Introduction

L’objectif de cet article est de contribuer à la compréhension du discours de personnes enseignantes au primaire à propos du raisonnement mathématique (RM). Il s’inscrit dans un projet plus large autour du RM visant la prise en compte de la voix des personnes enseignantes dans la conceptualisation théorique du RM. Le RM occupe une place d’importance dans le programme de formation de l’école québécoise (PFEQ). Il constitue l’une des trois compétences visées: résoudre une situation-problème (C1), raisonner à l’aide de concepts et de processus mathématiques (C2) et communiquer à l’aide du vocabulaire mathématique (C3) (Gouvernement du Québec, 2001),Footnote 1 avec prescription d’évaluation pour les deux premières. Dans le PFEQ,

Raisonner en mathématique consiste à établir des relations, à les combiner entre elles et à les soumettre à diverses opérations pour créer de nouveaux concepts et pousser plus loin l'exercice de la pensée mathématique (Gouvernement du Québec, 2001, p. 124)

c’est organiser de façon logique un enchainement de faits, d'idées ou de concepts pour arriver à une conclusion qui se veut plus fiable que si elle était le seul fait de l'impression ou de l'intuition… par organiser, on entend des activités mentales telles qu’abstraire, coordonner, différencier, intégrer, construire et structurer (Gouvernement du Québec, 2001, p. 128).

Or, cette définition pourrait s’appliquer à tout raisonnement et non seulement à celui qui est mathématique. Dans le cas des écrits scientifiques en didactique des mathématiques, le terme RM est polysémique et son développement en classe du primaire ou du secondaire réfère souvent au développement des processus de preuves, à l’apprentissage de la démonstration et à la résolution de problèmes. Quoique certains modèles existent (voir Lithner, 2008; Stylinanides, 2005; Jeannotte, 2015; Jeannotte et Kieran, 2017), il n’y a pas encore de consensus de définition du RM, particulièrement dans les classes du primaire.

Une première exploration du discours enseignant autour du RM (Jeannotte et al., 2020) a permis de dégager différents constats quant à la façon de le concevoir des enseignantes participantes. Premièrement, l’analyse a permis de dégager que le RM est associé soit à C2-Raisonner, soit à un processus de compréhension au sens large. En fait, que ce soit dans la littérature scientifique ou dans les documents institutionnels, RM et compréhension sont souvent associés. C’est le cas par exemple dans le Common Core State Standards Initiative for Mathematics (National Governors Association Center for Best Practices & Council of Chief State School Officers, 2010). En lien avec C2-Raisonner, la grille d’évaluation de la compétence fournie par le ministère (Gouvernement du Québec, 2011) comme accompagnement au PFEQ teinte énormément le vocabulaire entourant le RM. En effet, les participantes diront que raisonner c’est analyser, faire des choix, se questionner ou justifier, soit les quatre critères qui composent la grille. De même, expliquer et raisonner ressortent aussi comme synonymes dans leur discours. Clarke et al. (2012) et Herbert et al. (2015) ont fait un constat similaire auprès de personnes enseignantes en Australie et au Canada. Par ailleurs, tout comme d’autres chercheurs le soulignent, certains processus associés au RM, comme généraliser, conjecturer et exemplifier sont peu ou pas utilisés pour parler du RM par les enseignantes participantes (voir aussi Ellis et al., 2019; Stylianides, 2005).

Or, lors de l’analyse approfondie du discours des enseignantes autour du RM d’autres éléments relatifs à leurs façons de favoriser le développement du RM en classe ont émergé. Dans cet article, un regard est porté sur les aspects du discours enseignant qui vont au-delà de la définition du RM, à savoir leurs discours sur les ressources, les difficultés des élèves et l’enseignement.

Les personnes enseignantes et le RM

L’importance du RM dans les programmes pose la question des connaissances nécessaires pour favoriser le développement du RM en classe. Récemment, plusieurs résultats de recherches soulignent des éléments importants pour la mise en place d’un environnement favorisant le développement du RM en classe.

Un premier élément serait le sens accordé au RM. Il teinterait les pratiques mises en place par les personnes enseignantes (Stylianides et Ball, 2008). Davidson et al. (2019) soulignent que « Teachers identified the reasoning definitions as useful in unpacking the reasoning potential of tasks and were instrumental in the development of their understanding of the nature of reasoning (p. 1166)». Or, selon Loong et al. (2017), les personnes enseignantes du primaire, et parfois celles du secondaire, se sentent incapables de définir le RM. Ce constat est peu surprenant étant donné la complexité du concept et la pluralité des sens qu’on lui accorde en didactique et dans d’autres domaines (Jeannotte, 2015).

Herbert et al. (2015) ont mis en évidence sept conceptions du RM de personnes enseignantes du primaire qui suivaient une formation continue pour favoriser le développement du RM en classe de primaire: raisonner en mathématique c’est.

  • penser,

  • communiquer,

  • résoudre des problèmes,

  • valider,

  • conjecturer,

  • utiliser la logique pour valider,

  • connecter différents aspects mathématiques.

Ils rapportent aussi qu’en début de formation, les participants entretenaient davantage les premières conceptions (penser et communiquer) sans référence aux autres conceptions. En ce qui concerne les enseignantes ayant participé à notre projet (Jeannotte et al., 2020), elles ont associé le RM à chacun de ces termes, à l’exception de conjecturer.

La mise en place des tâches qui favorisent le RM en classe est un second élément à considérer (Stacey, 2010). Cette mise en place passe entre autres par le recours à des interventions particulières. Mueller et al. (2014) ont classifié les interventions favorisant le RM en trois catégories: (1) celles visant à rendre publique une idée d’un élève; (2) celles favorisant l’émergence et l’extension des idées des élèves; et (3) celles encourageant l’explication et la justification de ces idées.

De même, la mise en place de ces interventions ne va pas sans difficulté. Stylianides et al. (2013) se sont intéressés à l’implantation de tâches favorisant le RM par trois futures personnes enseignantes du primaire en contexte de formation pratique. Ils ont relevé trois types de défis rencontrés par les stagiaires. Les premiers sont liés à la mise en place des tâches dans la classe de stage: normes déjà établies, habitude des élèves à rechercher une procédure. Les seconds sont liés à la planification et l’implémentation de tâches qui favorisent le développement du RM: le choix des tâches appropriées, la gestion par des interventions ne diminuant pas les opportunités de RM des élèves, la gestion des RM d’élèves non prévues, le manque de repère pour juger l’atteinte des objectifs pédagogiques. Enfin, les troisièmes sont liés aux connaissances pour l’enseignement des stagiaires, soient les connaissances mathématiques, des élèves et du programme, nécessaires pour planifier et gérer les tâches favorisant le RM. Ce dernier défi rejoint ce que Loong et al. (2017) ont mis en évidence à savoir que les enseignants auraient peu de connaissances sur les manières d’en favoriser le développement en classe.

Or, quelles sont ces connaissances pour l’enseignement qui favoriseraient le RM ? Le choix des tâches est nécessaire pour favoriser le RM en classe (Brodie, 2010) quoique non suffisant puisque les raisonnements d’élèves émergent souvent via différentes interventions durant les discussions en grand groupe (Mata-Pereira et da Ponte, 2017). Davidson et al. (2019) soulignent la complexité sous-jacente au jugement professionnel que les enseignants posent sur les raisonnements des élèves, particulièrement l’appréciation de la nature non linéaire du RM.

Dans le présent projet, les enseignantes participantes ne sont pas en formation contrairement aux participants des études précitées. De même, elles semblent avoir une conception du RM qui fait écho à plusieurs aspects couverts dans la littérature (Jeannotte et al., 2020). On peut alors se demander, lorsqu’elles sont amenées à définir le raisonnement mathématique, quelles connaissances visant le développement du RM elles mettent de l’avant.

Des connaissances mathématiques pour l’enseignement au Discours mathématique pour l’enseignement

Shulman (1986, 1987) a développé une théorie qui reformule le problème de la profession enseignante en accordant plus d’importance au sujet enseigné, élément qui semblait absent des recherches sur la pratique enseignante à cette époque (Ball et al., 2008). Dans sa théorie, les connaissances spécifiques à l’enseignement sont de deux natures: les connaissances du contenu et les connaissances didactiques (pedagogical content knowledge). En tant que concept, l’identification des connaissances didactiques a élargi les réflexions à propos du rôle des connaissances mathématiques dans l’acte d’enseigner (Ball et al., 2008). Ce n’est pas seulement la connaissance du contenu d’une part et de la pédagogie de l’autre, mais plutôt un amalgame de celles-ci qui serait central à la connaissance nécessaire pour enseigner: « PCK is the category most likely to distinguish the understanding of the content specialist from the pedagogue» (Shulman, 1987, p. 8). Au départ des travaux de Shulman, le modèle MKT (mathematical knowledge for teaching) a été développé par Ball, Thames et Phelps (2008) afin de clarifier le concept de connaissances didactiques de Shulman (1986) et le rendre plus opérationnel.

Pour sa part, Cooper (2014, 2015) a reformulé le modèle MKT de Ball et son équipe en reconnaissant davantage la dimension historicoculturelle de l’acte d’enseigner afin d’aller au-delà d’un regard strictement porté sur les connaissances. Enraciné dans une perspective commognitive, il propose de reconceptualiser le MKT en termes de discours mathématique pour l’enseignement (DME). L’unité d’analyse est ainsi modifiée en déplaçant le regard porté sur les connaissances vers un regard porté sur le discours au sens commognitif, soit une activité de communication particulière de par son répertoire d’actions et de re-actions admissibles au sein d’une communauté de pratique (Sfard, 2008). Avant de décrire le DME, il est nécessaire d’aborder son fondement, soit les construits théoriques de la commognition élaborés par Sfard (2008) qui ont été utilisés dans cette étude.

Le concept de discours est à la base du modèle DME. Notons que le discours va au-delà du langage parlé, il inclut le langage corporel, les indices contextuels et l’histoire commune des interlocuteurs. Dans une perspective commognitive, un discours se caractérise par son vocabulaire, ses médiateurs visuels, ses règles métadiscursives, ses routines et récits généralement acceptés (Sfard, 2008).

De ce point de vue, les mathématiques constituent un discours en particulier ayant ses propres caractéristiques. L’enseignement des mathématiques est aussi un type de discours particulier, un discours pour l’enseignement, pedagogical discourse (Heyd-Metzuyanim et Shabtay, 2019). Les personnes enseignantes du primaire forment une communauté qui diffère d’autres communautés (p. ex. les personnes enseignantes du secondaire). Ainsi, que ce soit par le vocabulaire et les médiateurs visuels qu’elles utilisent, les règles discursives, routines et récits qu’elles partagent, elles ont leur façon propre d’enseigner les mathématiques, en particulier leurs façons propres de développer le RM.

Pour Sfard (2008), les routines sont des patterns d’actions discursives qui permettent de communiquer dans une communauté donnée. Par exemple, l’enseignante qui retourne une question d’élève à la classe durant une discussion est une routine en terme commognitif. Les règles métadiscursives régissent un discours en contraignant les interactions entre participants d’une communauté (Sfard, 2008). Un exemple serait que, dans certaines classes, la validation d’une réponse est ultimement du ressort de l’enseignant. Ces règles sont rarement explicitées. Les récits généralement acceptés sont propres à une communauté. Ils font référence aux récits (ou énoncés) qui sont soit pris comme allant de soi, soit validés par les participants. Par exemple, si l’on prend une classe de 6e année comme communauté mathématique, le fait qu’un nombre soit pair ou impair va de soi. L’enseignante ne demande pas de justifier ceci et l’énoncé peut alors servir pour justifier d’autres énoncés mathématiques. Ceci ne serait pas de même dans une classe de 2e année par exemple.

Selon Sfard, une communication entre différents discours peut mener à des conflits commognitifs (2008). Un conflit commognitif se produit lorsqu’il y a communication entre deux discours qui ne partagent pas certaines règles métadiscursives. En effet, « [S]uch discourses are incommensurable rather than incompatible; that is, they do not share criteria for deciding whether a given narrative should be endorsed» (Sfard, 2008, p. 258).

Avec ces définitions, il est maintenant possible de revenir au modèle DME (Cooper, 20142015). Ce modèle définit deux discours amalgamés: le discours mathématique (DM) et le discours didactique (DD)Footnote 2, chacun constitué de 3 types de discours. Le DM comprend (1) les discours mathématiques communs (DMC), c’est-à-dire, les discours mathématiques partagés dans d’autres communautés que l’enseignement; (2) les discours mathématiques spécifiques à l’enseignement (DMS), c’est-à-dire les discours mathématiques partagés par la communauté des personnes enseignantes; et (3) les discours sur l’horizon mathématique (DHM), c’est-à-dire les discours mathématiques à propos des discours partagés par les communautés des niveaux scolaires plus avancés.

Le DD comprend (4) les discours sur les élèves et les apprentissages mathématiques (DEAM), c’est-à-dire un discours qui porte à la fois sur les mathématiques et sur les élèves; (5) les discours sur le contenu et l’enseignement des mathématiques (DCEM), c’est-à-dire un discours qui porte à la fois sur les mathématiques et sur l’enseignement; et (6) les discours sur les programmes et ressources en enseignement (DPRE) (Cooper et Karsenty, 2016).

Ces catégories de discours ne sont pas conçues comme des compartiments, mais bien comme un ensemble de discours interreliés auxquels la personne enseignante fait appel pour enseigner. Un élément du discours peut alors référer à différentes catégories selon la perspective et le contexte de communication.

Ceci nous amène donc à reformuler notre question: comment le discours pour l’enseignement d’enseignantes du primaire se caractérise-t-il lorsqu’elles sont amenées à définir le raisonnement mathématique ? En particulier, quels sont le vocabulaire, les médiateurs visuels, les règles métadiscursives, les routines et les récits généralement acceptés qui constituent un discours mathématique pour l’enseignement associé au raisonnement mathématique ?

Éléments de méthodes

Dans ce projet, la personne enseignante, en tant que membre d’une communauté, est vue comme un acteur compétent au sens qu’elle agit selon l’interprétation qu’elle a de la situation (Morrissette, 2011). En réunissant des enseignantes du primaire dans certaines situations, il est alors possible de dégager, par le biais de leurs interactions, des caractéristiques de leur discours, tels le vocabulaire, les médiateurs visuels, les routines et les récits généralement acceptés qu’elles partagent, les règles métadiscursives qui régissent leur discours.

Les résultats présentés dans cet article s’appuient sur l’analyse d’entretiens individuels (EI) menés auprès de six enseignantes du primaire ayant entre deux et seize ans d’expérience dans des écoles québécoises et d’un entretien collectif (EC) mené auprès de cinq de ces enseignantes. Chacun des EI se déroulait en trois temps et visait à entamer une réflexion, chez les participantes, autour du RM et à expliciter leur conception du RM afin d’en faire un premier portrait. Les analyses partielles des EI ont été réinvesties dans la préparation de l’EC. L’EC s’est déroulé en quatre temps (Fig. 1) et visait à favoriser les échanges entre participantes autour du RM afin de faire ressortir des éléments discursifs partagés par ces dernières (Morrissette, 2011), en particulier le vocabulaire et les énoncés généralement acceptés. Une liste de mots construite à partir des analyses des EI (liste 1) et enrichie d’une analyse de la littérature (liste 2) (Jeannotte, 2015; Jeannotte et Kieran, 2017) a été utilisée pour servir de base à l’élaboration collective d’une carte conceptuelle du RM lors de l’EC (voir Fig. 2). Les entretiens ont tous été enregistrés au moyen de vidéos ou de bandes audios. La Fig. 1 présente une schématisation du déroulement des EI et de l’EC.Footnote 3

Fig. 1
figure 1

Schématisation du processus de collecte de données

Fig. 2
figure 2

Liste de mots proposés aux enseignantes lors de l’EC

La démarche d’analyse

Afin de repérer les unités d’analyse, les vidéos et bandes audios ont été visionnées/écoutées à plusieurs reprises et des verbatims de chacune ont été transcrits (Powell et al., 2003). Par unité d’analyse, il est entendu un segment d’information sous la forme d’un extrait de verbatim qui peut être associé à un sens donné (Legendre, 2005). Cet extrait peut être de différentes longueurs. Le logiciel Nvivo a servi au repérage et à la classification des unités d’analyse. Une première couche de codage a permis d’identifier le vocabulaire utilisé par les participantes pour donner sens au raisonnement mathématique (voir Jeannotte et al., 2020). Une seconde couche de codage consistait à relier les unités aux six types de DME. Par exemple, dans l’extrait suivant, Martine compare résoudre des problèmes et raisonner mathématiquement. Elle réfère aux compétences du programme C1-Résoudre et C2-Raisonner de même qu’aux situations d’apprentissage qui leur correspondent.

(EI)Martine : Il y a un manque de compréhension parce que par exemple, j'ai entendu des collègues dire, bon mettons j'suis en première année-là. Mathieu a 6 pommes. Il en donne 3 à son ami. Combien il lui en reste ? Ben, il y en a qui rentrent ça dans résoudre[C1-résoudre]. Que c'est du résoudre... mais c'est pas du résoudre. C'est du raisonner [C2-raisonner]. Donc, des fois, y'a ce manque de compréhension là entre qu'est-ce que devrait être la compétence raisonner, qu'est-ce que devrait être la compétence résoudre.

Cette unité d’analyse a été codée DPRE puisque fortement liée au programme. En effet, c’est le programme qui fait cette différence entre les situations qui permettent d’évaluer la C1-Résoudre et celles qui permettent d’évaluer la C2-Raisonner. De même, l’unité a été associée à DCEM car Martine réfère aussi implicitement à comment un enseignant doit choisir une tâche pour développer chacune des compétences du programme.

Cette deuxième couche de codage a permis de repérer les unités en lien avec chacun des types de discours qui constituent le DME. L’ensemble des unités a été analysé pour caractériser chacun des types de discours en termes de vocabulaires, médiateurs visuels, des règles métadiscursives, des routines et des récits généralement acceptés qui les composent. De plus, l’évidence d’un enchevêtrement de ces types de discours a mené à l’analyse de l’articulation de ces types de discours au sein du DME des enseignantes participantes.

Résultats et discussion

Selon nos analyses du DME des enseignantes, le discours sur le programme de formation et les ressources (DPRE), en particulier sur les types de tâches et les grilles d’évaluation, fonde non seulement le discours des enseignantes sur les mathématiques spécialisées (DMS) (Jeannotte et al., 2020), mais oriente aussi leur discours portant sur l’enseignement et les contenus (DCEM) et leur discours à propos des élèves et de l’apprentissage (DEAM).

En outre, quoiqu’elles associent principalement le RM à une compétence, leurs propos pivotent, tout au long des discussions, du RM comme compétence vers le RM comme processus de compréhension. Les énoncés sur le RM en tant que compétence sont davantage liés au programme (DPRE) et à l’évaluation (DCEM/DEAM). Les énoncés liés au RM en tant que processus de compréhension sont, de façon générale, plutôt liés aux difficultés des élèves en résolution de problème (DEAM) et aux pratiques souhaitées pour favoriser le RM en classe (DCEM). Dans ce qui suit, nous cherchons à rendre compte de ces différents caractères, mais aussi de ce qui semble être des conflits commognitifs. Dans un premier temps sont explorés les aspects du discours liés au programme de formation. Dans un second temps, on aborde les constats en lien avec le raisonnement comme activité de compréhension. La section se termine par un schéma mettant en évidence la nature systémique du DME des participantes (Fig. 3, p. x).

Fig. 3
figure 3

grille d’évaluation de C2-Raisonner tirée de http://seduc.csdecou.qc.ca/prim-math/raisonner/

La place du programme et des ressources dans le discours mathématique pour l’enseignement

Les compétences du PFEQ, les types de situations et les grilles d’évaluation qui y sont associées, en particulier la grille utilisée pour évaluer la C2-Raisonner, sont au centre du discours des enseignantes. En effet, leur discours est caractérisé par un lien fort entre les deux compétences (C1-Résoudre et C2-Raisonner) tout en départageant les pratiques qui leur sont respectivement associées (DCEM), ce que les élèves font en résolution de situations-problèmes et de situation d’application (DEAM) et ce qui constitue la C2-Raisonner (DMS).

Le choix des tâches, une routine contingentée par les documents institutionnels

Le PFEQ associe différentes situations d’apprentissage et d’évaluation (SAÉ) à chacune des compétences. Une SAÉ «est définie comme un ensemble constitué d’une ou plusieurs tâches à réaliser par l’élève en vue d’atteindre le but fixé.» (Gouvernement du Québec, 2007). La SAÉ liée à la C1-résoudre est la situation-problème, c.-à-d. une situation complexe et qui peut comporter différentes réponses. Elle se doit aussi d’être contextualisée et ce contexte pourrait être mathématique (Gouvernement du Québec, 2001). Par contre, comme le soulignent Lajoie et Bednarz (2016), la complexité des situations passe souvent par un grand nombre de données à gérer par l’élève, les mathématiques y sont souvent vues comme outil et l’ouverture du problème est déterminée par des choix qui ne sont pas mathématiques, mais plutôt contextualisés par la situation. La SAE liée à la C2-Raisonner est la situation d’application qui peut être de deux natures: d’action ou de validation. La première demande l’utilisation de concepts et de processus connus de l’élève et comporte normalement peu d’étapes. La seconde demande à l’élève de justifier une réponse à l’aide d’arguments mathématiques.

Lorsqu’elles parlent de chacune des compétences, les enseignantes réfèrent à ces types de situations utilisées pour leur évaluation, parfois même à partir des mots résoudre et raisonner.

(EI) Agathe : on parle beaucoup beaucoup de résoudre à l'aide de situations complexes. Tsé c'est vraiment ça la grande préoccupation des enseignants présentement. J'ai l'impression que le raisonner, euh ben c'est l'ancien [programme] résoudre de tsé, mettons 15 ou 20 ans là.

(EI) Martine : Moi, le lien que je fais avec résoudre et raisonner? En fait, une SAE [une situation-problème], ça devrait être complexe. Donc, c'est sûr que chaque enfant peut avoir une réponse différente. Puis, il fait appel aux concepts qu'on inclut dans le raisonner parce qu’il en a besoin pour ensuite aller faire son résoudre. Donc, j'pense, le raisonner est comme un préalable au résoudre parce que ça fait partie des connaissances. Dans l'fond, le raisonner pour moi, c'est les connaissances, c'est les notions. C'est les savoir-faire là. Puis, au niveau du résoudre, bien il va chercher ses connaissances là pour les mettre en application dans une situation qui est plus complexe.

Agathe et Martine contrastent C2-Raisonner et C1-Résoudre en termes de situations selon elles prescrites par le programme (DPRE) et des pratiques qui leur sont associées. Martine soulève l’importance de choisir des situations appropriées pour évaluer le RM et Agathe fait un lien avec l’ancien programme qui insistait sur l’importance de la résolution de problèmes (Gouvernement du Québec, 1988), qu’elle reconnait dans les situations d’application du PFEQ.

Les enseignantes réfèrent à ce type de situations pour exemplifier ce qu’est le RM. Elles les utilisent selon ce qu'elles visent comme apprentissage (DCEM). Or, on constate que le choix des situations se fait principalement pour développer des concepts. Ce choix est rarement, voire jamais, fait pour développer un processus de raisonnement. Les critères de choix proposés par le programme sont peu alignés avec ce que l'on retrouve dans la littérature en didactique des mathématiques. Kilpatrick et al. (2001) soulignent l’importance de proposer des tâches qui demandent à l’élève de conjecturer et généraliser. Ces termes ne sont ni dans le programme du primaire ni familiers aux enseignantes. En fait, elles disent d’emblée ne pas être en mesure de définir conjecturer. De même, elles associent généraliser au transfert de connaissances d’une situation à une autre. Or, cette idée de transfert, empruntée au discours des sciences de l’éducation, diffère de celui de la didactique des mathématiques (Lajoie et Bednarz, 2016). Cette façon de concevoir la généralisation en mathématiques se traduit par un certain conflit commognitif entre ce qui est entendu par généralisation dans la littérature en didactique des mathématiques et les actions que les enseignantes associent à la généralisation. On peut donc penser que les situations de conjectures et de généralisation vivent peu en classe du primaire au Québec.

Un second élément encouragé dans la littérature scientifique est l’utilisation de problèmes ouverts pour favoriser la discussion ou le débat mathématique et donc, par le fait même, le développement du RM (Arsac et al., 1992; Muller et al., 2014). Or, ce type de problème n’est pas mentionné dans le programme du Québec. En fait, la dernière mouture offre très peu de conseils aux personnes enseignantes contrairement aux versions précédentes (Lajoie et Bednarz, 2014). Les personnes enseignantes n’ont alors que les modèles de situations d’application utilisés par le Gouvernement du Québec pour les évaluations provinciales, modèles qui ne sont pas des problèmes ouverts au sens de Arsac et al. (1992) et Muller et al. (2014).

La grille d’évaluation, un médiateur visuel au cœur de routines

Au-delà du choix des tâches, la grille d’évaluation de C2-Raisonner (voir Fig. 3) constitue aussi un élément du programme et des ressources qui contingentent le discours des enseignantes et donc probablement le potentiel de développement du RM au primaire.

En effet, cette grille, médiateur visuel de ce qui est prescrit en termes de RM, entre en relation de différentes façons avec les routines des enseignantes. Premièrement, le critère justification correcte dans la grille fait référence à des traces claires et complètes. Pour les enseignantes, il est important de développer l’explicitation de la démarche chez les élèves afin que leur réponse soit complète:

(EI) Gisèle : Ben là on parle plus au niveau des traces claires et complètes de son raisonnement [critère justification correcte ]. Si c'est une situation où on doit justifier un choix, ben là c'est plus au niveau de l'argumentation mathématique qu'on évalue.

(EI) Martine: Ouais y’a des raisons mathématiques. […] Souvent moi ce que je dis à mes élèves, « Ta réponse, c’est pas ça l’important, c’est comment tu l’as fait».

Ainsi, dans le contexte de l'évaluation, les enseignantes s'appuient sur les critères de la grille et misent sur les traces des élèves pour déterminer s'ils déploient un RM, s'il est juste et s'ils ont compris. La grille les amène aussi à porter attention à la solution en entier pour évaluer, mais aussi pour accompagner l’élève dans la validation de sa démarche et de sa réponse (DCEM). La réponse à la situation d’application n’est alors pas suffisante, c’est l’analyse, le choix des concepts, la clarté des traces qui importent. De par les critères de la grille, l’enseignante va amener l’élève à se pencher sur sa solution en entier afin qu’elle puisse par la suite évaluer sa compétence à raisonner.

Deuxièmement, la grille, de par sa nature, est présentée linéairement. Cette structure mène à parler du RM comme un processus linéaire:

(EC) Gisèle : une fois que j'ai compris, j'ai analysé le problème, je dois faire des choix dans ce que je connais pi ce que je pense qui va m'être utile pour le raisonner.

Or, l’appréciation de la non-linéarité des RM des élèves est un aspect central pour être en mesure de juger ces raisonnements (Davidson et al., 2019). Le groupe semblait d’accord que le RM n’était pas une activité linéaire et qu’il pouvait y avoir des allers-retours. Toutefois, leurs vocabulaires ainsi que l’enseignement d’un modèle linéaire pour résoudre des situations d’applications (DPRE et DCEM), ne mettent pas en lumière cette nature systémique du RM.

Troisièmement, ces éléments que confère la grille sont aussi imbriqués dans leur discours à propos des élèves et de l'apprentissage (DEAM). En effet, les enseignantes s’entendent pour dire que les élèves ont de la difficulté à expliciter la démarche, ce qui est en lien avec la nécessité de laisser des traces claires. De même, elles relient linéarité de la grille et difficulté chez les élèves à justifier mathématiquement, critère davantage lié aux situations de validation. Selon elles, les élèves ont une disposition à seulement appliquer plutôt que d’essayer de comprendre. Ces récits partagés sont similaires à ceux des enseignants stagiaires dans le projet de Stylianides et al. (2013) qui soulignent qu’il est difficile de mettre en place des tâches qui favorisent le RM, entre autres, parce que les élèves ont l’habitude de rechercher une procédure.

Enfin, quatrièmement, la grille d’évaluation met de l’avant le choix des concepts et leur application (2 des trois critères). Ainsi, lorsque le discours des enseignantes est centré sur le RM comme compétence, les concepts prennent une place importante. En effet, lorsqu’elles se ramènent à des exemples de situations faites en classe, elles se concentrent rapidement sur les concepts dominant ces situations qui doivent être enseignés et idéalement compris par les élèves. Les processus de raisonnement se limitent alors à expliquer et justifier (3e critère).

Le discours sur les concepts va parfois de pair avec les connaissances antérieures des élèves. Toutefois, les énoncés à propos des connaissances antérieures sont davantage liés à l’idée de donner du sens aux concepts et de comprendre les procédures par et pour le déploiement du RM. Pour donner du sens, pour comprendre, l’élève doit faire appel à ses connaissances antérieures. La conception du RM passe ainsi d’une compétence à évaluer vers un processus de compréhension. Les enseignantes mettent de l’avant l’importance de comprendre pour raisonner ou de raisonner pour comprendre. En conséquence, ces termes—donner du sens et comprendre—deviennent naturellement d’autres synonymes de RM. La prochaine section explore cette deuxième façon de parler du RM qui semble parfois en conflit avec le RM en tant que compétence.

Le DME lié au RM, au-delà des ressources, favoriser la compréhension

Concevoir le RM comme processus de compréhension amène les enseignantes à avoir un discours qui porte sur des éléments différents liés à leur pratique (DCEM).

Enseigner pour donner du sens: matériel et représentation, questionnement et types de situations

Lorsqu’il est question de RM, un récit généralement partagé par les enseignantes est l’importance qu’elles accordent à donner du sens à ce qu’elles enseignent pour les élèves. Elles évoquent souvent leur préoccupation quant à la compréhension des élèves par rapport aux concepts abordés, au sens qu’ils peuvent leur donner. Les pratiques dont elles parlent sont liées à ces préoccupations. Elles parleront de fournir du matériel aux élèves et d’utiliser des représentations pour qu’ils puissent donner du sens (DEAM), de questionner de manière à ce que l’élève donne du sens (DCEM), de choisir des problèmes qui ont du sens (DCEM).

Les enseignantes ont recours à des routines d’utilisation du matériel de manipulation, de dessins et de schémas pour leur aspect concret qui donne du sens aux concepts mathématiques (DCEM). Or, quoique vu comme essentiel, le recours à ces éléments concrets ne serait pas suffisant pour bien comprendre. Par exemple, elles rapportent qu’il est difficile pour les élèves de passer du dessin à une représentation symbolique ou que les élèves mélangent parfois des schémas liés à différents concepts mathématiques (DEAM). Or, la mise en relation de différentes représentations est essentielle pour l’apprentissage selon plusieurs chercheurs (ex: diSessa et al., 1991; Duval, 1993). Aussi, l’idée de progression à respecter dans cette utilisation ressort dans leur discours (DCEM). Par exemple, Agathe et Martine proposent de commencer à travailler avec le matériel de manipulation pour ensuite introduire des schémas et enfin, travailler avec les symboles. Cette vision n’est pas sans rappeler la théorie des représentations de Bruner (1977) souvent référée dans les écrits professionnels en enseignement (Domino, 2010). Martine précise d’ailleurs avoir retenu cet élément d’une formation à laquelle elle a participé (DPRE).

Pour donner du sens, les enseignantes ont aussi recours à des routines de questionnement. En effet, elles disent que questionner les élèves à propos du pourquoi de leur raisonnement (DCEM) est important pour favoriser le RM. Si le discours lié aux ressources concerne le comment en incitant les élèves à laisser des traces de leur démarche par exemple, ce point de vue sur la compréhension les amène à vouloir questionner sur les raisons de ce comment:

(EC) Martine : C'est quand tu mets en commun les solutions des enfants. T'en discutes, t'en discutes. « Ah toi, t'es arrivé. T'as pris ce chemin-là. Pourquoi ? Explique-moi ton raisonnement ».

Bien que les traces écrites soient reconnues comme nécessaires, entre autres pour l’évaluation, les enseignantes semblent associer le questionnement autour du pourquoi plutôt à un mode verbal de communication (DCEM). Ce dernier se déroule généralement lors d’intervention individuelle, en sous-groupe pendant que les élèves sont en action ou encore, lors des retours en grand groupe.

On peut donc déceler une certaine tension, que nous associons à un conflit commognitif, entre l’évaluation de la C2-Raisonner qui se fait à partir des traces principalement sinon exclusivement écrites des élèves (DCEM) et l’importance qu’elles accordent au questionnement en cours de travail, questionnement oral qui serait plus directement lié à la compréhension. Ce conflit commognitif se traduit aussi par une tension entre le fait qu’elles perçoivent que les élèves cherchent à appliquer sans comprendre et cette routine de questionnement sur le pourquoi (DEAM). Or, celle-ci semble essentiellement appartenir au discours de l’enseignante et jamais partagée par l’élève. Ceci n’est pas sans rappeler le changement de rôle promu par plusieurs réformes de l’éducation où la personne enseignante n’est plus celle qui valide, mais plutôt celle qui met les conditions en place pour favoriser la prise en charge de cette validation par l’élève. Or, d’un point de vue pratique, la personne enseignante doit nécessairement valider les RM lors de l’évaluation, c’est elle qui a le dernier mot. Bref, ce conflit commognitif se crée entre le discours lié à l’évaluation et celui lié au développement des RM.

Le choix de situations qui ont du sens pour les enfants apparait aussi essentiel pour favoriser la compréhension des élèves et le développement du RM. En particulier, le discours à propos du choix de situations va au-delà de ce qui porte sur leur nature liée aux compétences, notamment par un discours critique sur l’utilisation des cahiers d’activité. Ce choix est orienté par un désir de donner sens aux concepts, mais surtout de les placer dans un contexte significatif pour les enfants (DCEM/DEAM):

(EC) Martine: On mijote là-dessus [l’équipe-école], mais c'est sûr que je trouve que dans tout le matériel qui est proposé en mathématique, ça manque beaucoup de sens pour les enfants.

Du point de vue de la recherche, le GREFEM (2018) souligne l'importance et la complexité des enjeux liés à la contextualisation des situations dans l'enseignement des mathématiques. Selon eux, en didactique des mathématiques, des situations qui ont du sens réfèrent essentiellement à des situations dont le contexte est pertinent pour donner du sens aux mathématiques en jeu. Les documents ministériels suggèrent fortement l’utilisation de situations contextualisées pour se rapprocher de la réalité de l’élève, pour « rendre» les mathématiques réelles (GREFEM, 2018). Or, cette utilisation a été remise en question, entre autres, car déterminer la pertinence d’un contexte est une tâche complexe qui ne se résume pas à une simple description d’une situation de la vie courante de l’élève (Boaler, 1993, p. 13). C’est davantage ce dernier élément qui est important pour les enseignantes de ce projet, se rapprochant ainsi du discours institutionnel tout en critiquant les glissements vers de faux contextes.

Des routines utilisées aux routines à développer, un discours souhaité

Dans le discours autour du RM comme processus de compréhension et du désir de donner du sens pour les élèves, les enseignantes ressortent quelques pratiques qu’elles se sentent contraintes d’utiliser, d’autres qu’elles utilisent parfois ou qu’elles souhaiteraient utiliser qui auraient le potentiel de développer davantage le RM. Elles soulèvent aussi plusieurs contraintes liées à leur profession et spécifiques à ces pratiques. Les plus fréquentes sont celles liées au temps et à l’implication nécessaire pour mettre en place des façons de faire qui auraient le potentiel de développer le RM. Ces éléments du DME sont principalement liés au DCEM bien qu'encore ici, on dénote des liens avec le DEAM et le DPRE. Une contrainte est la place que prennent les cahiers d’activités dans l’enseignement des mathématiques:

(EC) Martine : C'est le cahier d'exercices et ça fait 3 ans que j'essaie de convaincre mes collègues de se départir de ce cahier d'exercices parce que dans tout le matériel qui est proposé en ce moment, euh je l'ai pas encore trouvé un matériel que vraiment euh, on pouvait avoir la liberté d'enseigner les mathématiques telles qu'elles devraient être enseignées.

Selon leur dire, les exercices qui composent les cahiers d’activités développent peu le RM et relèvent davantage de la drill. De même, Jeanne associe linéarité et cahier: (EC) « tous les problèmes qui sont dans tous nos cahiers d'activités qui sont hyper linéaires». Toutefois, bien qu'elles émettent le désir de ne pas l’utiliser ou de l’utiliser de façon flexible, elles se sentent contraintes par le choix de l’équipe-école et du fait que si elles font acheter un cahier d’activités, elles doivent le faire remplir à au moins 80%Footnote 4 par les élèves:

(EC) Martine : Pi les cahiers d'exercices mous. C'est des cahiers complémentaires. [...] ça ne devrait pas être le principal outil de l'enseignement sauf qu'à cause de, bon, [...] on doit remplir le 80%...

Cette « critique» à l’égard de l’utilisation des cahiers d’exercices, vus comme un récit unanimement endossé par les participantes, est au carrefour des discours sur l'apprentissage (DEAM, les exercices ne favorisent pas la compréhension, mais bien l'application de procédure), les ressources institutionnelles (DPRE, le format et la structure en soi des cahiers) et l'enseignement des mathématiques (DCEM, la contrainte de les utiliser vue comme routine).

Une pratique souhaitée, à la fois liée au DCEM (pratiques) et au DEAM (favorise la compréhension), est la discussion de groupe et le travail en équipe. Les enseignantes soulignent que ces deux modalités leur permettent de poser des questions qui aideront les élèves à verbaliser leurs idées et ainsi à mieux comprendre. Elles y voient également la possibilité de partager différentes façons de faire, un point positif pour favoriser les RM selon elles. Or, elles soulignent que ce type de pratique demande du temps et beaucoup d’organisation. Malheureusement, dans la réalité de la classe actuelle, ce temps en classe et surtout le temps de préparation que de telles discussions demandent aux enseignantes semble difficile à trouver.

(EC) Martine : c'est sûr que dans un contexte on peut pas tout le temps demander à tous les enfants qu'est-ce que t'as fait pour arriver à cette réponse-là, parce que c'est quand même, euh… complexe-là.

La discussion de groupe représente pour elles un défi parce qu’elles semblent vivre une tension entre ce que la discussion de groupe ou le travail en équipe permet de favoriser comme RM et, entre autres, l’évaluation formative, mais aussi sommative, de chacun des élèves. Cette nécessité de suivre chacun des enfants individuellement est une règle très forte qui trouve résonance chez les participantes. En fait, selon Widjaja et al. (2020), les RM oraux des élèves sont souvent plus complexes que les RM retrouvés dans les traces écrites. Elles expliquent ce phénomène par la nature contextuelle du discours oral où les normes, ou règles métadiscursives, diffèrent et où l’utilisation de déictiques, de gestes et de rythmes, impossible à l’écrit, permet de se comprendre (Radford, 2004). Sous-jacent à cette contrainte semble se trouver, encore une fois, ce conflit commognitif entre le RM comme compétence à évaluer à l’aide d’une grille donnée et le RM comme processus de compréhension davantage lié à l’apprentissage et à une intervention orale.

De même, tout comme pour les enseignants stagiaires de Stylianides et al. (2013), la gestion des différents raisonnements de chacun des élèves et la difficulté de les prévoir sont mises de l’avant:

(EC) Gisèle : Parce que en fait quand on enseigne une technique, on n'a pas à se questionner sur des raisonnements d'élèves qui seraient différents de ce à quoi on aurait pensé parce que quand un élève raisonne d'une façon ou s'en va dans une avenue qu'on n’avait pas nous-mêmes [pensé].

Selon Clarke et al. (2012), certaines personnes enseignantes peuvent éprouver des difficultés à articuler les idées mathématiques qui pourraient informer leur enseignement. Ceci peut rendre les interventions sur-le-champ difficiles. Outre la difficulté à articuler les idées mathématiques, on peut penser que la confiance en ses propres capacités et la difficulté à lâcher prise sont aussi à l’œuvre quand il est question de discussion en grand groupe.

(EC) Gisèle : faut quand même être un peu ferré en mathématiques… et confiant que ok on va être capable de comprendre où il s’en va avec ça, alors que si on impose dès le départ une façon de faire, ben le prof qui est moins confiant, ben c’est ça aussi là.

En effet, un changement de rôle est nécessaire pour gérer une discussion de groupe. La personne enseignante n’est plus celle qui valide les résultats, mais joue plutôt un rôle important dans l’établissement de règles de discussion en mathématiques. Williams et Ryan (2020), les personnes enseignantes doivent faire un effort conscient pour écouter et ne pas donner d’emblée la réponse correcte lors d’une discussion, d’autant plus que plusieurs élèves, habitués à un enseignement dit traditionnel, chercheraient à deviner la réponse souhaitée plutôt que de réellement chercher à déployer un RM. Ceci peut être mis en lien avec ce que nos enseignantes ont dit à propos de la difficulté pour les élèves d’aller plus loin que l’application.

Une synthèse

La Fig. 4 présente un schéma de la caractérisation en termes de routines, de récits et de médiateurs visuels, du DME d’enseignantes du primaire discutée dans les sections précédentes.

Fig. 4
figure 4

Caractérisation du DME d’enseignantes du primaire autour du RM. (légende: jaune: DPRE; vert: DEAM; gris: DCEM

Ce schéma met en évidence la nature imbriquée des trois types de discours didactiques. En effet, l’analyse du discours à l’aide du modèle DME permet de mettre en évidence différents constats.

Premièrement, le DPRE sur le PFEQ du primaire (MEQ, 2001), lié à une grille d’évaluation et à un type de situation en particulier (les situations d’application), tend vers une vision linéaire du RM et vers l’application de concepts en accordant plus ou moins d’importance aux processus de raisonnement tel conjecturer et généraliser. Ainsi, la grille et le type de situation colorent considérablement tout leur discours, de leur façon de parler du RM, des difficultés des élèves en passant par le choix des tâches. Or, le programme et les ressources vues comme un discours en soi (discours écrit) est celui qui amène ces éléments et qui teinte le DME des enseignantes à propos du RM en son sens compétence. Effectivement, le discours du PFEQ et le type de tâches associé à C2-Raisonner favorisent les processus expliquer et justifier et en laissent d’autres en plan tel conjecturer et généraliser, par ailleurs présents dans le programme du secondaire (Gouvernement du Québec, 2006). Les propos des enseignantes laissent penser que ces deux derniers vivent peu en classe malgré qu’ils soient essentiels du point de vue de la recherche en didactique des mathématiques.

Deuxièmement, le DME des enseignantes est aussi caractérisé (et peut-être dans une plus grande mesure) par une conception du RM en tant que processus de compréhension. Selon cette conception, imbriquée dans leur DEAM et leur DCEM, le RM ne peut être linéaire ni se réduire à l’application de concepts. Au-delà de ces deux aspects qu'elles dénoncent, leur DME associé au RM en tant que processus de compréhension est caractérisé par des récits où l'importance de donner du sens aux concepts est au cœur des préoccupations relatives au développement du RM chez les élèves. Ceci informe plusieurs pratiques qu'elles jugent nécessaires.

Troisièmement, le recours à la manipulation et aux dessins, le questionnement et la discussion de groupe sont trois pratiques soulevées qui sont cohérentes avec celles que l’on retrouve comme favorisant le RM dans la littérature didactique. Il serait maintenant nécessaire de mieux comprendre, par des observations en classe, comment ces trois pratiques sont mises en œuvre dans leur pratique quotidienne. Or, différentes contraintes freinent la mise en place de certaines de ces pratiques souhaitées. En particulier le manque de temps, mais surtout la gestion des discussions qui nécessite une bonne compréhension des concepts mathématiques en jeu, une redéfinition de son rôle en tant qu’enseignante et une confiance en soi. Malgré qu’elles associent l’utilisation des cahiers d’activités à des contraintes extérieures, on peut penser que leur rejet au profit de situations davantage porteuses pour le développement de RM nécessite aussi ces trois éléments.

Conclusion

Les constats réalisés lors de l’analyse apparaissent liés au fait que le DME des personnes enseignantes du primaire est formé de plusieurs discours qui ne partagent pas nécessairement ni les mêmes fondements ni les mêmes règles métadiscursives, menant ainsi à des conflits commognitifs implicites pour les personnes de cette communauté. Par ailleurs, cette hétéroglossie va au-delà de récits alignés avec deux discours antagonistes à savoir les discours acquisitionniste et participationniste mis en évidence par Heyd-Metzuyanim et Shabtay (2019). Le discours véhiculé par le PFEQ lui-même, mais aussi par la formation des maitres, tant initiale que continue, emprunte non seulement à ces deux types de discours, mais aussi à des discours qui proviennent d’autres disciplines de l’éducation et de la psychologie (Lajoie et Bednarz, 2016) telles les références au constructivisme et au cognitivisme. De même, les similitudes et différences entre ces discours ne sont pas soulevées.

En extrapolant, ces constats suggèrent ainsi qu’une reformulation du programme de mathématique davantage alignée sur le discours de la didactique des mathématiques tout en explicitant les différences et similitudes avec d’autres discours qui informent l’enseignement du primaire pourrait aider les personnes enseignantes au primaire à élargir leur façon de concevoir et de développer le RM en classe. De même, les aspects affectifs liés au concept d’identité (Heyd-Metzuyanin et Shabtay, 2019) soulevés par les enseignantes, particulièrement pour l’utilisation des cahiers et des discussions de groupe, n’ont pas été approfondis lors de l’analyse. Mieux comprendre comment se développe leur identité professionnelle par rapport aux mathématiques et à leur enseignement pourrait s’avérer une avenue prometteuse pour les aider à agir sur les contraintes qu’elles soulèvent.