée dans la phase individuelle. Remarquons que cette technique correspond à une reformulation en acte de l’énoncé: tracer un cercle, tracer un carré qui a un sommet au centre du cercle et deux autres sommets sur le cercle. Cela montre que Sheila a bien identifié la figure géométrique dénotée par l’énoncé. Sheila cherche maintenant à simplifier la construction graphique sans instrument: sa technique finale ne nécessite pas de construction auxiliaire.

En résumé, grâce au filmage ininterrompu des actions de Sheila et à leur analyse à un grain au niveau micro (de l’ordre de la seconde), nous pouvons confirmer une conclusion des recherches anglophones (Thom et McGarvey, 2015). Le dessin est un processus dynamique qui aide l’élève à transformer son regard sur l’objet géométrique. Les dessins de Sheila (Figs. 2a, 4, et 7) sont des propositions de dessin à main levée correctes à nos yeux, mais elles ne satisfont pas Sheila, peut-être à cause de la courbure imparfaite du cercle. Ce sont sans doute des considérations esthétiques ou la quête d’une ressemblance plus grande avec sa visualisation interne du cercle qui la conduisent à investir des propriétés géométriques pour parfaire son dessin. Sheila a aussi su convoquer la mémoire du tracé instrumenté du cercle pour transformer potentiellement un côté du carré (le côté haut) en un diamètre du cercle, utilisant implicitement (en acte) de nombreuses propriétés géométriques. À la fin du processus de production de son dessin à main levée, lors de la mise en commun, elle atteste d’une maîtrise de la figure attendue en se montrant capable d’inverser sa technique de construction: commencer par un cercle qui devient le référent, puis placer le carré à partir des éléments du cercle plutôt que respecter la chronologie du texte, que nous rappelons ici: « Tracer un carré. Tracer un cercle qui a pour centre un sommet du carré et qui passe par deux autres».

Étude du groupe dans la classe de M

Dans cette partie, nous analysons les interactions d’un groupe d’élèves (Noa, Mathis, Artus et Timéo) lors des temps de confrontation sur leurs productions, pour comprendre comment ils interprètent le texte.

La Fig. 14 présente leur production personnelle avant les échanges en binôme. Lors de la consigne écrite, Noa et Mathis ont continué à travailler sur le dessin fait à partir de la consigne orale, Artus n’a pas modifié son dessin et Timéo en a construit un nouveau.

Fig. 14
figure 14

Productions des élèves discutées au sein du travail en binôme

Les dessins à main levée produits par les quatre élèves sont constitués chacun de deux formes: l’une a visuellement l’allure d’un carré, l’autre se rapproche plus ou moins de celle d’un cercle. Artus et Noa ont tous deux complété leur dessin de carré par des codages dénotant les égalités de longueur des quatre côtés (un petit trait sur chaque côté) et celles des quatre angles droits (marqués par un petit carré).

Analysons à présent les actions et interactions des élèves à propos des relations entre le carré et le cercle lors des temps de travail en binôme, puis par quatre.

Pour l’analyse, nous nous appuyons sur des tableaux sémiotiques présentant les interactions clés entre les élèves, notamment lorsque le faisceau sémiotique discours – gestes est riche (Tableau 1 à Tableau 7). Sinon nous transcrivons ce que disent les élèves en indiquant le moment des interventions par un repère de temps analogue à celui des tableaux sémiotiques. Dans un tableau sémiotique, la colonne rend compte de la simultanéité des actions et la lecture par ligne de la chronologie du déroulement. Nous indiquons sur la première ligne grisée le locuteur, sur la deuxième des repères de temps (dont l’origine correspond au début de la séance), sur la troisième tout ce qui se rapporte aux signes oraux (paroles, écrites en caractères droits; indications sur l’intonation, l’intensité de la voix, etc. écrites en italique) et sur la dernière ce qui se rapporte aux actions, gestes, postures corporelles et signes écrits, sous forme de description en italique, d’images ou photos. Les gestes de pointage avec l’index produits par les élèves sont représentés par des petites flèches. Notons que les dessins sont présentés au lecteur avec le même point de vue que les élèves, nous n’utilisons donc pas de grosse flèche comme dans l’étude de Sheila pour marquer le point de vue de l’élève sur son dessin.

Tableau 1 Tableau sémiotique, Noa (32′08–32′20)

Au sein du binôme Noa – Mathis

Dès le début de leur travail en binôme, Noa et Mathis se montrent désireux d’avoir tous leurs dessins corrects dans la colonne du tableau correspondant à leurs productions premières (colonne « consignes orales», Fig. 1). Ils vont coopérer pour arriver à ce résultat en se signalant l’un l’autre des modifications à apporter sur leur dessin, et en rectifiant leur dessin, d’un accord tacite, lorsqu’ils estiment qu’il ne convient pas.

Noa commence par rappeler à Mathis qu’il doit coder (28′51 « On sait pas si c’est un carré, la maîtresse, elle nous l’a dit qu’il fallait coder !»). Mathis ajoute alors le codage des angles droits et des côtés de même longueur sur son dessin de carré. Puis Noa pointe le sommet du carré qu’il a placé visuellement au centre de son cercle, contrairement à Mathis (Tableau 1). Ses gestes et mots laissent supposer qu’il interprète bien la double désignation du point qu’il montre avec son crayon: ce même point est à la fois « sommet» (implicitement du carré tracé) et « centre» (implicitement du cercle tracé).

Mathis laisse paraître une prise en compte différente de l’expression « cercle qui a pour centre un sommet du carré». Il renvoie Noa à la consigne qu’il lui lit (32′28 Mathis: « Ben je sais mais regarde, lis la consigne, trace […]»). Il conteste alors le cercle de Noa parce qu’il ne passe pas par trois sommets comme le sien (Tableau 2).

Tableau 2 Tableau sémiotique, Mathis (33′38–33′40)

Noa s’oppose au fait que le cercle passe par trois sommets du carré. En réponse à Mathis, il montre sur son dessin comment il a respecté la formulation « et qui passe par deux autres» (Tableau 3).

Tableau 3 Tableau sémiotique, Noa (33′47–33′56)

Mathis poursuit en se référant au texte qu’il lui relit (33′55 Mathis: « Ah non regarde, trace un carré, trace un cercle qui a pour centre un sommet du carré et qui passe par deux autres»). Noa, sans écouter la lecture jusqu’au bout, réaffirme cette correspondance vérifiée entre le texte et son dessin (34′04 Noa, tout en pointant les deux sommets par lesquels passe son cercle: « il passe par lui, il passe par lui»). Mais Mathis continue à défendre son dessin en citant un passage du texte (34′09 Mathis: « Ben fallait l’faire passer là (il pointe le troisième sommet – autre que le centre – du dessin de Noa qui n’est pas sur le cercle) parce que regarde, un cercle qui a pour centre un sommet»). Ainsi pour Mathis, le texte signifie que le cercle doit passer par trois sommets du carré, et c’est bien ce qu’il a représenté sur son dessin (Fig. 15, dessin initial).

Fig. 15
figure 15

Dessins à main levée de Mathis

Noa explicite alors son interprétation du texte: le cercle doit passer par deux sommets du carré et pas par trois (34′13 Noa: « Oui mais par deux autres, pas par trois autres sinon ça irait pas.»). Mathis se montre alors convaincu de ne faire passer le cercle que par deux sommets du carré: en appui sur le dessin de Noa, il rectifie une partie de son dessin initial pour ne conserver sur le cercle que les deux sommets consécutifs situés spatialement sur le côté horizontal du carré, en bas. Il ajoute aussi les codages sur le carré (Fig. 15, dessin rectifié).

Le temps du travail en binôme tout juste écoulé ne laisse pas à Noa l’opportunité de revenir sur sa première remarque, « le sommet, c’est le centre», le sommet en question, sur le dessin de Mathis rectifié, restant très décalé par rapport à la position du centre du cercle. Noa y reviendra à la fin du travail en groupe: « C’est juste qu’ici, Mathis, lui, il doit être au centre».

Lors des échanges avec Mathis, Noa a cherché à améliorer la courbure du cercle de son dessin initial autour des deux sommets par lesquels il a fait passer le cercle. Son dessin vérifie visuellement chacune des relations mentionnées successivement dans le texte (Fig. 16): la vue 1 montre « un cercle qui a pour centre un sommet du carré», la vue 2 montre un cercle « qui passe par deux autres [sommets du carré]». Mais les deux sous-figures dénotées par les dessins vue 1 et vue 2 ne sont pas compatibles: la compatibilité exigerait un autre choix pour les deux sommets du carré sur le cercle (opposés et non consécutifs).

Fig. 16
figure 16

Dessins à main levée de Noa

Observons que si un côté (du carré) d’extrémité le centre d’un cercle est un rayon de ce cercle, le côté (du carré) perpendiculaire en ce centre est aussi rayon du cercle et son autre extrémité appartient aussi au cercle.

Le dessin à main levée de Noa dénote une figure (un objet) géométrique impossible, car contraire aux lois de la géométrie euclidienne. Nous choisissons ce qualificatif impossible par analogie avec les représentations graphiques d’objets impossibles, créées par l’artiste Oscar Reutersvärd (1915–2002), comme la Tripoutre réalisée en 1934. Le Triangle construit par le mathématicien Roger Penrose en 1958 représente ce même objet, qu’on retrouve aussi dans l’œuvre artistique de M. C. Escher (1898–1972) (source https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_de_Penrose).

Noa a ainsi fait des interprétations correctes des relations en jeu dans le texte (centre du cercle sommet du carré et cercle passant par deux sommets du carré). C’est l’absence d’instruments (du compas) qui l’a amené à considérer ces deux relations comme indépendantes et à obtenir une figure impossible.

Remarquons que le dessin initial de Mathis (Fig. 15), un carré avec trois sommets sur un cercle et pas le quatrième, dénote aussi une figure impossible qu’un tracé au compas aurait invalidée.

Au sein du binôme Artus – Timéo

Depuis le début du travail, Artus et Timéo se concertent pour chaque texte sur le dessin à choisir, ils s’interdisent d’apporter la moindre correction à leur production, conformément aux consignes de l’enseignante. Timéo ne modifie donc pas son dessin quand Artus lui signale qu’il fallait coder le carré.

Timéo commente tout d’abord son dessin 1 (Tableau 4), en réponse à Artus qui pointe trois sommets du carré sur ce dessin.

Tableau 4 Tableau sémiotique, Timéo (31′22–31′26)

Timéo considère que le cercle passe par les deux sommets consécutifs du carré qu’il pointe (31′24), il pointe le troisième point comme centre du cercle (31′26): cette précision orale n’est pas inutile ! Timéo envisage donc la même figure impossible que Noa.

Artus exprime comment transformer le dessin de Timéo en le rendant analogue à sa propre proposition (Tableau 5): le cercle doit passer par les deux points (sommets opposés) qu’il montre (31′28), et non ceux choisis (sommets consécutifs) par Timéo (31′24); le cercle doit aussi être centré sur le sommet du carré qu’il pointe (31′30), ce qui est conforme à ce qu’avait exprimé Timéo (31′26).

Tableau 5 Tableau sémiotique, Artus (31′27–31′30)

Puis Timéo, faisant seulement remarquer que leurs dessins sont différents, se range à l’avis d’Artus, comme il l’a fait pour les cinq dessins précédents. Peut-être considère-t-il qu’Artus a raison parce qu’il est plus fort que lui en mathématiques.

Au sein du groupe Noa, Mathis, Artus et Timéo

Au premier coup d’œil sur le dessin de Mathis, Artus manifeste une vive surprise (38′03 « Eh Mathis, tu m’prends pour qui là ? C’est quoi d’ça ? C’est quoi c’truc-là ?»). Sa réaction conduit Noa à analyser le dessin d’Artus, probablement pour comprendre ce que ce dernier remet en question dans le dessin de Mathis, et donc possiblement dans le sien. Une discussion, à laquelle Mathis et Timéo restent attentifs mais ne participent pas, s’enclenche alors entre Noa et Artus à propos des sommets du carré par lesquels doit passer le cercle (Tableau 6).

Tableau 6 Tableau sémiotique, Noa et Artus (38′09–38′39)

Artus et Noa contestent chacun le dessin de l’autre. Noa défend son dessin: il lit un passage du texte en pointant les sommets en question sur son dessin, à différentes reprises (38′19 « ça passe quand même par les deux, ça passe par les deux !», 38′26 « qui passe par les deux, elle passe par !»).

Artus relève des éléments qui font que le dessin de Noa ne convient pas: le cercle de Noa « fait le tour» du carré (38′11), le carré « est à l’intérieur» du cercle (38′30), alors que le cercle devrait « (dé)couper le carré» (38′11). Il nous semble qu’Artus visualise la figure correspondant au texte comme une imbrication d’un cercle et d’un carré, alors que Noa propose un emboîtement d’un carré dans un cercle. Artus essaie de rendre compte de cette imbrication dans un langage spatial associé à des gestes de pointage sur le dessin de Noa (38′11, 38′30) et sur le sien (38′22) « Mais non faut passer, c’est sur les deux (en pointant deux sommets du carré)».

À la fin de la discussion, Noa pointe son dessin et exprime la relation d’incidence du texte en adoptant le langage spatial employé par Artus (38′32 « elle passe dessus quand même, ça se touche !»), sans toutefois emporter son adhésion. Artus abandonne la discussion, non convaincu par Noa, mais ne trouvant pas d’argument à lui opposer (38′39 « Ça me semble pas du tout logique, mais bon»).

Finalement, dans cet échange d’arguments, Artus et Noa discutent à partir de la seule référence qu’ils ont: le texte. Ils ont des intuitions différentes de l’agencement des deux unités figurales. Noa s’attache à respecter scrupuleusement ce que le texte explicite, il argumente en mettant en relation son dessin avec ce qui est écrit: « qui passe par les deux», tandis qu’Artus reformule le texte en convoquant le sens qu’il lui donne. Ajoutons que le langage spatial qu’il emploie pour donner son interprétation du texte est un indice d’un raisonnement effectif (voir Blanquart-Henry, 2020).

Lors du passage de l’enseignante sollicitée pour les départager, les deux élèves estimeront finalement que les « deux dessins sont bons car vérifiant ce qui est énoncé dans le texte. Lors de la mise en commun, le dessin de Noa présenté au tableau (Tableau 7) sera contesté. Noa évoquera alors la possibilité d’utiliser de « vrais instruments» pour valider. Puis, mimant avec les doigts le mouvement des branches d’un compas, il réalisera que son dessin ne convient pas (Tableau 7, 63′58). Cette prise de conscience s’est réalisée par un investissement corporel, ne nécessitant pas pour Noa de tracé effectif aux instruments.

Tableau 7 Noa au tableau, lors de la correction

L’enseignante conclura alors avec la réalisation de la construction instrumentée au tableau.

Brève synthèse de l’analyse des quatre élèves

Nos analyses ont mis en évidence trois interprétations différentes du texte quant aux relations vérifiées par le cercle et le carré: deux interprétations aboutissent à un dessin à main levée d’une figure impossible (Fig. 14, Noa-Timéo et Mathis), la dernière à celui de la figure attendue (Fig. 14, Artus). Mais c’est l’analyse des temps de confrontation qui nous permet d’accéder plus finement à ces interprétations, ce qui confirme les conclusions de Mulligan et Oslington (2021).

Lors de la confrontation, les élèves ont proposé des modifications graphiques à apporter au dessin de l’autre pour le rendre analogue au leur, sans pouvoir produire d’argument géométrique langagier pour les justifier. Ils ne réussissent pas à trancher à partir de ce que dit explicitement le texte. En effet, seule la construction d’« inférences» à partir du texte géométrique permettrait de trancher.

« La production d’inférences consiste à opérer des conclusions qui ne sont pas explicitement écrites dans le texte». C’est une des quatre compétences de compréhension de la lecture selon Goigoux et Cèbe (2013, p. 35).

En effet reprenons le texte: Tracer un carré. Tracer un cercle qui a pour centre un sommet du carré et qui passe par les deux autres. « Le rayon du cercle est le côté du carré» est une inférence déductible du texte avec des connaissances géométriques qui ne sont sans doute pas à la portée des élèves de 9–11 ans. Les quatre élèves restent dans le registre langagier pour se convaincre mutuellement, mais, compte tenu de leur peu de connaissances géométriques explicitables, l’utilisation de ce seul registre ne suffit pas à départager le correct de l’incorrect.

Il se peut aussi que l’absence d’instruments bride leur visualisation de la figure finale. En l’absence de visualisation, ils ne peuvent trancher sur la forme finale du dessin à main levée. En revanche, lors de la mise en commun, l’évocation du compas par Noa (il le mime avec ses doigts) lui permet de réussir.

Bilan sur l’activité des élèves

Les supports de tracé influent sur l’activité des élèves: autoriser l’ardoise qui permet un dessin plus grand, un effacement rapide partiel ou total, enrichit l’activité graphique de l’élève (variétés des essais de Sheila) et potentiellement ses raisonnements.

L’activité de conversion d’un texte en un dessin à main levée a révélé un potentiel d’apprentissages géométriques inattendu, dans un travail en autonomie ou lors d’échanges de groupe, en incitant les élèves à élaborer des critères (implicites ou explicites) pour vérifier (au sens de Coppé, 1998) leur production ou celle de leurs pairs. Nous avons notamment relevé des critères de natures diverses, langagiers, sociaux, graphiques (codages), visuels voire esthétiques (ressemblance du dessin avec la construction instrumentée imaginée), spatiaux (traverser le carré, ou en faire le tour, comme l’a décrit Artus et expérimenté Sheila). Certains de ces critères s’appuient sur des propriétés géométriques, dont certaines rarement rencontrées dans le dessin instrumenté, comme les incidences ou l’équivalence entre courbure constante et équidistance au centre des points du cercle. Le rôle de l’enseignant serait crucial pour les formuler (ou les reformuler) dans une dialectique entre langage (technique, mais aussi géométrique) et dessin.

Conclusion

Le dessin est un moyen d’expression pour tout individu, il rend compte de sa vision d’un objet réel ou imaginaire, d’une figure. Le dessin géométrique est le représentant d’un objet réel ou géométrique: autant que faire se peut, il communique les informations nécessaires à l’utilisation de cet objet dans le contexte défini. Le dessin à main levée, par son histoire et ses utilisations, est un « entre-deux». Nous avons eu accès à une séance le prenant comme thème d’enseignement. L’analyse didactique et sémiotique de productions d’élèves nous amène aux conclusions suivantes.

La spécificité du type de tâche

Dans l’activité proposée par les enseignantes, il ne s’agit pas de produire le dessin d’un objet matériel ou graphique, comme ont été amenés à travailler les enfants étudiés dans les recherches anglophones citées en section "Le Dessin « à Main Levée» dans les Recherches Anglophones", mais de convertir un texte en un dessin (Duval 2005), sans utiliser d’instrument.

Demander aux élèves de produire le dessin d’une figure complexe à partir d’un énoncé n’est ni une tâche simple, ni une tâche habituelle dans l’institution française actuelle. La difficulté de cette tâche est certes en relation avec la figure géométrique décrite textuellement, mais aussi inhérente à la convocation de deux registres sémiotiques, le langage et les figures. Le texte peut contenir des difficultés (sémantiques et syntaxiques): signification des termes, double désignation de certaines unités figurales, nécessité de déconstruction figurale ou dimensionnelle. La tâche de production d’un dessin à main levée n’échappe pas à ces difficultés.

La potentialité du dessin à main levée

Notre étude met en évidence la potentialité du processus dynamique de tracé d’un dessin à main levée (à partir d’un texte) à développer de nouvelles connaissances sur l’objet géométrique dessiné, comme cité dans les recherches anglophones, en révélant des connaissances d’élèves (ou leur absence) et provoquant des raisonnements. La grande différence avec le dessin instrumenté est certes l’absence inédite d’instrument matériel de géométrie, cette différence n’est pas sans conséquence sur le travail de l’élève. La composition du dessin est complètement à la charge de l’élève: il doit se représenter à la fois les unités figurales en jeu et leur relation graphique, sans pouvoir faire des essais avec les instruments. L’absence d’instruments complique donc la visualisation.

Les deux analyses proposées, celle de Sheila et celle des quatre garçons, nous donnent à voir deux « méthodes» pour aboutir au dessin correct.

L’exigence artistique de Sheila, ou celle de ressemblance à une figure stockée en mémoire, lui permet d’avancer petit à petit dans la visualisation de la figure composée du carré et du cercle. C’est l’absence de compas qui la pousse à affiner sa construction pour réussir à la main ce que le compas aurait pris en charge. Cela l’amène à convoquer (implicitement) certaines connaissances qu’on pourrait expliciter ainsi (ou autrement): un diamètre prolonge un rayon, le centre du cercle est centre de symétrie d’un diamètre, le centre du cercle est son centre de symétrie (une reformulation de la courbure constante). Elle ne saurait (sans doute) pas expliciter ces connaissances, mais pour elle, elles sont fonctionnelles.

L’évocation gestuelle du dessin instrumenté permet à Noa de visualiser la figure composée correcte et le convaincre que sa proposition initiale de dessin ne peut convenir. Convoquer la mémoire des instruments pourrait ainsi conduire à provoquer des raisonnements d’élèves si l’enseignant les amène à s’interroger sur le pourquoi d’une figure impossible dénotée par un dessin à main levée. Cette idée n’est pas nouvelle: la situation fondamentale de Brousseau (2000), qui initialise le passage de la Géométrie 1 (ce qui est vu) à la Géométrie 2 (ce qui est su) s’appuie sur la figure impossible d’un petit triangle qui résulterait de l’intersection des médiatrices d’un triangle.

Un point de vue nouveau sur le dessin instrumenté

L’analyse de cette activité de construction sans instrument a permis de mieux comprendre la richesse, mais aussi la transparence des actions instrumentées. Pour l’énoncé étudié, l’utilisation du compas règlerait silencieusement la question des deux ou trois points d’intersection entre le carré et le cercle, l’équivalence pour une courbe plane fermée (de classe C2) entre courbure algébrique constante, existence d’un centre et équidistance au centre des points de la courbe (Artigue et Robinet, 1982). Ainsi l’absence de compas révèle au chercheur la coordination de propriétés géométriques que permet l’usage du compas.

Notons aussi l’insertion nécessaire du dessin instrumenté dans la mise en commun pour valider un dessin à main levée produit au tableau. Remarquons d’abord qu’il ne suffit pas que, sur le dessin à main levée, les objets 2D et les codages respectent l’énoncé pour qu’il soit correct. Noa a en effet produit un dessin à main levée codé qui prend en compte les informations explicites de l’énoncé et qui est une figure impossible. Pour les élèves de primaire et de tout début de collège (9–11 ans) confrontés à l’activité étudiée, la seule validation accessible d’un dessin à main levée est la comparaison du dessin produit avec la figure obtenue par une construction instrumentée: en effet, un instrument géométrique prend souvent en charge, comme le compas pour la figure étudiée, l’implémentation graphique de relations géométriques.

L’intérêt du dessin instrumenté pour des élèves de cet âge sort grandi de l’analyse de ces épisodes, en résonance avec les recherches francophones en didactique de la géométrie citées en début d’article, et sous réserve qu’il soit accompagné de formulation, reformulation par l’enseignant des propriétés prises en charge par les instruments.

La géométrie, un jeu de dialectiques

Pour de jeunes élèves, la nécessité de dialectiques entre les deux systèmes sémiotiques, texte / langage et figure, mais aussi entre dessin à main levée et dessin instrumenté, est magistralement évidente dans les épisodes étudiés (Sheila et les quatre garçons).

Les programmes français actuels de primaire préconisent d’entrer en géométrie par les instruments. Il est clair que le compas prend en charge la courbure constante du cercle, le mouvement du crayon rend visuellement compte de cela. Mais ce n’est pas souvent formulé ainsi par un enseignant. Un enseignant entre plutôt dans la géométrie par le répertoire des propriétés euclidiennes classiques (Géométrie 2), par le « su» (Colmez et Parzysz, 1993), par exemple une vision du cercle comme ensemble de points équidistants d’un point (nommé centre). Pour l’enseignant, c’est cela que le compas prend en charge; or la distance pointe-mine n’est même pas matérialisée. Les élèves ne voient pas le lien entre cette propriété et le « ça tourne pareil»), comme en témoignent, dans notre étude, leurs difficultés à les composer (sans instrument). Une des finalités de l’activité sur le dessin à main levée pourrait être ainsi de reformuler des connaissances techniques (Petitfour, 2017b) en connaissances géométriques (ibidem).

Nous avons relevé la complexité cachée de la conversion d’un texte en un dessin à main levée avec le dessin d’une figure impossible de Noa qui vérifiait stricto sensu (sans inférence) ce qui était écrit dans le texte. Dans l’introduction de l’activité, les enseignantes ont mis en avant l’intérêt du dessin à main levée: pouvoir anticiper ce à quoi la figure tracée aux instruments pourra ressembler. Nous remarquons dans la tâche proposée une inversion des rôles entre dessin à main levée et dessin instrumenté: le dessin instrumenté a permis d’(in)valider les propositions de dessins à main levée des élèves. Cela suppose une pratique préalable du dessin instrumenté et laisse entrevoir le potentiel d’une articulation de situations d’apprentissages géométriques avec dessin instrumenté et dessin à main levée.

Remerciements

Cette recherche se situe dans le cadre du projet Ambition scolaire et ruralités en Normandie (2019–2021), coordonné par A. André (CIRNEF, Université de Rouen) et C. Delarue-Breton (DYLIS, Université de Rouen), qui bénéficie du soutien de l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation, de l’Université de Rouen Normandie et de l’Académie de Normandie. Nous remercions infiniment les enseignantes (et leurs élèves) de s’être engagés dans cette aventure, fondamentale pour l’avancée de la recherche en éducation.