1 Introduction

Les tiers financeurs s’intègrent aujourd’hui dans la multitude des nouveaux acteurs sociaux que compte l’arbitrage international [1], tandis qu’ils étaient quasiment absents de la réflexion sociologique sur l’arbitrage avant les années 2000 [2]. Si la nature et la définition de cette catégorie nouvelle d’acteurs demeurent difficiles à cerner, elle représente le phénomène de l’arbitrage international dont l’évolution a été la plus marquante et significative durant ces dernières années [3]. L’évolution de la demande des tiers financeurs dans l’arbitrage international est fonction de nombreuses variables: la crise globale des marchés financiers en 2008 [4, p. 18], qui a conduit les institutions financières à rechercher de nouvelles formes d’investissement; le caractère fort coûteux des procédures d’arbitrage international [4, p. 19–20], qui pousse les entreprises à rechercher un financement pour faire valoir une demande; les récentes initiatives réglementaires et conventionnelles visant à encadrer la portée du financement par des tiers; la sensibilisation de la communauté de l’arbitrage international et de ses différents acteurs, notamment les parties au litige, les avocats et les arbitres, aux avantages potentiels du financement par des tiers; l’évolution de la jurisprudence arbitrale et son activisme progressif à l’égard des questions juridiques et éthiques soulevées par le financement par des tiers, etc.

Malgré les avantages qu’il présente, le phénomène émergent du financement par des tiers soulève diverses préoccupations éthiques qui ont été très peu réglementées [5]. L’introduction du financement par des tiers dans l’arbitrage international est, en particulier, susceptible de déboucher sur des situations de conflits d’intérêts pour les arbitres, ce qui peut avoir des répercussions sur la sentence finale et aggraver la crise de légitimité du processus arbitral. C’est pour cette raison que les nouveaux développements dans l’arbitrage international tendent à s’orienter vers une réglementation spécifique du financement par des tiers. En ce sens, les institutions arbitrales—étant également des acteurs sociaux fournisseurs de services—prévoient dans leurs Règlements des dispositions qui reconnaissent l’importance des tiers financeurs et exigent la divulgation de l’existence d’un tiers financeur dans l’arbitrage. Ainsi la question du financement par des tiers a été plus ou moins prise en considération dans les Règlements des centres d’arbitrage comme le Singapour, le Hong Kong et plus récemment le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). De même, les universitaires et praticiens ont accordé une attention particulière à ce sujet, plus particulièrement dans le rapport publié en avril 2018 par l’International Council for Commercial Arbitration (ICCA)Queen Mary task force sur le financement par des tiers ans l’arbitrage international. Par ailleurs, la référence accrue à la problématique du financement par des tiers dans la jurisprudence arbitrale ne cesse d’animer la question de savoir s’il faut divulguer l’identité du tiers financeur et l’accord de financement conclu par lui. Si la divulgation de l’identité du tiers financeur est de plus en plus acceptée, les arbitres se montrent néanmoins très réticents à divulguer l’accord de financement. Pour que l’éthique puisse vraiment gagner sa place, la divulgation de l’accord de financement devrait être acceptée, lorsque les circonstances de l’affaire l’exigent.

En explorant les différentes interactions entre les tiers financeurs et d’autres acteurs du champ social de l’arbitrage international, cet article met en évidence les implications éthiques que le phénomène du financement par des tiers peut avoir à la fois sur la relation avocat-client et sur l’indépendance et l’impartialité des arbitres et discute à propos des pistes de solution proposées par la réglementation émergente. Il soutient que la divulgation de l’identité du tiers financeur et de l’accord de financement (lorsqu’il est nécessaire) favorise la préservation de l’intégrité de la procédure arbitrale ainsi que l’impartialité et l’indépendance des arbitres.

Dans un premier temps, l’article définit les tiers financeurs comme des acteurs sociaux fournisseurs de services, puis décrire la mécanique fonctionnelle de ce nouveau phénomène. Ensuite, il analyse les potentielles implications éthiques du financement par des tiers. En outre, il aborde la question de la divulgation de l’identité du tiers financeur et de l’accord de financement, en s’appuyant sur la réglementation récente. Enfin, il met en avant la récente évolution jurisprudentielle et démontre que la pratique arbitrale est d’une importance capitale pour une considération éthique du financement par des tiers, avant de terminer par quelques remarques conclusives.

2 Les tiers financeurs: acteurs sociaux fournisseurs de services

Les tiers financeurs représentent une catégorie nouvelle d’acteurs sociaux fournisseurs de services intervenant dans le champ social de l’arbitrage international. Par fournisseurs de services, il faut entendre tout type d’acteur social qui « consacre à cette discipline l’essentiel de son activité professionnelle» [1, p. 1095]. Ces acteurs ont vocation à intervenir de manière fréquente dans le champ de l’arbitrage international, « et par là même à interagir plus souvent avec d’autres acteurs du même champ social» [1, p. 1095]. Par exemple, sont des acteurs sociaux fournisseurs de services les institutions d’arbitrage, les avocats spécialisés, les organisations internationales, les États, les experts, les sténographes et les interprètes spécialisés dans l’arbitrage, les arbitres-test, les marchands de reconnaissance de l’arbitrage international et les tiers financeurs. N’ayant pas existé avant les années 2000, les tiers financeurs n’ont pas été pris en compte par les premiers théoriciens de la sociologie de l’arbitrage international [2].

Si le financement par des tiers est devenu aujourd’hui un sujet brûlant d’intérêt de l’arbitrage international en raison du nombre de plus en plus important de parties explorant la possibilité de faire appel à des bailleurs de fonds pour obtenir le capital nécessaire au paiement de leur procès, il n’existe cependant pas de définition claire, certaine et universelle des tiers financeurs dans l’arbitrage international [3]. La définition peut être d’autant plus compliquée qu’il existe un large panorama de modèles de financement par des tiers et que de nouveaux modèles peuvent continuer de se développer. Cependant, il est généralement admis qu’en tant qu’acteurs sociaux de l’arbitrage international contemporain les tiers financeurs sont spécialisés dans le financement des procédures d’arbitrage auxquelles « ils s’associent au résultat et/ou dans le rachat de sentences arbitrales dont ils assurent l’exécution à leurs risques et périls» [1, p. 1098]. Dans son rapport publié en avril 2018 sur le financement par des tiers dans l’arbitrage international, l’ICCAQueen Mary task force définit la notion de tiers financeur de la manière suivante:

« The term “third-party funder” refers to any natural or legal person who is not a party to the dispute but who enters into an agreement either with a party, an affiliate of that party, or a law firm representing that party:

a) in order to provide material support for or to finance part or all of the cost of the proceedings, either individually or as part of a specific range of cases, and

b) such support or financing is either provided in exchange for remuneration or reimbursement that is wholly or partially dependent on the outcome of the dispute or provided through a grant or in return for a premium payment » [4].

Cette définition large rejoint celle mentionnée dans les lignes directrices de l’International Bar Association (IBA) Guidelines on Conflicts of Interest in International Arbitration qui définit les tiers financeurs comme étant:

« [...] toute personne ou entité qui apporte des fonds, ou tout autre soutien matériel à la poursuite ou à la défense de l’affaire et qui a un intérêt économique direct dans la sentence à rendre dans l’arbitrage, ou une obligation d’indemniser une partie pour cette sentence » [5].Footnote 1

La fourniture du service, c’est-à-dire du financement ou de n’importe quel soutien matériel, s’opère par le biais d’un accord entre le tiers financeur et une partie au litige (qui peut être le demandeur ou le défendeur). Le tiers financeur est un fournisseur de service qui couvre les coûts d’une partie au litige et qui reçoit en contrepartie une partie des recettes si cette partie au litige gagne le procès. Il est important de remarquer que cette activité de fourniture de service comporte un risque majeur car si la demande de la partie financée est infructueuse, le tiers financeur n’obtiendra rien [6, p. 85]. Le risque est d’autant plus important que le tiers financeur peut être responsable de rembourser tous les honoraires dus à l’avocat du demandeur ainsi que tous les autres frais procéduraux [6, p. 85]. En d’autres termes, le remboursement dépend du succès ou du non-succès du client dans le litige. C’est là le scénario par excellence du phénomène du financement par des tiers dans l’arbitrage international.

Alors que le financement des contentieux par des tiers est une pratique bien établie dans de nombreuses juridictions nationales à travers le monde [7, p. 38], il demeure relativement nouveau et très peu réglementé dans l’arbitrage international [8, p. 3]. Le recours à cette pratique dans l’arbitrage international contemporain trouve sa justification dans ce que plusieurs commentateurs ont qualifié de crise de légitimité de l’arbitrage [9, p. 4]. En raison du caractère excessivement coûteux de l’arbitrage international, les parties souhaitent parfois transférer le risque associé à la procédure à un tiers. En effet, il est important de souligner que les entreprises n’ont pas toujours les moyens pour financer des procédures aussi coûteuses [10]. En ce sens, le financement par des tiers viendrait apporter un rééquilibre là où l’arbitrage international serait favorable aux entreprises les plus riches, en proposant un moyen de financement alternatif [11, p. xix]:

« It may well be the case that a smaller company has a strong case on the merits, but does not have the financial resources to hire top-flight counsel to handle the case, or to finance the arbitral proceedings and any subsequent fund enforcement proceedings. Conversely, a larger company, with deeper financial reserves, can not only hire the best counsel, but also pursue a strategy designed to drag out the process. This imbalance is even more evident in investor- state disputes, where the vast majority of states have greater resources to finance litigation and arbitration than most single claimants. TPF provides a remedy to this problem, by ensuring equal access to arbitration for parties that wish to avail themselves of it, by levelling the playing field, and thus removing ‘the risk of a world where only rich claimants are entitled to justice » [8, pp. 2-3].

Cependant, ce raisonnement mérite d’être nuancé, car dans sa forme actuelle le financement par des tiers s’apparente à une sorte de financement d’entreprise dont les options sont de plus en plus diverses et sophistiquées. Certaines entités cherchent à profiter du financement par des tiers dans une logique de gestion ou de partage de risque et de réduction du budget.

Par ailleurs, l’augmentation accrue du financement par des tiers dans l’arbitrage international peut s’expliquer par la croissance exponentielle des procédures d’arbitrage d’investissement [12, p. 1651–1671] et la transparence relative de l’arbitrage international d’investissementFootnote 2 qui augmente relativement le niveau de prévisibilité de l’issue d’une affaire [13, p. 7].

Si la crise de légitimité de l’arbitrage a semble-t-il accouché la pratique du financement par des tiers, il serait cependant naïf de croire que cette critique apporte aujourd’hui une réponse claire et satisfaisante à ladite crise. Dans un champ social comme l’arbitrage international où l’argent domine, le tiers financeur occupe un important positionnement de pouvoir. En décidant de couvrir les coûts d’une partie, les tiers financeurs ne le font pas par philanthropie mais plutôt pour obtenir un meilleur retour sur investissement. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’avant de conclure un accord de financement avec un investisseur, ils conduisent des enquêtes de diligence impliquant l’analyse rigoureuse des faits et du bien-fondé de la demande susceptible de permettre une évaluation raisonnable de la probabilité d’une issue favorable [14, p. 3].

3 La mécanique fonctionnelle du financement par des tiers dans l’arbitrage international

Pour mieux comprendre le fonctionnement du mécanisme du financement par des tiers dans l’arbitrage international, il faut entreprendre une analyse minutieuse des interactions entre les acteurs sociaux qui y sont impliqués, le processus de diligence raisonnable et les conditions de l’accord de financement.

3.1 Les acteurs sociaux impliqués

Le phénomène du financement par des tiers implique généralement une interaction sociale entre trois acteurs sociaux de l’arbitrage international, en l’occurrence la partie financée, c’est-à-dire en principe une entreprise ou un gouvernement, le tiers financeur et l’avocat de la partie financée.

S’agissant premièrement de la partie financée, elle peut être une personne morale ou une personne physique qui est concernée par un litige et qui souhaite le résoudre par le biais d’une procédure d’arbitrage international contre un défendeur, en général un gouvernement. Mais la partie financée peut être également le défendeur au procès dans lequel il formule une demande reconventionnelle qui est financée par un acteur tiersFootnote 3 [4, p. 23–24]. Le recours au tiers financement permet à la partie financée de partager les risques liés à la procédure en permettant à l’acteur tiers de payer tout ou partie des frais de représentation, des honoraires des arbitres et des autres coûts de l’arbitrage [15, p. 450–451].

Deuxièmement, le tiers financeur est généralement une entreprise publique ou privée. Aujourd’hui, de plus en plus d’investisseurs institutionnels investissent dans le secteur du financement par les tiers [16].

Troisièmement, l’avocat de la partie financée est lui aussi un acteur social clé en tant que représentant du titulaire de la créance. L’avocat agit au nom du titulaire de la créance par le biais d’une lettre de mission ou d’un accord entre lui et le titulaire de la demande. Celui-ci conserve néanmoins le droit de contrôler la créance et de prodiguer des instructions à l’avocat. Il n’existe pas de relation avocat-client entre l’avocat et le tiers financeur. Mais le choix de l’avocat peut en grande partie déterminer le succès ou l’échec du tiers financeur. En d’autres termes, le profil de l’avocat peut être un facteur essentiel considéré par un tiers financeur lorsqu’il décide de financer ou non une créance [15, p. 455].

Les rapports entre ces trois acteurs sociaux sont cimentés par l’accord de financement, qui constitue la pierre angulaire de leur interaction. L’accord de financement se définit essentiellement comme une convention conclue entre le titulaire de la demande et le tiers financeur, régissant les règles et conditions auxquelles sont soumises le financement. Il renferme en outre les conditions relatives à la sécurité sur les produits de l’arbitrage, les moyens de résoudre les différends et le choix de l’avocat, ainsi que les dispositions économiques relatives au paiement en cas d’une issue favorable. En général, l’accord de financement prévoit également que le titulaire de la créance et son avocat tiennent le tiers financeur informé des principaux développements de l’affaire.

3.2 Le processus d’évaluation de la demande de financement

Avant de se lancer dans le financement d’une affaire, les tiers financeurs suivent un processus d’évaluation de la demande de financement en fonction d’un certain nombre de considérations dont la liste n’est pas toujours exhaustive. Le guide pratique sur le financement par des tiers publié par la Chambre de commerce internationale décrit plusieurs éléments significatifs que requiert une expertise précise: « Les dossiers font l’objet d’un examen préalable rigoureux, qui prend en compte la valeur nette de la demande, son fondement juridique, les moyens de preuve disponibles, les coûts de la procédure, l’expérience de l’avocat désigné, la solvabilité du défendeur, les chances de recouvrement des sommes éventuellement allouées et la durée prévisionnelle du litige» [17, p. 8]. Dans la même perspective, Smith et Wesolowski ont énuméré les facteurs clés qui sont généralement analysés, à savoir: l’identité du titulaire de la créance et de la contrepartie; les aspects juridictionnels et de recevabilité de la demande; les aspects de fond; la valeur de la demande; le montant des dommages et intérêts qui pourraient raisonnablement être accordés; la probabilité que la contrepartie au litige paie les dommages et intérêts qui en découlent; la probabilité que la contrepartie au litige détient des actifs exécutoires; la durée probable de la détermination de la réclamation; et les coûts d’introduction de la demande [18]. Depuis 2012, Landi a établi une classification similaire.Footnote 4

S’agissant de la valeur de la demande, les tiers financeurs ne financent que les affaires dont la valeur est d’au moins 1 million de dollars [3, p. 212–213]. Une telle mécanique est ainsi mise en place pour garantir que, si la demande aboutit, les sommes investies par le financeur seront remboursées avec le taux de rendement attendu. En outre, il est vraiment rare qu’un tiers financeur investisse dans une affaire dont la durée est assez longueFootnote 5 et dont la probabilité de succès est inférieure à 70% [19, p. 25]. Puisqu’en général les tiers financeurs ne financent une demande que s’ils sont convaincus qu’elle a de bonnes chances de succès, la mécanique du financement par les tiers réside dans un processus de tri créateur de déséquilibre « en éliminant les demandes les plus faibles» [11, p. 62]. Autrement dit, au lieu d’apaiser la crise de légitimité de l’arbitrage, ce mécanisme de tri viendrait augmenter les disparités qui existent au sein du champ social arbitral. Enfin, comme cela a été déjà mentionné, les tiers financeurs ne financeront pas une créance s’ils ne partagent pas le choix de l’avocat par la partie qui sollicite le financement [3, p. 215].

Lorsque le processus de diligence raisonnable aboutit à un résultat favorable, c’est à ce moment que les négociations contractuelles entre le tiers financeur et la partie qui sollicite le financement peuvent commencer.

3.3 L’accord de financement

La rédaction de l’accord de financement suit une approche cas par cas, qui prend en considération à la fois les besoins spécifiques de la partie sollicitant le financement, les caractéristiques du litige ainsi que les règles de forme et du fond applicables au litige [19, p. 5]. S’il est vrai que les accords renferment certaines particularités et divergent parfois dans leur structure et style, il est possible de relever selon la doctrine divers éléments que peuvent généralement contenir les accords de financement. L’on peut généralement y trouver des termes relatifs: au montant maximal de la contribution du tiers financeur à la représentation juridique dans l’affaire; au montant qui sera dû au tiers financeur s’il obtient gain de causeFootnote 6; aux coûts d’exécution de la sentence, aux différents coûts adverses et aux frais juridiques de la partie gagnante ou autres que supportera le tiers financeur si la partie financée est perdue [8, p. 11–12]. Un accord de financement judicieusement rédigé renferme généralement les aspects suivants:

« A provision regulating the degree of influence and control a funder may exercise in the arbitral proceedings and on the procedural strategy in general (eg in the decision to settle the dispute); a method to solve any disagreement that may arise between the funder and the funded party; the causes whereby the relationship can be terminated; and a confidentiality clause to protect the information that the funder becomes aware of during the due diligence process and throughout the arbitral proceedings » [8, p. 6].

4 Implications éthiques

L’introduction du tiers financeur dans l’arbitrage international pose un certain nombre de problématiques éthiques souvent très complexes, provoquant des conflits d’intérêts à la fois pour les avocats et les arbitres. L’avènement des tiers financeurs comme nouveaux acteurs du champ social arbitral est susceptible d’affecter la relation avocat-client ainsi que l’indépendance des arbitres.

4.1 Confidentialité et tiers financement

Lorsqu’une partie au procès souhaite recourir à un tiers financeur, elle cherchera d’abord à informer son avocat. Sur le fondement de la relation avocat-client, l’avocat assiste son client dans la recherche et la sélection d’une entreprise de financement ainsi que dans la négociation de l’accord de financement. De son côté, avant d’accorder un financement, le tiers financeur entreprend une vérification systémique de la demande sur la base des documents fournis par la partie demandant le financement et par son avocat. Lorsque le tiers financeur intervient dans la relation avocat-client, c’est à ce moment que des problématiques éthiques concernant le tiers financement peuvent se poser du point de vue de l’avocat.

Le premier niveau de la problématique concerne la confidentialité. Il faut rappeler que la confidentialité représente la clé de voûte de l’arbitrage commercial international et, donc en principe, les documents et informations obtenus au cours de la procédure arbitrale sont confidentiels et ne doivent pas être divulgués [20, p. 350]. Or, un grave problème de confidentialité peut découler de la divulgation de certains documents et informations privilégiées au tiers financeur potentiel au cours du processus de diligence raisonnable. En effet, l’obligation de confidentialité d’un avocat peut être compromise par l’accord de financement conclu avec un tiers financeur qui l’oblige à divulguer certains documents et renseignements [21, p. 109]. Cela pourrait être désastreux pour la partie non financée, car le tiers financeur est susceptible d’acquérir des informations lui concernant et les utiliser à son détriment dans une autre affaire dans laquelle elle est impliquée [22, p. 301]. En France, en vertu de l’article 2 du Règlement intérieur national de la profession d’avocat (RIN), l’avocat étant soumis au secret professionnel—qui est un principe général, absolu et illimité dans le temps—la divulgation de ces informations au tiers financeur peut entraîner la renonciation au secret professionnel ou à la doctrine du produit du travail de l’avocat [23, p. 90]. Il est recommandé à l’avocat d’obtenir le consentement éclairé de son client avant de communiquer des informations et documents privilégiés.

Or, chaque juridiction renferme ses propres règles en matière de devoir de confidentialité, certaines plus restrictives que d’autres. Par exemple en France, même avec l’obtention de son client l’avocat n’est en aucun cas autorisé à divulguer des informations confidentielles concernant les affaires du client. Dans un tel cas, l’avocat ne peut que conseilleur le client, qui choisira ensuite de divulguer ou non certaines informations à un tiers financeur prospectif [24, p. 74]. En conséquence, la problématique relative à la confidentialité ne peut être traitée sans tenir compte des particularités de chaque pays.

La problématique peut s’avérer encore plus difficile du fait de l’absence d’une réglementation professionnelle spécifique à l’arbitrage international. Il faut rappeler que l’arbitrage international réunit des avocats issus de différentes familles et traditions juridiques dont les règles éthiques et déontologiques peuvent être différentes et contradictoires. On sait également que « les avocats continuent généralement à être liés par leurs règles nationales respectives en ce qui concerne leurs obligations professionnelles» [21, p. 114]. Il existe donc un réseau complexe constitué de règles éthiques émanant de différentes juridictions, celles relevant du siège de l’arbitrage ou celles du lieu du déroulement de l’audience. Ce panorama ne garantit pas une appréhension certaine de la confidentialité et de son application. Tandis qu’aux États-Unis, elle revêt une importance capitale, ce n’est pas tant le cas dans le contexte de l’arbitrage internationalFootnote 7 [25, p. 37]. Dans une telle situation où l’homogénéité ne fait pas loi, le risque de confusion peut être d’autant plus flagrant lorsque l’avocat est admis à exercer dans plusieurs juridictions dont les règles éthiques et déontologiques sont différentes et contradictoires. De surcroît, les normes éthiques, déontologiques ou disciplinaires élaborées au niveau local peuvent être parfois inappropriées pour les procédures d’arbitrage international.

Donc, en tant que devoir envers le client, la confidentialité peut être problématique du point de vue de l’avocat. Étant donné qu’il n’existe pas un système global de référence éthique permettant d’évaluer les potentielles problématiques auxquelles un avocat peut être confronté dans une procédure d’arbitrage international, la situation peut paraître encore plus compliquée.

4.2 Conflits d’intérêts et financement par des tiers

Durant une procédure d’arbitrage international impliquant le financement par des tiers, il peut également y avoir des conflits d’intérêts. Tant l’avocat de la partie financée que l’arbitre du différend sont susceptibles de faire l’objet de conflits d’intérêts.

4.2.1 Conflits d’intérêts concernant l’avocat

Des conflits d’intérêt peuvent survenir lorsque le tiers financeur s’immisce dans la relation avocat-client. On rappelle que le tiers financeur a un intérêt économique fondamental dans l’issue de la procédure arbitrale. Du fait de sa position de pouvoir dans l’arbitrage—c’est lui qui paie l’avocat—le tiers financeur peut chercher à exercer un contrôle sur l’avocat dans l’accomplissement de ses tâches et dans les décisions stratégiques relatives à la gestion du dossier [6, p. 99]. Par exemple, cet avocat peut estimer qu’un arrangement à l’amiable serait la meilleure option pour son client, tandis que le tiers financeur qui a un intérêt dans l’issue de l’affaire peut estimer plus intéressant de procéder au règlement des litiges par la voie arbitrale [6, p. 99]. De même, sachant que chaque partie a le droit de choisir un arbitre, il peut vouloir avoir son mot à dire dans le choix de l’arbitre. Or, ce choix crucial appartient en principe au client et à son avocat, le second étant tenu d’un devoir de conseil envers le premier [6, p. 99]. L’avocat doit se conformer aux décisions de son client concernant les objectifs de la représentation. S’il peut agir au nom du client, il doit cependant le consulter quant aux moyens stratégiques à mettre en place durant la procédure. L’avocat doit se soumettre à la décision de son client de régler ou non une affaire. Il est donc de son devoir de conserver son indépendance et son objectivité, car la présence du tiers financeur à la procédure peut le pousser à fournir des conseils partiaux et biaisés: « The lawyer should […] ensure that he or she is providing advice that is best for the client, not the the third-party funder who is control of the lawyer’s compensation» [21, p. 109].

4.2.2 Conflits d’intérêts concernant l’arbitre

La présence d’un tiers financeur à la procédure d’arbitrage peut également créer différentes situations de conflits d’intérêt affectant l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. En effet, en matière d’indépendance et d’impartialité des arbitres, les exigences sont contenues dans les différents Règlements d’arbitrage (London Court of International Arbitration (LCIA) Rules, article 10 (1) and (3); International Chamber of Commerce (ICCR) Rules 2012, article 14 (1); United Nations Commission on International Trade Law (UNCTAD) Rules 2010, article 12; International Centre for Dispute Resolution (ICDR) Rules, article 8 (1); Singapore International Arbitration Centre (SIAC) Rules 2010, article 11 (1); Hong Kong International Arbitration Centre (HKIAC) Rules, article 11 (4); China International Economic and Trade Arbitration Commission (CIETAC) Rules 2012, article 29 (2)). Tous ces Règlements exigent que les arbitres soient impartiaux et indépendants au moment de l’acceptation de leur nomination et pendant toute la durée de la procédure d’arbitrage [12], pp. 1666–1667], en divulguant toute situation qui donnerait l’impression d’un éventuel conflit d’intérêts ou tout fait qui pourrait raisonnablement être considéré comme un motif de récusation [26, p. 255]. Dans les cas les plus graves de conflit d’intérêts, ils doivent décliner voire refuser de poursuivre leur nomination. La question de l’indépendance des arbitres revêt une telle importance qu’un conflit d’intérêts concernant un arbitre peut aller jusqu’à engendrer l’annulation de la sentence arbitrale.

Les Lignes Directrices de l’IBA introduisent une liste de situations qui pourraient constituer des problèmes d’indépendance et d’impartialité de l’arbitre [5]. Bien que non contraignants, ces principes internationaux font l’objet d’une acceptation générale au sein de la communauté de l’arbitrage international [26, p. 257].

Il y a une multiplicité de scénarios possibles dans lesquels, du fait de la présence d’un tiers financeur, un arbitre pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts. Premièrement, ce serait le cas lorsqu’un arbitre est nommé plusieurs fois par le même tiers financeur [27, p. 334]. Les Lignes Directrices de l’IBA sur les conflits d’intérêts ont mis l’accent sur cette question, en traitant des services antérieurement rendues par les arbitres à l’une des parties ou de toute autre implication dans l’affaire [5]. Sachant qu’un tiers financeur est généralement impliqué dans plusieurs affaires, un arbitre peut être nommé plusieurs fois par des parties financées par le même tiers financeur. Une telle situation peut miner l’impartialité et l’indépendance de l’arbitre lorsque les avantages financiers qui découlent de ces nominations sont susceptibles de créer une relation de dépendance entre l’arbitre et le tiers financeur.

Un deuxième exemple de conflit d’intérêts concernant l’arbitre pourrait se présenter lorsque celui-ci est financièrement lié au tiers financeur. Dans ce scénario, l’arbitre détient des actions dans une entreprise qui finance des procédures d’arbitrage [5]. Dans l’hypothèse où ce tiers financeur reçoit une part des recettes de l’affaire, l’arbitre sera donc en situation de conflit d’intérêts puisqu’il peut être incité à rendre une décision favorable au tiers financeur [27, p. 335]. En détenant des actions d’un bailleur de fonds privé qui finance un litige dans lequel il siège en tant qu’arbitre, il ne fait pas de doute qu’il existe un degré élevé de lien personnel entre cet arbitre et le tiers financeur. C’est en ce sens que la situation de conflit d’intérêts est objectivée. Pour résoudre ces éventuels conflits d’intérêts, les institutions d’arbitrage commencent à exiger de la part d’une partie financée qu’elle révèle la nature de son financement.

Une troisième illustration de la problématique du conflit d’intérêts susceptible d’affecter l’impartialité de l’arbitre est le phénomène de la double casquette. Selon cette pratique jugée « déplorable», des personnes peuvent agir à la fois en tant qu’arbitres et avocats dans des arbitres internationaux [28]. Si cette problématique n’est pas nouvelle, puisqu’elle a été déjà soulevée en 2003 par Sands et Mackenzie [29], elle a été aujourd’hui quantifiée [28]. Au bout de leurs travaux empiriques, ces commentateurs ont constaté que le phénomène de la double casquette est à la fois très fréquent et généralement accepté dans la communauté d’arbitrage international d’investissement [28].

Le problème de la double casquette peut se poser dans le contexte du financement par des tiers lorsqu’une personne a été avocat dans une affaire financée par un tiers financeur depuis des années. Ensuite, cette même personne a été désignée comme arbitre dans une autre procédure d’arbitrage où le demandeur est financé par le même tiers financeur [6, p. 102]. Il faut rappeler que le tiers financeur a un intérêt économique direct dans la sentence arbitrale puisqu’il recevra une part importante des recettes. L’avocat est susceptible de développer une relation professionnelle avec le tiers financeur et maintenir des contacts réguliers avec lui durant des années. S’il siège ensuite en tant qu’arbitre dans une nouvelle procédure où le même tiers financeur est impliqué, il peut se sentir favorablement disposé à l’égard de celui-ci, d’autant qu’un tel comportement augmentera probablement sa chance d’être renommé par les parties qui seront à l’avenir financées par ce tiers financeur. Donc, puisque cet avocat a été payé par le tiers financeur dans une première procédure d’arbitrage et maintenu des contacts réguliers avec lui « rend inapproprié le fait qu’il siège en tant qu’arbitre dans une nouvelle procédure d’arbitrage financée par ce tiers financeur» [8, p. 9]. Il est donc tout à fait logique qu’une telle situation donne lieu à des doutes sérieux et légitimes quant à l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. Si cet arbitre n’est soumis à aucune obligation de divulguer la relation de financement, son indépendance et son impartialité peuvent être menacées. Aujourd’hui, les acteurs de l’arbitrage international voient de plus en plus la nécessité pour le tribunal d’être informé de l’existence d’un accord de financement.

5 L’obligation de divulgation et le financement par des tiers: faire gagner l’éthique

La philosophie de l’arbitrage international réside dans la résolution des litiges par une sentence finale et exécutoire. À cet égard, plusieurs institutions d’arbitrage et tribunaux arbitraux commencent à exiger la divulgation de l’existence d’un accord de financement et de l’identité du tiers financeur. L’idée serait de faire gagner l’éthique, en facilitant l’identification de potentiels conflits d’intérêts qui risquent d’entacher la procédure ou la sentence arbitrale. En revanche, la question cruciale revient à savoir si la divulgation totale ou partielle des détails de l’accord de financement est également nécessaire pour atteindre cet objectif. La thèse retenue dans les développements qui suivent, rejette l’idée un peu trop catégorique selon laquelle la divulgation des détails de l’accord de financement procure un avantage injuste à la partie non financée et crée une situation déséquilibrée. La divulgation des détails de l’accord de financement devrait être acceptée sous certaines conditions, lorsque l’arbitre l’estime nécessaire.

5.1 La réglementation du financement par des tiers: une récente dynamique internationale

Ces dernières années, les fournisseurs de services ont développé des moyens susceptibles de permettre de faire la lumière sur l’existence d’accords de financement dans les procédures d’arbitrage international et ont accordé aux tribunaux arbitraux le pouvoir d’ordonner la divulgation de tels accords. C’est ainsi le cas des institutions d’arbitrage et des organisations internationales qui accordent aujourd’hui une place importante aux dispositions relatives au financement par des tiers. Par exemple, le Règlement d’arbitrage du Centre International d’Arbitrage du Caire (CIAC) et le Règlement d’arbitrage de la China International Economic and Trade Arbitration Commission (CIETAC) en 2017 renferment les premières règles institutionnelles traitant du financement par des tiers, respectivement en leurs articles 24(1) et 27. D’autres Règlements d’arbitrage ont suivi. En 2018, le Règlement d’arbitrage du Hong Kong International Arbitration Centre (HKIAC) a prévu des dispositions concernant la divulgation du financement par des tiers et la relation entre question du financement par des tiers et la confidentialité (article 44). C’est également le cas pour le Règlement d’arbitrage d’investissement de la Beijing Arbitration Commission (BAC) en 2019 (article 39). Un autre exemple intéressant est le Règlement d’arbitrage de la Milan Chamber Arbitration (CAM) de 2020 qui renferme une clause de divulgation du financement par des tiers (article 43). De même, le Règlement d’arbitrage de la International Chamber of Commerce (CCI) (article 11(7)) et le Règlement d’arbitrage d’investissement de la Vienna International Arbitration Centre (VIAC) en 2021 (article 13a) contiennent des dispositions imposant aux parties l’obligation de divulguer des informations quant à l’existence et à la nature de leurs accords de financement. Enfin, les accords de financement ont été pris en considération dans le Hague Rules on Business and Human Rights Arbitration (2019) (section VI, article 55) et dans le Règlement d’arbitrage de l’International Centre for Settlement of Investment Disputes (ICSID ou CIRDI) de 2022 (article 53(4)).

Les États en tant que fournisseurs de services dans le champ international souhaitent apporter leur contribution dans la clarification de la question du financement par des tiers dans l’arbitrage d’investissement. Des dispositions relatives au financement par des tiers commencent à s’intégrer dans les accords internationaux d’investissements dits de « nouvelle génération». Le traité bilatéral d’investissement (TBI) conclu entre l’Argentine et les Émirats Arabes Unis en 2018 renferme en son article 24 une clause d’interdiction du financement par des tiers: « le financement par des tiers n’est pas autorisé».Footnote 8 Cette approche traduit probablement la méfiance de l’Argentine vis-à-vis du financement par des tiers, sachant que l’Argentine fait partie des pays les plus touchés par les procédures d’arbitrage international. De plus, les pays latino-américains—dont l’économie est vulnérable—sont aujourd’hui les pays les plus impliqués dans des procédures d’arbitrage concernant le financement par des tiers. C’est plus précisément le cas du Venezuela, de la Bolivie, de la Grenade, de Sainte-Lucie, de la Colombie, de la République Dominicaine et du Costa Rica. Il serait intéressant de voir si ces pays latino-américains chercheront à limiter cette pratique dans leurs prochains TBI.

D’autres TBI ont refusé de suivre une approche radicale, en autorisant le financement par des tiers. Par exemple, le modèle de TBI des Pays-Bas de 2019 contient une disposition concernant le tiers financement qui prévoit ceci: « Le demandeur communique à l’autre partie et au tribunal le nom et l’adresse du tiers financeur. La divulgation est faite au moment de l’introduction de la demande ou dès que possible si le financement a été accordé après l’introduction de la demande»Footnote 9 (article 19). Le nouveau modèle de TBI du Canada a suivi le pas (article 42, 2021). L’article 8.26 de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (2018) se lit ainsi:

« La partie au différend qui bénéficie du financement par un tiers divulgue à l’autre partie au différend et au Tribunal le nom et l’adresse du tiers en question.

La divulgation est faite au moment du dépôt de la plainte ou, si la convention de financement est conclue ou que le don ou la subvention est octroyé après le dépôt de la plainte, sans retard et aussitôt que la convention est conclue ou que le don ou la subvention est octroyé ».

De même, l’Accord de libre-échange (ALE) entre le Canada et le Chili (article G-23-bis, 2019), l’accord conclu entre l’Union européenne et le Singapour sur la protection des investissements (article 3.8, 2019) renferment des dispositions similaires. Le modèle de TBI canadien se veut encore plus précis:

« A claimant benefiting from a third-party funding arrangement shall disclose to the respondent Party and to the Tribunal the name and address of the third-party funder.

The claimant shall make the disclosure under paragraph 1 at the time of the submission of a claim to arbitration under Article 27 (Submission of a Claim to Arbitration), or, if the third-party funding is arranged after the submission of a claim, within ten days of the date on which the third-party funding was arranged.

The claimant shall have a continuing obligation to disclose any changes to the information referred to in paragraph 1 occurring after its initial disclosure, including termination of the third-party funding arrangement ».

On peut trouver des dispositions similaires dans d’autres TBI récents et Accords de libre-échange (ALE) comme l’Accord de protection d’investissement entre l’Union européenne et le Vietnam (article 3.37, 2019), l’Accord de protection d’investissement entre l’Union européenne et le Singapore (article 3.8, 2018), l’ALE entre l’Argentine et le Chili (article 8.27, 2017) et l’ALE entre l’Australie et l’Indonésie (Indonesia-Australia Comprehensive Economic Partnership Agreement, article 14.32, 2019).

La question du financement par des tiers a été également abordée dans le cadre des récentes négociations sur la modernisation du Traité sur la Charte de l’énergie. Les États membres du Traité sont parvenus à un accord de principe sur la modernisation de ce celui-ci et dans la Sect. 3 de cet accord il y a une disposition relative au financement par des tiers: « The new provision will require both disputing parties to disclose information on a third party financing its litigation costs» [30].

Dans la même perspective, les lignes directrices de l’IBA sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international contiennent une disposition affirmant que « toute personne ou entité ayant un intérêt économique direct dans la sentence à rendre dans l’arbitrage, ou une obligation d’indemniser une partie pour cette sentence, peut être considérée comme portant l’identité de cette partie»Footnote 10 [5]. Pour éviter tout conflit d’intérêt entre un arbitre et une tierce personne, la règle générale 7 (a) des lignes directrices de l’IBA exige qu’une partie « divulgue de sa propre initiative et à la première occasion toute relation directe ou indirecte existant, entre autres, entre l’arbitre et toute personne ou entité ayant un intérêt économique direct dans la sentence à rendre dans l’arbitrage ou une obligation d’indemniser une partie pour cette sentence»Footnote 11 [5].

Enfin, la problématique du financement par des tiers fait également partie des sujets qui sont aujourd’hui examinés par le Groupe de travail III de la Commission des Nations Unies pour le Droit Commercial International (CNUDCI) dans le cadre des discussions sur la réforme du règlement des différends entre investisseurs et États [31]. Plusieurs préoccupations ont été soulevées concernant les potentiels impacts du financement par des tiers sur les procédures d’arbitrage et sur le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, dont l’impact du financement par des tiers sur la répartition des coûts [31]. De même, la difficulté d’allouer les coûts proportionnellement au succès des parties a été mentionnée [31]. Il a été également mis en évidence le manque de réglementation du phénomène du financement par des tiers. C’est en vue de pallier ce manque que le Secrétariat de la CNUDCI a envisagé une réglementation visant à limiter l’accès au mécanisme aux demandeurs impécunieux, à divulguer l’utilisation du mécanisme, à recouvrer les coûts du mécanisme et à établir un code de déontologie pour ce mécanisme [32].

En conclusion, il y a une dynamique réglementaire qui laisse comprendre que la divulgation de l’existence d’un tiers financeur demeure la meilleure solution. S’il est vrai que la manière dont une partie choisit de financer sa procédure reste une affaire privée, cette affirmation doit être mise en balance avec les potentiels effets négatifs d’une absence de divulgation [8, p. 12]. Comme cela a été souligné, le financement par des tiers peut générer des situations de conflits d’intérêts susceptibles d’affecter l’impartialité et l’indépendance de l’arbitre. Or on sait que la partialité et la non-indépendance de l’arbitre constituent une cause de refus de reconnaissance et d’exécution de la sentence arbitrale au niveau national. En divulguant l’identité du tiers financeur, cela permet de garantir l’impartialité et l’indépendance des arbitres, c’est-à-dire les principes les plus importants d’une procédure d’arbitrage. Donc, les récents développements réglementaires entendent ouvrir la voie au développement florissant de la pratique du financement par des tiers, quitte à affecter la raison subjective de confidentialité qui peut animer le tiers financeur ou la partie financée.

5.2 Les récents développements dans le cadre du CIRDI

Les propositions actuelles du Règlement du CIRDI représentent une avancée considérable, en exigeant de la partie financée qu’elle divulgue l’identité du tiers financeur dans un souci de transparence et de réduction des risques de conflits. L’approche du CIRDI va encore plus loin en ce qu’elle paraît—sur bien des points—plus détaillée que d’autres règles institutionnelles, notamment sur la question de savoir dans quelle mesure la divulgation du financement par des tiers est requise. La nouvelle Règle 14(1) du Règlement d’arbitrage modifié du CIRDI, présentant un certain nombre de caractéristiques spécifiques, prévoit ceci:

« (1) Une partie dépose une notification écrite divulguant le nom et l’adresse de toute tierce-partie dont la partie, directement ou indirectement, a reçu des fonds pour la poursuite d’une instance ou la défense contre une instance au travers d’une donation, d’une subvention ou en échange d’une rémunération dépendante de l’issue de l’instance (« financement par un tiers »). Si la tierce-partie fournissant un financement est une personne morale, la notification inclut les noms des personnes et entités qui possèdent et contrôlent cette personne morale.

(2) Une partie dépose la notification visée au paragraphe (1) auprès du Secrétariat général dès l’enregistrement de la requête d’arbitrage ou immédiatement après la conclusion d’un accord de financement par un tiers après l’enregistrement. La partie notifie immédiatement au Secrétaire général toutes modifications des informations contenues dans la notification.

(3) Le Secrétaire général transmet la notification de financement par un tiers et toute déclaration de changement apporté aux informations contenues dans cette notification aux parties et à tout arbitre proposé ou nommé dans une instance, aux fins de compléter la déclaration d’arbitre requise par l’arbitre 19(3)(b).

(4) Le Tribunal peut ordonner la divulgation d’informations supplémentaires concernant l’accord de financement et la tierce-partie fournissant un financement en application de l’article 36(3) ».

D’abord, il y a une volonté de la part des rédacteurs du nouveau Règlement d’arbitrage du CIRDI de définir le financement par des tiers de façon large. Cette technique reflète la pratique des accords de financement [33]. Elle a l’avantage de prévenir les éventuels problèmes qui pourraient survenir lorsque l’arbitre interprète ce qui est considéré comme un accord de financement et ce qui ne l’est pas. Dans cette perspective extensive, le Secrétariat du CIRDI a accepté l’idée selon laquelle les représentants des parties qui fournissent un financement ne devraient pas être exclus de l’obligation de divulgation du tiers financement. La règle 14(1) inclut dans la définition du financement par des tiers les accords conclus avec les représentants des parties, comme les conventions d’honoraires conclues avec des avocats. Cela a pour conséquence d’étendre le champ d’application de l’obligation de divulgation.

Ensuite, la règle 14(1) prévoit l’obligation pour une partie de révéler les noms de l’entité ou des individus qui contrôlent en dernier ressort le tiers financeur (lorsqu’il est une personne morale). Cette disposition vise à « assurer une transparence supplémentaire concernant l’identité du tiers financeur et de permettre aux arbitres de pouvoir identifier avec précision tout conflit d’intérêts impliquant le bénéficiaire effectif ultime et la structure de l’entreprise»Footnote 12 du tiers financeur [33].

Enfin, la règle 14 du CIRDI précise que la notification écrite doit inclure le nom et l’adresse du tiers financeur là où d’autres Règlements d’arbitrage comme les Règlements du HKIAC, de l’ICC et du VIAC ne définissent pas ce que signifie la divulgation de « l’identité» du tiers financeur. Ces derniers renvoient de manière générique à la divulgation de l’identité du tiers financeur. En ce sens, l’approche du CIRDI paraît plus précise et évite toute confusion.

5.3 Le dilemme de l’accord de financement

Il y a aujourd’hui une discussion animée sur la question de savoir s’il faut divulguer ou non des informations concernant l’accord de financement. La plupart des institutions d’arbitrage comme la Chambre de commerce internationale (CCI) ou la Chambre d’arbitrage international de Hong Kong n’accordent aucun pouvoir aux tribunaux arbitraux d’exiger la divulgation des informations concernant l’accord de financement. Par informations, il faut entendre les politiques générales, les pratiques et modèles de tarification du tiers financeur, les évaluations stratégiques comme les coûts anticipés, les étapes et la durée de la procédure. Il faut bien admettre que l’accès à ces informations commerciales sensibles n’est pas toujours pertinent pour le litige, car il offrirait à la partie adverse un aperçu inapproprié du produit du travail de l’avocat de la partie financée. Cette approche est reflétée dans les Règlements d’arbitrage réformés de la CCI (article 11(7)) et de la HKIAC (article 44), qui prévoient uniquement l’obligation de divulguer l’existence et l’identité du tiers financeur. Dans le cas de la CCI, l’idée consiste à permettre aux arbitres de se conformer à leur obligation de divulguer des faits ou circonstances pouvant susciter des doutes légitimes quant à leur indépendance ou leur impartialité.

En revanche, dans le Draft provisions on third-party funding publié en 2021, la CNUDCI a suggéré une approche catégoriquement révolutionnaire, consistant à divulguer systématiquement l’identité du tiers financeur ainsi que l’accord de financement et de ses termes:

« 1. The funded party shall disclose to the tribunal and the other disputing parties the following information: (a) the name and address of the third-party funder; (b) the name and address of the beneficial owner of the third-party funder and any natural or legal person with decision-making authority for or on behalf of the third-party funder; and (c) the funding agreement or the terms thereof.

2. In addition to those set forth in paragraph 1, the tribunal may require the funded party to disclose the following information:

(a) whether the third-party funder agreed to cover the costs of an adverse cost award;

(b) the expected return amount of the third-party funder;

(c) any rights of the third-party funder to control or influence the management of the claim, the proceedings and to terminate the funding arrangement;

(d) number of cases that the third-party funder has provided funding for claims against the respondent State;

(e) any agreement between the third-party funder and the legal counsel or firm representing the funded party; and

(f) any other information deemed necessary by the tribunal.

3. The funded party shall disclose the information listed in paragraph 1 when submitting its statement of claim, or if the funding agreement is entered into after the submission of the statement claim, as promptly as possible after the agreement is entered into. The funded party shall disclose the information requested by the tribunal in accordance with paragraph 2 as promptly as possible after such request.

4. If there is any change in the information disclosed in accordance with this provision, the funded party shall immediately notify the tribunal and the other disputing parties.

5. If the funded party fails to comply with the obligations in this provision, the tribunal may:

(a) suspend or terminate the proceeding;

(b) take the fact into account when making decision on the costs of the proceeding; or

(c) take any other appropriate measure » [34].

En plus de prévoir l’obligation de divulgation de l’accord de financement, cette proposition renferme, en son paragraphe 2, une liste d’informations confidentielles que le tribunal arbitral peut demander. Ce paragraphe suggère que « le tribunal devrait avoir le pouvoir discrétionnaire de déterminer l’étendue de la divulgation au-delà de l’existence et de l’identité du tiers financeur en fonction des circonstances de l’espèce» [34].

Selon les partisans de la thèse de l’obligation de divulgation de l’accord de financement, cette nécessité se justifie au regard du fait qu’une partie financée serait susceptible de connaître des difficultés financières et pourrait donc être dans l’incapacité de se conformer à une condamnation aux dépens en cas d’une sentence arbitrale défavorable [33]. Cette solution paraît sensée, « car le tiers financeur pourrait ne pas avoir l’obligation contractuelle de couvrir les frais défavorables ou pourrait bénéficier d’une clause de résiliation pour échapper à la responsabilité découlant de cette sentence»Footnote 13 [33]. En envisageant la divulgation de l’accord de financement, les propositions de la CNUDCI de 2021 entendent permettre l’évaluation de l’étendue des droits et obligations du tiers financeur, ce qui pourrait judicieusement protéger la partie non financée lorsqu’il s’agit de statuer sur une demande de garantie pour frais. Enfin, cette attitude sceptique à l’égard du tiers financement permettrait également d’éviter le risque d’une augmentation du nombre de demandes abusives. C’est ce qu’a souligné l’arbitre dissident Kamal Hossain dans l’affaire Teinver c. Argentine:

« The BIT is not intended to enable payment of awards to third party funders who are not ‘investors’ and who have no protected ‘investment’, and who only come into the situation in the circumstances described above to advance funds in order to speculate on the outcome of a pending arbitration.

The practice of TPF investment arbitration continues to be criticized by academics and professionals. The Funder’s role in this case may well be characterized as ‘champerty’, which has long been considered under English common law as being against public policy as it encourages vexatious litigation. A contract may be void for champerty, though it may not strictly amount to criminal offence. The purchase of a law suit by an attorney is champerty in its most odious form » [35].

Néanmoins, la meilleure approche serait une approche à mi-chemin, qui permettrait la divulgation de l’accord de financement dans des circonstances très particulières. Ainsi, la Commission d’arbitrage de Beijing va légèrement dans le sens de la divulgation de l’accord de financement en ce qu’elle exige des parties qu’elles divulguent l’accord de financement uniquement si « le tiers financeur s’est engagé ou non à couvrir la responsabilité des coûts adverses»Footnote 14 (article 39(2)(d) du Règlement d’arbitrage d’investissement du BAC de 2019). De même, les Règles d’arbitrage de VIAC reconnaissent implicitement que les conditions des accords de financement peuvent être divulguées dans de rares circonstances. Les dispositions de l’article renvoient au pouvoir discrétionnaire du tribunal arbitral pour ordonner « la divulgation des détails spécifiques de l’accord de financement par un tiers», entre autres « lorsque le tiers financeur s’est engagé ou non à assumer la responsabilité des coûts défavorables»Footnote 15 (article 13 a (3)). Il faut bien souligner que cet exercice relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, puisqu’il ne doit le faire que « s’il l’estime nécessaire»Footnote 16 (article 13 a (3)). La nouvelle règle 14(4) du Règlement d’arbitrage du CIRDI a également adopté cette solution à mi-chemin: « Le Tribunal peut ordonner la divulgation d’informations supplémentaires concernant l’accord de financement et la tierce-partie fournissant un financement […]».

Les adversaires d’une obligation de divulgation systématique de l’accord de financement réfutent l’hypothèse de la partie financée impécunieuse, affirmant que le mécanisme du financement par des tiers est loin d’être une simple stratégie pour sauver la peau des parties impécunieuses. Il est vrai que le financement par des tiers devient de plus en plus un outil de gestion de la trésorerie utilisé également par des entités stables. L’impécuniosité d’une partie ne justifie pas l’obligation de révéler des informations confidentielles et sensibles contenues dans l’accord de financement. Dans l’affaire South American Silver c. Bolivie, le tribunal arbitral a rejeté l’argument de la Bolivie, soutenant que « l’existence d’un tiers qui finance l’arbitrage est la preuve que le demandeur ne dispose pas de ressources économiques suffisantes pour supporter les coûts et les dépenses de l’arbitrage et qu’il n’existe aucune preuve que le tiers financeur a assumé l’obligation de rembourser les frais et dépens de la Bolivie dans cet arbitrage»Footnote 17 [36], §69]. Le tribunal a affirmé que « l’existence du tiers financeur ne prouve pas à elle seule l’impossibilité de paiement ou l’insolvabilité. Il est possible d’obtenir un financement pour d’autres raisons. Le seul fait de disposer d’un financement n’implique pas un risque de non-paiement»Footnote 18 [36], §76].

L’option envisagée par le CIRDI—consistant à octroyer aux tribunaux arbitraux un certain pouvoir discrétionnaire pour exiger des informations supplémentaires relatives à l’accord de financement uniquement lorsque cela est nécessaire—semble plus appropriée que l’approche de la CNUDCI, bien qu’elle comporte ses propres faiblesses. Selon le Règlement d’arbitrage du CIRDI, le tribunal peut demander à une partie de produire des documents ou des informations à tout moment de l’instance s’il le juge nécessaire (règle 36(3)). Mais le problème est que les contours de cette disposition ne sont pas clairement définis. Comment appréhender cette nécessité ? À partir de quel moment l’arbitre peut-il juger nécessaire de demander la divulgation de l’accord de financement ? Sous le poids de quelles circonstances ? Les rédacteurs du CIRDI renvoient probablement aux circonstances où la partie financée semble fortement en difficulté financière et où une demande de garantie pour les coûts est introduite. Mais il y aura surement un nouveau champ de bataille sur la question de savoir si et dans quelle mesure le pouvoir discrétionnaire de l’arbitre devrait être exercé en la matière.

6 La divulgation de l’identité des tiers financeurs et des termes de l’accord de financement dans les procédures d’arbitrage international

La question relative à la divulgation d’un financement et de l’existence d’un tiers financeur a été posée maintes fois dans les procédures d’arbitrage international [37, p. 494]. Parallèlement, se pose également la question plus complexe de savoir si les termes de l’accord de financement doivent être divulgués. Il existe aujourd’hui un nombre important de sentences arbitrales relatives à la question du financement par des tiers. Les tribunaux d’arbitrage en matière d’investissement se sont aujourd’hui montrés disposés à ordonner la divulgation de l’existence d’un financement et de l’identité d’un tiers financeur, mais plus rarement les termes de l’accord de financement.

Dans l’affaire South American Silver c. Bolivie, la Bolivie « a considéré que l’identité du tiers financeur devrait être divulguée pour préserver l’intégrité de l’arbitrage, étant donné qu’il pourrait y avoir des conflits d’intérêts entre le tiers financeur et les arbitres»Footnote 19 [36], §70]. Le tribunal a ordonné la divulgation de l’identité du tiers financeur à des fins de transparence, et compte tenu de la position des parties [36], §79]. Il s’est toutefois opposé à l’idée de divulguer les termes de l’accord [36], §80] pour plusieurs raisons:

« Premièrement, parce que, pour les raisons susmentionnées, les circonstances exceptionnelles requises pour ordonner la constitution d’une garantie pour frais ne sont pas présentes et que la simple existence du tiers financeur ne suffit pas pour l’ordonner. Par conséquent, il n’est pas pertinent, dans ces circonstances particulières, de déterminer si le tiers financeur assumerait ou non une éventuelle condamnation aux dépens en faveur de la Bolivie.

Deuxièmement, parce qu’aucune circonstance supplémentaire n’a été prouvée qui, de l’avis du Tribunal, justifie la modification des décisions déjà prises concernant la production de documents dans la phase procédure correspondante »Footnote 20 [36], §81–82].

Sur ces fondements, le tribunal arbitral a estimé nécessaire d’ordonner la divulgation de l’identité du tiers financeur, mais non d’ordonner la divulgation de l’accord conclu avec le tiers financeur [36], §84].

Dans une autre affaire concernant la Bolivie (Guaracachi c. Bolivie), le tribunal arbitral n’a pas été convaincu par l’argument du défendeur selon lequel la divulgation de l’accord de financement est nécessaire pour déterminer s’il existe des conflits d’intérêts. En l’espèce, la Bolivie a demandé la production de l’accord de financement en donnant pour raison que celui-ci peut permettre d’évaluer les conflits d’intérêts potentiels [38], §6].

Le tribunal arbitral a rejeté la demande de production de l’accord ou de documents supplémentaires au motif que la demande serait imprécise et que le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI ne prévoit pas la divulgation de documents par les Parties. Le tribunal a estimé que les arbitres n’avaient aucun conflit d’intérêts avec le tiers financeur en question:

« En ce qui concerne l’existence éventuelle d’un conflit d’intérêts, le défendeur n’a pas précisé quel serait le conflit d’intérêts créé par l’accord de financement. De plus, le défendeur indique dans sa demande de cautio judicatum solvi (garantie pour les frais) qu’il a découvert au moyen d’autres documents l’identité du tiers financeur, Salvia Investment Limited. En tout état de cause, les dispositions applicables en matière de conflits d’intérêts dans la présente procédure (à savoir les articles 11 à 13 du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI) ne prévoient pas la production de documents par les Parties, mais plutôt leur divulgation par les arbitres lorsqu’ils ont connaissance de circonstances susceptibles de créer un conflit d’intérêts.

Par conséquent, afin de dissiper tout doute, les membres du tribunal déclarent par la présente qu’ils n’ont aucune relation avec Salvia Investment Limited, et n’ont connaissance d’aucune circonstance qui pourrait donner lieu à des doutes justifiés quant à leur impartialité et leur indépendance en raison du financement des réclamations des demandeurs par Salvia Investment Limited »Footnote 21 [38], §8-9].

Cependant, l’affaire Muhammet Çap c. Turkménistan représente une rare procédure dans laquelle le tribunal arbitral a ordonné à la fois la divulgation de la nature de l’identité du tiers financeur et de la nature de l’accord de financement conclu avec lui, afin d’évaluer s’il pouvait y avoir un conflit d’intérêts [39]. Dans cette affaire, le Turkménistan s’est appuyé sur les règles de l’IBA de 2014 sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international pour demander la divulgation de l’identité du tiers financeur et des termes de l’accord de financement au motif que cette divulgation était nécessaire « pour s’assurer qu’il n’y avait pas de conflit d’intérêts avec les personnes impliquées dans l’arbitrage, y compris en particulier les arbitres»Footnote 22 [40], §2]. L’État défendeur a ajouté qu’il « envisageait de présenter une demande de garantie pour les frais parce qu’il craignait que le tiers financeur puisse choisir de se retirer à tout moment et […] se soustraire à une condamnation aux frais en cas de décision défavorable»Footnote 23 [40], §2].

Le tribunal a d’abord rappelé qu’il a le pouvoir inhérent de se prononcer sur cette question lorsque cela est nécessaire pour préserver les droits des parties et l’intégrité de la procédure [40, §6]. Dans une décision rendue antérieurement où il avait d’abord refusé une demande d’ordonnance de divulgation, le tribunal arbitral avait énuméré une liste de facteurs qui peuvent justifier une ordonnance de divulgation. Ainsi, une ordonnance de divulgation peut être nécessaire:

« Pour éviter un conflit d’intérêt pour l’arbitre du fait de la présence du tiers financeur ; pour des raisons de transparence et pour identifier la véritable partie à l’affaire ; pour que le tribunal puisse décider équitablement de la répartition des coûts à la fin de l’arbitrage ; pour décider d’une demande de garantie pour les frais ; et pour garantir que des informations confidentielles susceptibles d’être révélées au cours de la procédure arbitrale ne soient pas divulguées à des parties ayant des arrière-pensées »Footnote 24 [41], §50].

Dans son ordonnance nº3, la question de la divulgation a été à nouveau posée et le tribunal arbitral a décidé que l’identité du tiers financeur ainsi que l’accord de financement conclu par lui devraient être divulgués pour les différentes raisons suivantes:

« Premièrement, l’importance d’assurer l’intégrité de la procédure et de déterminer si l’un des arbitres est affecté par l’existence d’un tiers financeur. A cet égard, le Tribunal considère que la transparence quant à l’existence d’un tiers financeur est importante dans des cas comme celui-ci.

Deuxièmement, bien qu’il ne l’ait pas encore fait, le défendeur a indiqué qu’il présenterait une demande de garantie pour les frais. Il n’est pas clair sur quelle base cette demande sera faite, par exemple l’incapacité des demandeurs à payer les frais du défendeur et/ou l’existence d’un tiers bailleur de fonds.

Le tribunal considère que deux autres facteurs viennent étayer la conclusion à laquelle il est parvenu. Les demandeurs n’ont pas nié l’existence d’un tiers financeur pour les demandes dans cet arbitrage. Il aurait été facile de le faire, tout comme ils ont nié avoir cédé leurs droits à une autre partie […].

Dans ces circonstances, le tribunal comprend la préoccupation du défendeur selon laquelle, s’il obtient gain de cause dans cet arbitrage et qu’une condamnation aux dépens est rendue en sa faveur, les demandeurs seront incapables de faire face à ces coûts et le tiers financeur aura disparu puisqu’il n’est pas partie à cet arbitrage »Footnote 25 [40], §9-10-11-12].

Le tribunal arbitral a donc décidé et ordonné que dans un délai de 15 jours à compter de la date de l’ordonnance de procédure:

« Les demandeurs confirment au défendeur si l’arbitrage est financé par un tiers financeur ou des tiers financeurs et, dans l’affirmative, informent le défendeur et le tribunal du nom ou des noms et des détails concernant le tiers financeur ou les tiers financeurs, et de la nature de l’accord de financement conclu avec lui ou eux, y compris si et comment ils partageront tout succès que les demandeurs pourraient obtenir dans cet arbitrage »Footnote 26 [40], §13].

Le raisonnement du tribunal arbitral est fort intéressant dans la mesure où il est fondé sur un critère méthodologique essentiel: la préservation de l’intégrité de la procédure et la nécessité d’évaluer les conflits d’intérêts. En énumérant les facteurs à considérer dans le cadre d’une demande de divulgation, le tribunal arbitral a frayé un chemin pour les autres décisions à venir. Mais la décision du tribunal suggère également que la question de savoir si la divulgation des conditions de financement serait requise par un tribunal arbitral, dépendra des circonstances factuelles de chaque affaire. En ce sens, cette approche a annoncé les nouvelles dispositions du Règlement d’arbitrage du CIRDI en matière de financement par des tiers, qui accordent, entre autres, un pouvoir discrétionnaire à l’arbitre pour exiger des informations détaillées sur l’accord de financement lorsque cela est nécessaire.

La décision rendue dans Muhammet Çap c. Turkménistan peut être accueillie favorablement, car elle aborde la problématique du conflit d’intérêts avec beaucoup de nuance, de prudence et de précision, en maintenant une approche équilibrée de la question si délicate de la divulgation de l’accord de financement.

7 Conclusion

Si l’idée qu’une tierce personne non partie à un litige puisse financer une partie impliquée dans ce litige n’est pas en soi nouvelle, le phénomène du financement par des tiers a connu au cours de ces dernières années une évolution rapide grâce aux récents développements réglementaires et à la pratique jurisprudentielle. Ainsi, le tiers financeur est devenu aujourd’hui un acteur social incontournable du champ de l’arbitrage international. Les avantages de la pratique du financement par des tiers ont été mis en évidence. Elle offrirait, entre autres, un meilleur accès à la justice aux parties qui n’auraient autrement aucun moyen de défendre leurs droits et placerait les parties sur un pied d’égalité. Mais il faut rappeler que le financement par des tiers n’est pas un simple outil utilisé par les parties impécunieuses, car il est aujourd’hui « de plus en plus utilisé par les entreprises bien capitalisées comme méthode de gestion du risque et du budget en leur permettant de poursuivre des litiges hors bilan tout en conservant des avantages» [37, p. 500]. Tandis qu’il a ses avantages, le financement par des tiers peut également créer des situations de conflits d’intérêt susceptibles d’affecter la relation avocat-client ainsi que l’indépendance et l’impartialité des arbitres. En pratique, une situation de conflit d’intérêts peut conduire à la récusation de l’arbitre ou à l’annulation d’une sentence rendue par un arbitre non-indépendant et partial. Afin d’éviter ces effets dévastateurs, la réglementation de la pratique du financement par des tiers devient une nécessité. La jurisprudence arbitrale ouvre la voie au développement du financement par des tiers dans le droit et l’arbitrage international. Elle donne le feu vert à l’usage du financement par des tiers, en reconnaissant la nécessité de divulguer l’identité du tiers financeur et en essayant de fixer les contours de cette pratique. À mesure que le financement par des tiers se développe, de nouvelles réglementations façonnent d’avantage ce champ nouveau. Cette dynamique s’observe notamment au niveau des centres d’arbitrage et plus rarement dans la pratique conventionnelle récente des États. De ce point de vue, la récente réforme du Règlement d’arbitrage du CIRDI est intéressante, car elle reflète les discussions sur l’approfondissement et la transparence du phénomène du financement par des tiers et propose une solution aux préoccupations éthiques qui en découlent. Enfin, en ce qui concerne l’obligation de divulgation, pour mieux cerner les potentiels conflits d’intérêts relatifs au financement par des tiers dans l’arbitrage international et faire gagner l’éthique, il est important de révéler l’identité du tiers financeur et de divulguer, lorsque les circonstances l’exigent, les termes et conditions de l’accord de financement. Cette voie vers la préservation de l’équité et de l’intégrité de la procédure d’arbitrage est probablement celle de l’avenir, puisque la pratique du financement par des tiers semble destinée à rester une caractéristique marquante et importante du vaste champ de l’arbitrage international.