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L’œuvre de Husserl est marquée tout entière par des nouveautés successives, des questions qui surgissent, qui reprennent comme un héritage, et le porte encore plus loin, vers de nouveaux horizons. Aussi, le père de la phénoménologie, voulait-il même à la fin “tout reprendre à zéro”.Footnote 1 Mais la question philosophique de la “vie”, ou d’une “science de la vie”, occupe quant à elle une place à part, et restera présente jusqu’à la fin, comme soubassement d’un problème, que Husserl appellera finalement “la crise de la science” ou même “la crise de l’humanité européenne”.Footnote 2 Il apparaît clairement petit à petit que la “vie” de cette “humanité européenne” est la question la plus chère, le véritable souci du fondateur de la phénoménologie. C’est cette humanité-là qui souffre dans le monde moderne d’un rapport bizarre ou équivoque, presque schizophrénique, à sa propre vie, et même, pourrait-on dire, à la vie en général. Le tournant copernico-galiléen porte ses fruits, et imprime sa marque, celle d’une mathématisation de la nature, qui la rend exploitable industriellement à des fins utilitaires, et la rend de ce fait extrêmement vulnérable.Footnote 3 C’est pourtant, l’auteur de cette révolution, l’homme lui-même, qui se retrouve pris au piège de sa propre force, et comme victime de son propre narcissisme: il perd subrepticement sa place de maître et devient de plus en plus esclave de son propre projet. Ce qui sera repris par d’autres philosophes, tout au long du XXème siècle, trouve ici en Husserl un avocat ou un procureur d’une rare éloquence et d’une grande pertinence. Mais plus fondamentalement encore, l’apparition à la fin du thème du Lebenswelt parvient à reprendre toute la dynamique des recherches phénoménologiques, et à radicaliser cela même qu’il nomme le “retour aux choses mêmes”. Où est donc passé le sens du “projet” philosophique millénaire de “l’humanité européenne”?Footnote 4 On a quelque peu perdu sa trace, on a rompu insidieusement avec lui, sans même le savoir: on a perdu justement nos liens aux “choses mêmes”, au “monde de la vie”.

Les sciences de la vie et la phénoménologie semblent vouloir depuis quelques temps entretenir des relations privilégiées. Depuis l’œuvre du fondateur, et jusqu’à nous, une certaine alliance s’approfondit jour après jour, et connaît aujourd’hui une véritable effervescence.Footnote 5 Il faut bien avouer tout d’abord que, dans la phase ultime de son œuvre, Husserl avait étrangement laissé entendre qu’un dialogue, entre la phénoménologie et une nouvelle forme de “science de la vie” ou même de “biologie”, était non seulement souhaitable mais nécessaire; car cette science à venir, disait-il, pourrait même devenir un jour la “philosophie absolument universelle”.Footnote 6 Cette intérêt inattendu pour ce qui apparaît de prime abord comme une “science de la nature” parmi d’autres, qui participe donc à l’hégémonie du “naturalisme”, dénoncé par Husserl, n’est pourtant pas sans rappeler l’intérêt grandissant de Kant à la fin pour le “phénomène de la vie”, dans son ultime tentative critique, dans ce qui allait donner la Critique de la faculté de juger. Footnote 7 C’est justement ce qui allait susciter au moins à partir de Schelling et des “philosophies de la nature”,Footnote 8 et jusqu’à nos jours, la plus grande fascination. Ce qui est moins connu, en revanche, c’est que l’un de ces admirateurs fut un jour aussi un certain Friedrich Nietzsche. Très jeune, en effet, il projetait même de rédiger une “dissertation doctorale” sur le thème de “La téléologie”, et plus précisément encore sur “La téléologie depuis Kant”. Cette tentative laissera des traces significatives, sans aboutir à un véritable ouvrage.Footnote 9 Mais le point commun qui rassemble autour de lui le mieux tous les protagonistes, de Kant jusqu’à nous, en passant par Nietzsche et Husserl, c’est la dénonciation d’un certain “mécanicisme”, importé de la physique classique, et appliqué maladroitement à la “vie” ou au “vivant”. Nous ne pouvons d’ailleurs que constater, au moins chez ces trois philosophes, que la question de la “téléologie” occupe pour le moins une place privilégiée.Footnote 10 C’est ce qui allait créer la plus belle tension dans ces œuvres, et fera surgir rien de moins que la question du sens, qui oscille ainsi entre deux extrêmes, qui se trouve tendue comme un arc, en attente d’une flèche, d’une finalité, et peut-être même… d’un but.Footnote 11 Quels seraient alors les ressorts cachés de cette histoire, alors qu’on parle désormais de “Biologie de la signification”, ou de “Biosemiotics”,Footnote 12 après avoir tant insisté sur le corps vécu, l’organisme ou la chair (Leib, Body), et la corporéité vivante ou l’incarnation (Leiblichkeit, Embodiment) de l’esprit et du sens?Footnote 13 Il y a là sans doute une idée ou un chemin à suivre, qui mériterait toute notre attention. Essayons d’apporter une synthèse, et allons jusqu’au bout des conséquences.

Parmi les interprètes contemporains de Husserl, il y en a heureusement, qui sont là pour nous rappeler aussi le caractère novateur de son œuvre. Outre Merleau-Ponty,Footnote 14 qui s’en est si brillamment inspiré, et qui ne manquait pas de le rappeler, certains commentateurs éminents tiennent beaucoup, à juste titre, depuis longtemps, à nous rappeler qu’il y a chez Husserl toutes les prémisses d’un renouveau de la phénoménologie elle-même, laquelle, peut-être, si l’on en reste au défenseur de la “pureté” de la logique, contre le psychologisme et le biologisme, n’aurait peut-être pas une telle présence encore aujourd’hui.Footnote 15 Dan Zahavi, par exemple, auteur d’une œuvre foisonnante, aux confins de la phénoménologie, de la philosophie de l’esprit (Philosophy of Mind) et même des neurosciences cognitives,Footnote 16 fut parmi ceux qui ont bien montré, il a déjà bien longtemps, que la phénoménologie de Husserl, loin d’être simplement une philosophie traditionnelle (cartésienne et kantienne) de la subjectivité, est déjà en elle-même un tournant: pour lui, il est clair que le fondateur avait déjà grandement pensé la relation fondamentale entre le corps et la (ou l’inter)subjectivité, qu’il inaugure par son œuvre la pensée de l’ “Embodiment” du sujet transcendantal.Footnote 17 Cette façon de voir les choses a bien sûr été soulignée aussi, à plusieurs reprises, ailleurs.Footnote 18 Il semble en tout cas nécessaire aujourd’hui de dépasser la vision traditionnelle de la (première) phénoménologie husserlienne, celle des premières Recherches logiques, qui paraît finalement trop rigide ou trop statique, qui fait comme une fixation sur le thème de la conscience, et sur la “pureté” de la logique, alors que le même Husserl est aussi à l’origine d’une phénoménologie dynamique, ou pour être plus précis, d’une phénoménologie génétique, qui approfondit radicalement sa recherche des origines de l’esprit et du sens.Footnote 19 Cette phénoménologie nouvelle de la genèse profonde des actes intentionnels entraîne en effet avec elle un bouleversement, qui laisse apparaître de manière flagrante l’importance décisive du corps (Leib) dans le “monde de la vie” (Lebenswelt), la place prépondérante de l’affectivité dans la genèse, la dynamique, dans l’ “originarité” même de la conscience et du sens, pour aboutir finalement à cette étrange “intentionnalité pulsionnelle”,Footnote 20 qui inverse l’ordre les choses, en un sens quasiment nietzschéen, et renouvelle de fond en comble ou donne une nouvelle vie à la recherche phénoménologique.Footnote 21 Dans la mesure où il se retrouve ainsi à la recherche de ce qui est à l’arrière fond de la “conscience” ou de l’ “esprit”, de ce qui n’est encore que “vie”, Husserl semble alors étrangement se rapprocher progressivement du dernier Kant, celui de la troisième Critique, de l’Anthropologie et de l’Opus postumun, Footnote 22 de Schopenhauer, le philosophe de la Volonté universelle,Footnote 23 mais surtout de Nietzsche, et de sa “volonté de puissance” intentionnelle, Footnote 24 sans parler de la psychanalyse, et de ses discours sur les “pulsions”.Footnote 25 En allant d’une philosophie (ou d’une science) de l’esprit (Geisteswissenschaft), qui revendique d’abord son autonomie vis-à-vis des sciences de la nature (Naturwissenschaften), jusqu’à une philosophie (ou une science) de (ou du monde de) la vie, qui revendique sa proximité avec les sciences de la vie (Lebenswissenschaften), le fondateur de la phénoménologie nous laisse tantôt perplexes, tantôt enchantés par le caractère visionnaire de l’aboutissement ultime de son œuvre: mais c’est précisément ce que retiendra principalement la postérité au cour du XXème siècle, et c’est en tout cas ce qui hante manifestement la pensée actuelle.Footnote 26

Le rapport à Kant tout d’abord. On ne peut passer sous silence une certaine ressemblance: elle est patente ou latente, mais elle est là quelque part, aux alentours, dans les parages de cette quête, qui commence par interroger l’esprit, pour aboutir finalement à une interrogation du “phénomène de la vie” en général, laquelle se révèle, dans l’ordre d’arrivée, comme dans l’ordre de “préséance”, antérieure à l’esprit. Nous trouvons d’ailleurs l’ “intentionnalité pulsionnelle” dans le fameux manuscrit sur la Téléologie universelle. De quoi s’agit-il? Il ne s’agit rien de moins que de cette question: “ne pouvons nous pas ou ne nous faut-il pas supposer une intentionnalité pulsionnelle universelle ?”Footnote 27 Et Husserl nous dit: “Cela nous conduirait à concevoir une téléologie universelle comme une intentionnalité (pulsionnelle) universelle”.Footnote 28 Et qu’est-ce que cela englobe?

Y incluse, l’infinité des monades pourvues d’anima (animalisch), animales (tierisch), préanimales, d’un autre côté montant jusqu’à l’homme, d’un autre encore des monades enfantines, préenfantines – dans la continuité du développement “ontogénétique” <et> phylogénétique.

[…] la forme de la contexture générative, toutes les monades des degrés de monades, les animaux supérieurs et inférieurs, les plantes et leurs degrés inférieurs, et pour tous leurs développements ontogénétiques. Chaque monade essentiellement dans tel développement, toutes les monades essentiellement dans leurs développements génératifs.Footnote 29

On ne peut s’empêcher tout d’abord de penser à deux choses. D’abord, cette “téléologie universelle”, qui est celle d’une “intentionnalité pulsionnelle”, se trouve également chez les animaux et les plantes, et même dans les “degrés inférieurs” de celles-ci. On est alors en droit de se demander s’il ne s’agit pas ici finalement du vivant en général. N’y aurait-t-il pas alors une ressemblance avec Kant, avec l’ “ultime” Kant, qui, pour le moins, s’est penché sur la question de la téléologie dans la vie des vivants? Si Husserl a bien hérité quelque chose de l’auteur de la Critique de la faculté de juger, c’est la rigueur des distinctions, celles qui séparent la philosophie de la science, celles qui autorisent ou n’autorisent pas telle ou telle “extrapolation” philosophique. Mais il est aussi de notre devoir d’attirer l’attention sur un enjeu qui nous semble d’une importance capitale. Car si l’on va jusqu’au bout de la logique des choses, c’est le “transcendantalisme” lui-même, aussi différent soit-il chez l’un et l’autre des deux philosophes, qui se trouve dès lors “contaminé”. On peut continuer à faire comme si, comme s’il n’y avait rien, mais il peut y avoir ici indéniablement comme une “refonte” ou une “reforme” radicale du transcendantal, si l’on tient compte véritablement de l’affectivité chez Kant,Footnote 30 de l’affectivité et de l’intentionnalité pulsionnelle chez Husserl, pour comprendre la conscience ou l’esprit, ou pour repenser ce nous que appelons “subjectivité”. L’a priori dans les deux cas se retrouve alors, en effet, bien plus du côté du “corps” que du…côté de “l’esprit”,Footnote 31 qui, lui, se trouve à nouveau “fondée” sur quelque chose qui ne relève plus de lui, et se retrouve finalement comme à la surface, et non plus à l’origine des choses. Le fond caché de l’esprit est comme une “vie anonyme”, comme le dit admirablement Merleau-Ponty, qui n’a pas encore d’ “identité”, ou d(e) “(morale) (d’) état civil”, comme le dirait Michel Foucault. Elle est encore étrangère à nos “catégories” morales et intellectuelles, et elle nous déconcerte parfois, parce qu’elle est plus profonde que nous, peut-être parce que nous l’avions perdu de vue, peut-être aussi par peur de la “déraison” ou de la “folie”. Ce fond obscur, mais qui semble bien être pourtant à l’origine des “lumières” de la raison, et qui devient de nos jours l’objet d’un intérêt grandissant, est peut-être ce qu’il y a de plus prometteur, à la fois chez Kant, et chez le fondateur de la phénoménologie. N’est ce pas d’ailleurs au fond ce que Nietzsche a appelé le “dionysiaque”?Footnote 32

L’importance de la “physiologie”, et même pire, de la “biologie”,Footnote 33 dans la philosophie de Nietzsche, est une question épineuse, qui embarrasse encore aujourd’hui les commentateurs, même les plus éminents.Footnote 34 Il y a comme une petite peur qui se profile à l’horizon, dès lors qu’il s’agit de prendre au sérieux ces “fragments posthumes”, qui parlent en effet beaucoup de ce sujet, et qui, de surcroît, avaient d’abord eu le malheur d’être publiées, malencontreusement, sous le titre de La volonté de puissance. Footnote 35 Quand on découvre en plus, impliqués ou imbriqués, dans cette insupportable “physiologie”, les concepts ou les thèmes de la “décadence”, de la “dégénérescence” ou de la “dépression”,Footnote 36 sans parler du “nihilisme”, il n’y a plus alors qu’à s’en aller! Et ce pour une raison simple: ce qui fait peur à maints égards, à beaucoup de lecteurs, c’est souvent le sentiment que la philosophie elle-même risque ainsi, en dernière analyse, d’être réduite à la physiologie, même si c’est en passant par la psychologie.Footnote 37 Ne se disait-il pas tout le temps psychologue? N’est-ce pas la psychologie, et finalement la physiologie elle-même qui est considérée à la fin comme “la reine des sciences”?Footnote 38 Seulement les faits sont là: Nietzsche n’a pas fait œuvre de physiologiste, il nous laisse un monument littéraire, philologique et philosophique qui intéresse encore aujourd’hui tant de philosophes, dans les plus prestigieuses instances académiques. C’est donc bien dans l’adversité, qui pimente parfois les choses de la vie, que son œuvre résiste encore, et pour cause. Le réductionnisme, qu’on pourrait appeler pour commencer “matérialiste”, Nietzsche a largement eu l’occasion de le connaître, de son temps, de l’examiner avec beaucoup d’attention: ce n’est donc pas comme cela, que l’on pourrait “intimider” sa pensée ou son œuvre! On peut rappeler peut-être pour commencer qu’à un moment crucial de l’œuvre publiée de son vivant, il aborde curieusement la question dans La généalogie de la morale:

Si [un homme] ne vient pas (à bout) d’une expérience vécue, cette indigestion n’est pas moins physiologique que l’autre – en fait elle n’est souvent qu’une suite de l’autre. Cette conception n’empêche aucunement, soit dit entre nous, de rester l’adversaire le plus intransigeant du matérialisme.Footnote 39

Nous voyons bien que le risque est toujours là, et que Nietzsche le perçoit au point de le signaler et de l’écarter explicitement. Cependant, cette problématique ne cesse en réalité de s’enrichir, là où l’on croit qu’elle est une impasse: Nietzsche nous dit au fond ce que nous dira une bonne partie du XXème: c’est bien la vie, en tant que telle, au sens “physiologique”, c’est-à dire au sens le plus large et général, qui est toujours prépondérante, notamment par rapport à ce qui est superficiel, autrement dit, “spirituel” ou “psychologique”. Ainsi le corps est-il le soubassement de l’ “esprit”, il est sa face cachée, un peu ésotérique. Car le “physiologique” dont parle Nietzsche est déjà, par définition, “psychologique”, mais il est surtout, vivement, au sens phénoménologique, “prénoétique”, “préréflexif”, “antéprédicatif”, et son apparente “superficialité” cache jalousement sa profondeur, qui porte en sein, silencieusement, tous les “événements” qui ont laissé une trace, tout le passé, et même peut-être, en un sens, le futur qui risque d’avoir lieu un jour. Autrement dit, ce n’est pas du “naturalisme”, critiqué par Husserl, dont-il s’agit ici chez Nietzsche.Footnote 40 Il s’agit bien au contraire de la “vie”, de cet “entre-deux”, qui bouscule le transcendantal et l’empirique, dont parlait si justement, après Husserl, avec lui ou contre lui, Maurice Merleau-Ponty.Footnote 41 Là, se trouve tout ce qui nous occupe encore aujourd’hui: l’âme, l’esprit, la conscience, le sujet et autres “choses” de ce genre, ne sont qu’autant d’ombres ou de fantômes, que pourchasse la pensée actuelle, mais pour découvrir enfin que c’est le corps qui constitue la véritable énigme, comme l’a bien vu Nietzsche, il y a plus d’un siècle.Footnote 42 La “corporéité”, cette “corporéité” de tant de choses de l’existence et de la nature, à commencer par celle de “l’âme”, et qui rassemble ou réunit les hommes, et même les animaux et les végétaux, est devenu de nos jours le sujet et l’objet d’une quête, comme celle du sens, sans retour.

La problématique de l’Embodiment occupe aujourd’hui, et de plus en plus, sur la scène intellectuelle contemporaine, une place singulière, considérable: elle semble réconcilier et même rassembler autour d’elle la philosophie dite “continentale” et la philosophie “analytique”. Cette question organise même une rencontre prometteuse entre la phénoménologie et la philosophie de l’esprit (Philosophy of Mind).Footnote 43 Contrairement aux idées reçues, on considère parfois à l’heure actuelle que cette réflexion remonte en réalité à Kant, et l’on voit dans le thème de la sensibilité, et surtout celui de l’affectivité, présent dans la troisième Critique, comme une preuve, ou une indication essentielle, qui nous montre que le criticisme kantien avait ouvert la voie pour une recherche de ce genre, en évoquant notamment quelque chose comme un “Ideal” ou un “Transcendental Embodiment”, dans le cadre, plus général encore, de “Kant’s Theory of Sensibility”.Footnote 44 Même si l’on considère depuis longtemps que cette idée se trouvait déjà chez Husserl, Sartre ou Merleau-Ponty et d’autres phénoménologues,Footnote 45 le paradigme de l’ “Embodiment”, sous sa forme actuel,Footnote 46 apparaît en réalité dans les années quatre vingt, du siècle dernier. Lorsque Mark L. Johnson publie, en 1987, The Body in Mind. The Bodily Basis of Meaning, Imagination and Reason, Footnote 47 cette idée n’est pas vraiment à la mode, ni dans son pays, ni dans le monde anglo-saxon en général.Footnote 48 Par ailleurs, les scientifiques et les philosophes, qui s’occupent de l’esprit ou/et du cerveau, ne sont pas encore attirés par cette réflexion ou cette méthode: comme le dira plus tard le célèbre neurobiologiste Antonio R. Damasio, dans Descartes’ Error: Emotion, Reason and the Human Brain, l’idée dominante à l’époque, c’est que l’esprit et la raison n’ont pas grand-chose à voir avec les affects ou les émotions.Footnote 49 On peut donc dire que pendant longtemps, quand un scientifique comme Damasio, ou un philosophe comme Johnson, qui furent tous deux assurément des pionniers, parlait de ce genre de choses, il prêchait un peu dans le désert, et il n’y avait pas encore d’adhésion ou d’intérêt véritable pour l’Embodiment, pour la corporéité de l’esprit et du sens.Footnote 50 Il aura fallu attendre un concours de circonstances et d’heureux hasards, pour que les neurosciences cognitives soient petit à petit contaminées, et déclenchent, en faisant explicitement référence à la phénoménologie, un véritable mouvement qui se réclame de cette idée. Après Johnson, et avant Damasio, c’est surtout, la publication en 1991, de The Embodied Mind. Cognitive sciences and Human Experience, Footnote 51 par Francisco J. Varela, Evan Thompson et Eleonor Rosch, aux presses du MIT, qui constitue un tournant décisif, et conduira à une vague de publications, qui ne cessent de se multiplier au fil du temps, jusqu’à nos jours.Footnote 52 On assistera ainsi à un tournant de la pensée contemporaine, qui s’inscrit en faux contre le “linguistic turn” du début du XXème siècle, pour se nommer finalement “corporeal turn”.Footnote 53

Parmi les initiateurs ou les précurseurs de cette “nouvelle vague”, philosophique et scientifique, Marc L. Johnson occupe une place particulière, qui lui a donné, finalement, tout le recul nécessaire, pour penser globalement ce renouveau intellectuel. En effet, après avoir été l’un des pionniers, au moment de la publication de The Body in the Mind. The Bodily Basis of Meaning, Imagination and Reason, en 1987, il nous offre vingt ans plus tard, l’une des plus belles synthèses qui soient, avec The Meaning of the Body: An Aesthetic of Human Understanding. Footnote 54 On peut voir déjà dans le titre cet intérêt passionné, qui ne se démentira pas, pour la question du sens, ou, plus exactement, pour ce rapport énigmatique et révélateur entre le corps et le sens, puisque nous allons, au fond, du “bodily basis of meaning” jusqu’au “meaning of the body”, expressions qui dessinent ainsi la grande voûte de ses interrogations scientifiques et philosophiques. Johnson fait partie, par ailleurs, des fondateurs de ce qu’on appelle la Cognitive Linguistic Footnote 55 (“linguistique cognitive”), qui rompt précisément avec la linguistique traditionnelle, et tout ce qui a fait la fortune de la “philosophie analytique” et de la “philosophie du langage”. C’est avec le linguiste Georges Lakoff, qu’il publie d’abord, en 1980, The Metaphors we live By, Footnote 56 dans lequel on peut voir déjà, indirectement, la présence du corps, mais surtout l’importance décisive de la “métaphore”, dans notre usage du langage et notre maniement ordinaire du sens, dans la vie quotidienne la plus simple. Pour dire quelque chose en effet, en plus de (et y compris) nos paroles sur les objets, sur une chaise ou une table, nous faisons toujours allusion à des expériences vécues antérieures, pour nous exprimer, pour dire nos pensées ou nos sentiments. On opère donc toujours, à chaque fois, un appel à, ou un rappel de, pour renvoyer notre interlocuteur, à ce qu’il peut comprendre à partir d’une expérience commune, partagée. Mais cette expérience justement n’est pas une vérité “objective”, une “vérité par adéquation” ou “par correspondance”, ou une “représentation mentale” au sens traditionnelle, elle est toujours liée à des impressions et à des émotions, qui sont conservées, concentrées et véhiculées par et à travers des métaphores. Ce genre de formulations métaphoriques est absolument indispensable pour nous, pour vivre et communiquer entre nous, pour se faire comprendre. Il ne s’agit donc pas simplement de figures ou d’ornements rhétoriques, mais d’outils indispensables pour la vie quotidienne, qui occupent une place décisive et prépondérante. Ces “métaphores” sont inséparables “de leurs fondements expérientiels”, et on peut dire que “c’est seulement au moyen de ce fondement que la métaphore peut servir d’instrument de compréhension”.Footnote 57 Mais cette “compréhension” ou ce “fondement expérientiel” n’est rien d’autre précisément qu’une expérience vécue, “émotionnelle”, et donc, en dernière analyse, corporelle. On voit bien alors comment le corps apparaît d’abord là où l’on ne s’y attendait pas encore, et prépare la venue de la question capitale du rapport entre le corps et le sens, qui allait se déployer sur plusieurs décennies, et entraîner, après Husserl, après Merleau-Ponty, un bouleversement presque obligé, de la pensée et de la recherche scientifique, à notre époque. Même si cela se prépare toujours silencieusement, comme la dérive des continents, à partir d’un certain seuil, le changement devient inévitable et souvent colossal.

Dans The Body in Mind, et surtout, plus récemment, dans The Meaning of the Body, les problèmes linguistiques cèdent quelque peu la place à une problématique plus radicale encore, qui tendra à montrer les origines ou les racines corporelles, sensori-motrices, de l’esprit, du langage et des concepts, même les plus abstraits, qu’ils soient ceux de la logique ou même des mathématiques.Footnote 58 La “linguistique cognitive” s’est ainsi approfondie et fondée sur la “nouvelle vague” des neurosciences cognitives, en rompant aussi bien avec la “philosophie analytique”, issue en dernière analyse du projet de formalisation de Gottlob Frege,Footnote 59 qu’avec un certain cartésianisme de la pensée et du langage, et ses prolongements contemporains, comme la linguistique de Noam Chomsky,Footnote 60 et sa grammaire formelle, générative. Sans vouloir revenir aussi sur l’histoire de la cybernétique, qui n’est pas étrangère à ces problématiques, il importe de souligner cependant que les théoriciens de l’intelligence artificielle (AI) sont eux-mêmes revenus de leurs propres illusions, en découvrant l’importance radicale du corps, dans la vie et la constitution de l’esprit.Footnote 61 Marc L. Johnson a donc été un peu le témoin de l’avancée de ses idées, sans qu’il soit nécessairement lu par les protagonistes, et il en faisait partie, au hasard des lectures et des rencontres. Mais dans The Meaning of the Body, on découvre comme une synthèse, un état des lieux qui nous fait comprendre l’ampleur de l’enjeu et des progrès accomplis. Ce qu’il disait au départ avec Lakoff, il le redira presque trente ans plus tard: ce qui est vraiment “significatif”, ce qui a un sens pour les hommes, ne se trouve nulle part dans tous ces traités “philosophiques”, “analytiques” et “linguistiques”Footnote 62; alors que le cœur de ses recherches à lui se situe justement dans ces “deep, visceral origins of meaning”,Footnote 63 à travers ce continent perdu, ce “vast, submerged continent of non conscious thought and feeling that lie at the heart of our ability to make sense of our life”.Footnote 64 Pour cela, il se fonde précisément sur les “recent developments in the new sciences of embodied mind”.Footnote 65

Le cœur de l’argumentation de Johnson se trouve à la croisée des chemins entre ses théories philosophiques, qu’ils élaborent depuis longtemps, et des données scientifiques qui s’accumulent jour après jour, et qui viennent confirmer ses intuitions. Le point central et l’aboutissement de ses travaux restent au fond une interrogation fondamentale, et une théorie du sens, qui peut être désignée ainsi: “the embodied theory of meaning”,Footnote 66 par opposition à ce qu’il nomme “the objectivist theory of meaning”,Footnote 67 et qui a été, pratiquement jusqu’à Nietzsche,Footnote 68 la conception dominante dans la philosophie occidentale. Pour comprendre sa démarche, la première chose qu’il faut dire est précisément que l’esprit, dans son fonctionnement, est enraciné dans l’activité du corps, plus exactement dans l’activité sensori-motrice et émotionnelle d’un corps, qui à son tour se trouve dans un environnement, Footnote 69 ce dernier étant à la fois le milieu naturel et humain, avec ses dimensions écologique et intersubjective. Les avancées scientifiques multiples dans ce domaine, celui des sciences de la vie et de l’esprit,Footnote 70 corrigent un égarement tenace et ancien, qui traitait le corps avec condescendance ou mépris, en prétendant ou souhaitant que la pensée soit une activité purement abstraite, déconnectée ou libérée du corps. Cette méconnaissance des choses se fonde sur des “misconceptions”, qui peuvent être résumés ainsi:

(1) the mind is disembodied, (2) thinking transcends feeling, (3) feelings are not part of meaning and knowledge, (4) aesthetics concerns matters of mere subjective taste, (5) the arts are a luxury (rather than being conditions of full human florishing)Footnote 71

Cette façon de voir les choses est précisément ce que récuse l’auteur de The Meaning of the Body. Il est clair que ce que vise Johnson en priorité est cette théorie de l’esprit largement admise, surtout dans la “philosophie analytique de l’esprit et du langage”.Footnote 72 Ce qui est étrange, en effet, avec cette tradition, comme avec la philosophie traditionnelle, c’est que l’esprit redevient quelque chose de désincarné, sans corps ni chair, sans émotions: on parle de logique, de langage, de pensée articulée ou standardisée, pour parvenir finalement à un traitement “informatique” des choses, qui n’a rien avoir avec l’homme en chair et en os. Les affects, les sentiments, l’art ou la beauté n’ont plus rien à voir, dans cette optique, avec le travail “sérieux”, “austère” de la “philosophie”, celle qui s’occupe du langage ordinaire, du langage formel, de l’analyse logique ou de l’analyse linguistique.Footnote 73 C’est cette même tradition, qui, ironie du sort, voulait et prétendait pouvoir surmonter le dualisme cartésien de l’âme et du corps, qui nous mène à un esprit “squelettique”, désincarné, sans “âme” ni “états d’âme”, calculateur comme un ordinateur, et qui n’a que faire de tous les tourments, de tous les bonheurs ou malheurs que connaît l’esprit humain. C’est sur les ruines ou les vestiges de ces erreurs et de ces égarements, célébrés au lieu d’être corrigés, par une majeure partie de la philosophie anglo-saxonne, et de la philosophie traditionnelle, que l’auteur poursuit inlassablement son chemin pour fonder une nouvelle approche du monde, de la vie et de l’homme dans son ensemble, et faire en sorte que la philosophie revienne sur terre, et reste près de la vie, dans sa réalité sensible, affective ou “pathique”.

Parmi les scientifiques, Francisco J. Varela a été, de son côté, l’un des fondateurs, et l’une des figures majeures du paradigme de l’Embodiment, à notre époque. Il fut aussi brillamment le grand artisan d’un dialogue fructueux entre les neurosciences cognitives et la phénoménologie, et plus largement, entre les sciences de la vie et la philosophie.Footnote 74 S’intéressant d’abord, avec son maître et ami Humberto Maturana,Footnote 75 à la spécificité essentielle du vivant, de sa plus simple expression cellulaire jusqu’à sa forme anthropologique, il se retrouve ainsi, après Hans Jonas,Footnote 76 au cœur d’une “phénoménologie de la vie”, qui tendra à comprendre finalement, et de façon radicale, les racines “vitales” et “corporelles”, immémoriales de l’esprit. Sa “phénoménologie” à lui suivra cependant un chemin inversé: contrairement à Husserl, et à une certaine tradition “intellectualiste”, comme le disait son inspirateur, Merleau-Ponty, son cheminement à lui sera surtout d’aller de la “vie” à l’ “esprit”, et non l’inverse, d’appréhender l’ “esprit” dans sa forme la plus élémentaire, la “vie”, jusqu’à son expression la plus complexe, l’ “esprit”. Cette originalité n’est pas sans rapport bien sûr avec le retour merleau-pontien au corps et à la perception, et sa réhabilitation ontologique du sentir et du sensible. Varela se réclame très explicitement de Merleau-Ponty,Footnote 77 et cherche à reprendre son projet philosophique à la lumière des sciences actuelles. Dans les deux cas, il y a indéniablement un retour à une “phénoménologie de la vie”. Tout cela se fera bien au détriment de la tradition “objectiviste”, “intellectualiste” et “représentationnelle”, qui de Descartes à la “philosophie de l’esprit” et aux sciences cognitives “computationnelles”,Footnote 78 procédait à l’envers, et se retrouvait finalement dans une impasse, sur une voie sans avenir.Footnote 79

Dans Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living, Footnote 80 écrit en collaboration avec Maturana, Varela tente de montrer dès le départ la nature de l’enjeu: il s’agit en effet de faire ressortir le caractère “cognitif” (ou “herméneutique” et “psychique”) de la vie, dès sa plus forme la plus primitive, et sa capacité – qui pourrait même être considérée comme sa caractéristique principale ou sa définition, à entretenir une “relation”, qui ressemble à un “dialogue” avec son environnent. C’est cette “compréhension” ou cette “interprétation” des choses et du monde qui doit tout d’abord attirer notre attention. Cette relation “égoïste” et “intéressée”, par définition, qui fait qu’une cellule vivante profite de son environnement pour rester en vie, manifeste ainsi une capacité à “échanger”, à “négocier” avec son milieu naturel, ou, autrement dit, parvient à “comprendre” ce qui l’entoure, et à “exprimer” finalement, activement, un certain “point de vue”, correspondant à ses intérêts. Ces mots peuvent sembler n’être qu’une projection anthropomorphique inadéquate, inappropriée au vivant en général, en tant en que tel. La tâche que se donnent pourtant les deux grands biologistes, dans cet ouvrage, est de nous montrer qu’il n’en est rien, qu’une cellule se “comporte” réellement ainsi, selon une “habileté” ou une “intelligence” qui lui est propre. Précisons toute de suite, néanmoins, que le premier mot du titre de l’ouvrage, “autopoiesis” renvoyait d’emblée à la capacité du vivant à s’auto-(re)produire, en gardant, pour ainsi dire, sa “forme”, tout en renouvelant sa “matière”, grâce à son environnement, qui est censé lui être favorable, au moins sur ce point: lui permettre de se ressourcer, et préserver ainsi sa “vie” sous cette “forme”. Mais se préserver veut dire préserver quelque chose, qui n’est autre que “soi”, et ce point est particulièrement intéressant. En effet, non seulement il y a, comme par définition, préservation, dans l’ “auto-production” (autos: soi, poiein: produire), mais il y a conservation d’une certaine “loi” ou d’une certaine “norme”, qui constitue en quelque sorte “l’identité” de chaque vivant,Footnote 81 et exprime son “auto-nomie” (autos: soi, nomos: loi), sa vie sous sa loi propre. C’est là que se trouve les origines du “soi corporel”, et chez les hommes, du “Soi” tout court, qui est encore et toujours, précisément à cause de ses origines, quelque chose de corporel. Il rassemble ainsi sous son joug les différents petits “soi” des cellules de son corps, qui ne sont plus vraiment de ce fait, de vrais “soi”, mais, comme il dit, des “selfless selves”, des “soi” dépossédés de leur soi, puisqu’ils sont au service de quelque chose d’autre qui les dépasse ou les transcendeFootnote 82: ils ne sont plus ni auto-poiétiques, ni auto-nomes, mais bien plutôt “allo-poiétiques” et hétéronomes. Alors que le vivant “maître de soi” se trouve fondé en quelque sorte sur sa propre loi ou sur sa propre constitution “morale” et “politique” ! Bien sûr nous sommes encore bien loin d’un cogito, d’un ego, ou d’un sujet transcendantal. Mais il y a toute même, ici, comme on peut l’imaginer, l’amorce de quelque chose, qui aura, au cours de l’évolution, des conséquences vertigineuses, pour le moins intéressantes, et non encore élucidées, suffisamment. Il faut bien dire qu’à l’échelle de l’homme, tout cela prendra une tournure on ne peut plus aiguë, et autrement plus tragique. Quoi qu’il en soi, malgré les blessures, les accidents de parcours, qui sont toujours là, on voit ainsi que l’ “autopoeisis” et la “cognition” sont comme les deux piliers de l’ “existence” du vivant, et expriment en réalité le même besoin et la même nécessité: se maintenir en vie, dans le “respect” de “soi”, en (se) “comprenant” et en “dialoguant”, dans le cadre d’un “échange” ou d’une “communication” avec son environnement.

Avec la publication de The Embodied Mind, Varela se lance alors dans une quête de quelque chose comme une “origine sans origine”, ou un “fondement sans fondement”. Le sujet principal du livre, cet “esprit incorporé”, est d’abord à l’origine d’un renouveau véritable dans les neurosciences cognitives.Footnote 83 A partir d’une intuition profonde qui se réclame de Merleau-Ponty, Varela et ses amis parviennent à secouer les colonnes du temple cognitiviste, en montrant les limites flagrantes d’une conception abstraite, formelle et désincarnée de l’esprit. Loin du “computation alisme” et du “connexionnisme”, qui s’enferment dans une conception de ce type, dont le modèle est l’ordinateur ou le réseau de neurones, et par-delà leurs oppositions,Footnote 84 les démonstrations de The Embodied Mind tendent à montrer l’intrication inexorable d’un corps et d’un esprit, pour leur existence mutuelle, en tant que telle. Après avoir montrer la “cognition dans la vie”, ou la “vie cognitive” du vivant le plus simple, Varela parviendra ainsi à faire éclater les cadres du Mind-Body problem à l’échelle “supérieure”, ou si l’on veux, comme le dirait Jean-Pierre Changeux, à l’échelle de “l’homme neuronal”. Il n’y pas d’un côté un “esprit-cerveau” qui viendrait se greffer dans quelque chose comme un “corps”. La “corporéité de l’esprit” ou son “incorporation” s’avère tellement incontournable, que la séparation entre deux entités distinctes perd tout son sens, parce qu’elle s’avère tout bonnement impossible, d’un point de vue scientifique. Il s’agit au contraire de revenir à l’expérience vécue d’un corps-esprit, qui n’a que faire de ses distinctions, puisqu’il vit de tout de façon ce qu’il vit, sans distinction. Ce qui veut dire que le caractère vécu et incarné de l’esprit doit devenir un fil conducteur, qui vient compléter de façon décisive l’investigation scientifique habituelle, “extérieure” (à la troisième personne), “expérimentale” ou “objective”. C’est dire à la fois que le corps, avec ses capacités sensori-motrices et affectives, est le berceau de l’esprit, et que “l’expérience à la première personne”Footnote 85 est fondamentale et fondatrice d’une science, qui doit venir combler le déficit, dont souffre une démarche scientifique souvent bornée, par l’expérience “morte” de l’empirisme. Ce n’est pas d’un monde qui serait “pré donné”, indépendamment du sujet, qu’il faut se soucier, mais de “la structure sensori-motrice du sujet (la manière dont le système nerveux relie les surfaces sensorielles et motrices)”.Footnote 86 Car cette façon de “faire émerger un monde”, qu’est justement une “perception” et une “cognition”, “se fait au moyen d’un réseau, et de multiples sous réseaux sensori-moteurs interconnectés”.Footnote 87 C’est dire aussi que la naissance du sens a lieu ici, et non pas dans les “hautes” sphères “sublimées” de l’esprit, puisque ce dernier s’enracine dans son existence même, dans sa possibilité ou son impossibilité, là ou se trouvent les premières perceptions ou cognitions, au niveau primordial de nos sensations et de nos perceptions, de nos capacités sensori-motrices. Il est donc bien évident que les liens originaires entre le “sens” d’un coté, et nos sens, indissociables de notre motricité, de l’autre, trouvent ici leur expression la plus éloquente. Ce qui nous explique pourquoi sans cette base, le sommet, l’esprit, avec sa conscience et son intentionnalité, ne peuvent ni fonctionner, ni avoir un sens, ni même exister.

Comme nous le rapporte son ami Evan Thompson, Varela commence à parler, à la fin des années 1980, au moment de la rédaction de The Embodied Mind, d’ “enactive approach”, mais pour exprimer en réalité ce qu’il appelait auparavant “the hermeneutic approach”. Il voulait souligner par cela “the affiliation of his ideas to the philosophical school of hermeneutics”.Footnote 88 Il est très instructif de voir ainsi que ce qui sera développé par la suite, dans maints articles et ouvrages, trouve son origine dans ce souci “herméneutique” ou, pourrait-on dire aussi, “(bio)sémiotique”, comme nous allons le voir par la suite. L’ “énaction”, devenue elle-même paradigmatique dans les neurosciences cognitives,Footnote 89 vient accompagner ces théories, en soulignant le fait primordial qu’il y a “interprétation” dans l’activité du vivant, comme dans celle de l’esprit, et non pas “représentation”, comme le croyait la philosophie traditionnelle et les sciences cognitives “computationnelles”. L’ “énaction” exprime ce lien essentiel entre l’action et l’interprétation, qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le fait que la sensorialité et la motricité, à l’échelle cellulaire, animale et humaine, sont indissociables, et constituent ensemble la sensori-motricité fondamentale, sur laquelle se fonde la totalité indissociable du vivant, ou son “corps-esprit”. Dans cet article, “Sensorimotor Subjectivity and the Enactive Approach to Experience”, Evan Thompson nous offre comme une explication rétrospective, qui nous assure justement que, dans cette perspective, l’esprit “does not process information in the computationalist sense, but creates meaning; selon l’approche “énactive”, “the human mind is embodied in our entire organism and embedded in the world, and hence is not reducible to the structures inside the head”. Il y a en réalité trois modes d’activités corporelles qui se trouvent impliquées, ou qui sont à la base de notre “vie mentale”: “our mental lives involve three permanent and intertwined modes of bodily activity – self-regulation, sensorimotor coupling, and intersubjective interaction”.Footnote 90 Si l’ “auto-régulation” est là pour nous maintenir en vie, pour la régulation de la faim et de la soif, du sommeil et de la veille, le “sensorimotor coupling with the world” est cet échange permanent qui se fait avec le monde, ce travail continu d’exploration active, qui s’exprime dans l’émotion, la perception et l’action. L’intersubjectivité, quant à elle, constitue le monde de notre cognition et de nos interactions avec les “autres”, avec tout ce qu’il comporte d’expérience affective avec soi et avec l’autre. Mais ce qu’il faut souligner en même temps, c’est que le “sense-making” ou le “meaning-making” trouve précisément ces origines, dans cette auto- production-régulation, dans ce “dialogue” avec soi, avec les autres et avec le monde, dans cette dialectique fondamentale et originaire, bien avant l’émergence du langage articulé et de la pensée conceptuelle.

Comme nous l’avons vu, le thème de l’Embodiment cache au fond et révèle paradoxalement une problématique radicale quelque peu inattendue: la question du sens. C’est donc en tout et pour tout ce “bodily basis of meaning”, entrevu de façon originale par Marc L. Johnson, dans les années quatre vingt du siècle dernier, qui exprime le mieux en réalité les tenants et les aboutissants de ce qui sera nommé finalement: “the embodied theory of meaning”. Mais c’est justement au travers de cette “corporéité du sens” ou de ce “sens du corps”, que nous pouvons aller encore plus loin, et découvrir un monde encore plus vaste, celui de la vie, et de la sémiotique qui s’intéresse au vivant. Grâce à un concours de circonstances et à la détermination de biologistes exigeants et résolus, qu’une “biologie sémiotique”, ou “Biosémiotique” [bios: vie, semion: signe], voit le jour progressivement, et parvient ainsi à “sémiotiser” la biologie, pour aller ensuite jusqu’à “biologiser” la sémiotique. En effet, après une histoire longue et riche intellectuellement,Footnote 91 et grâce à une réunion quelque peu improvisée de plusieurs grands biologistes, qui avaient travaillé sur la question, chacun à sa façon, une nouvelle discipline a comme “atteint sa majorité” à Prague, en 2004,Footnote 92 en dépit de la diversité des approches, et malgré le doute et l’embarras qu’elle suscitait alors. Car, dès lors qu’il s’agit de parler de “signification” ou de “sens” dans les sciences, la démarche paraît suspecte, et est considérée comme une atteinte à l’intégrité du savoir scientifique. Malgré tout, chacun viendra à Prague avec toute sa science et son lot de pensées et d’idées philosophiques. Ainsi sera-t-il question tantôt de Martin Heidegger ou de Hans Georg Gadamer, tantôt de Charles Sanders Peirce, tantôt d’herméneutique, tantôt de sémiotique,Footnote 93 mais il y aura toujours au centre la réunification de cette approche de la biologie, qui débordait depuis quelques décennies sur ses propres découvertes, et inspirait tout le monde, sans faillir.

Mais qu’est-ce donc que cette “Biosémiotique” (Biosemiotics)? Si le naturaliste estonien Jacob von Uexküll est considéré comme un père fondateur, qui ne le savait pas encore, le mot “Biosemiotics” apparaît pour la première fois sous la plume de F.S. Rothschild, en 1962; et il fut employé dans la littérature sémiotique russe, par Yuri Stepanov, à partir de 1971. Mais il ne sera vraiment introduit, dans les travaux de recherches internationaux, que par le linguiste et sémioticien américain Thomas A. Sebeok, en 1986.Footnote 94 On peut définir cette science principalement de trois façons: (1) “L’étude des signes, de la communication et de l’information dans les organismes vivants”.Footnote 95 (2) “La biologie qui considère et interprète les systèmes vivants comme des systèmes de signes”.Footnote 96 (3) “L’étude scientifique de la biosemiosis”,Footnote 97 c’est-à-dire l’étude du processus signifiant, de l’activité du signe biologique. Il s’agit en outre d’une “réunification moderne de la biologie”, qui doit “se fonder sur la nature fondamentalement sémiotique de la vie”.Footnote 98 On peut dire d’ailleurs qu’aux yeux de cette science le sens ou la signification est le caractère fondamental des systèmes vivants, et peut même être considéré comme une définition de la vie. De ce fait, la Biosémiotique peut être vue comme étant “à la racine et de la biologie et de la sémiotique (as a root of both Biology and Semiotics) plutôt qu’une branche de la sémiotique”Footnote 99; ce qui est pour le moins important, pour comprendre la portée épistémique et philosophique du tournant amorcé par la biosémiotique, après celui de l’Embodiment.

Mais c’est peut-être Jesper Hoffmeyer, qui prédise à l’heure actuelle la société savante de Biosemiotics, Footnote 100 qui incarne probablement le mieux la synthèse la plus large et la plus philosophique, au sein de cette constellation. L’une des questions majeures qui le préoccupe est d’ailleurs la question de l’intentionnalité. Footnote 101 On voit bien, d’emblée, que l’enjeu est éminemment philosophique; et dans un souci pédagogique, pour retrouver les arrières fonds de cette problématique, on le voit revenir, dans une admirable synthèse, non seulement à Husserl et à Brentano, mais aussi à Saint-Thomas d’Aquin et à la philosophie médiévale!Footnote 102 Par ailleurs, l’une des figures principales auxquels il fait référence est le philosophe américain, père fondateur du pragmatisme, Charles Sanders Peirce. Mais il sera question surtout, à vrai dire, comme on pouvait s’y attendre, puisqu’il s’agit de biosémiotique, de la sémiotique de Peirce. En effet, Hoffmeyer et une bonne part du courant biosémiotique actuel choisiront, non pas le dualisme de Ferdinand de Saussure, celui du “signifiant” et du “signifié”, mais la version peircienne “triadique” de l’interprétation. Footnote 103 Dans un article très récent intitulé “The Natural History of Intentionality. A Biosemiotic Approach”, il parvient à rassembler une bonne part de son œuvre et à synthétiser les différentes problématiques, que recueille la biosémiotique et auxquelles elle est confrontée. Tout d’abord, il faut dire que l’interprétation, le fait d’interpréter ou “l’acte interprétatif” (interpretative act), dans le “réalisme sémiotique” (semiotic realism) de Peirce,Footnote 104 est la pierre angulaire sur laquelle se construit en majeure partie la théorie sémiotique appliquée du vivant. Mais il ne s’agit pas seulement à ses yeux, comme nous l’avions déjà dit, d’une recherche ou d’une théorie “appliquée”, mais d’une problématique fondamentale qui engage toute la sémiotique, qui se trouve elle-même de ce fait refondée sur la base de l’acte d’interprétation propre au vivant. Autrement dit, si le fait d’interpréter a une réalité dans notre vie “consciente”, c’est parce que la “vie”, au seuil de son existence, est déjà, fondamentalement, un processus interprétatif, bien avant le langage et la pensée. Une interprétation plus profonde que celle de l’esprit traverse de part en part le vivant et la vie, bien avant que nous en soyons “conscients”, dans le cadre des sciences du langage ou des sciences de l’esprit. Et son intentionnalité est bien plus originaire que tous nos actes intentionnels, nos pensées ou nos volontés, elle est comme une “cause originelle” qui se déploie et travaille en nous, comme dans un projet herméneutique d’écriture et de lecture, qui parvient jusqu’à devenir conscient de lui-même.

Le concept peircien de signe constitue en réalité une relation “triadique” entre un “representamen” (ou “véhicule de signe”), un “objet” et un “interprétant”. Le plus important est de dire justement que “celui qui interprète”, l’ “interprétant”, est d’abord une activité, qui peut être “consciente”, “instinctive” ou, plus simplement et fondamentalement, “sensori-motrice”.Footnote 105 Il ne s’agit donc pas nécessairement d’un “esprit” ou d’un “sujet conscient”, mais bien plus radicalement d’un processus vital d’interprétation, c’est-à-dire de sensation, de perception, d’émotion, de “compréhension”, plus ou moins grande, plus ou moins petite, à partir d’un certain “point de vue”, celui d’une fourmi, d’un dinosaure, d’une amibe, d’Einstein ou de Proust! L’exemple que prend Hoffmeyer est d’ailleurs assez éloquent, et presque comique: fumer (véhicule de signe), feu (objet) et peur (interprétant). On peut voir ainsi comment le fait de fumer peut inspirer, par exemple, une certaine peur, en évoquant, d’une façon ou d’une autre, le risque d’incendie: “smoke may act as sign (vehicle) that evokes a sense of fear by making us aware of the risk of burning”. Le signe selon Peirce, c’est cette relation “triadique” qui connecte un “véhicule de signe” (sign vehicle) (1) et un objet (2) à travers un “interprétant” dans un système réceptif (3): “sign [is] a triadic relation connecting a sign vehicle with an object through the formation of an interpretant in a receptive system”.Footnote 106 Mais, de ce point de vue-là, une autre question nous guète et nous attend au tournant, celle qui a trait à l’ “objet”; s’agit-il de l’objet au sens traditionnel, par opposition au sujet? Il importe donc de souligner qu’il s’agit aussi d’une “activité”, ou d’un “phénomène”, et non d’une chose qui se prétendrait “objective”: elle est seulement ce que perçoit, au sens le plus élémentaire, chaque “forme de vie”. Il s’agit en l’occurrence du feu, tel qu’un homme le perçoit, et non pas du feu comme le voit une mouche, ou tel qu’il peut être vu à travers un microscope électronique! Ce qui nous amène à dire qu’il s’agit à chaque fois d’un monde différent, pour une perception différente. Pour cela, la notion d’Umwelt, fondamentale chez Jacob von Uexküll, mais qui se trouve aussi admirablement chez Husserl,Footnote 107 permet à la biosémiotique de se fonder sur une distinction essentielle, qui montre à chaque fois, qu’il n’y a pas de monde “objectif”, et de vérité “objective”, de vérité “par correspondance” ou de “représentation mental” au sens traditionnel. Il s’agit toujours d’un “monde propre” au percevant, autrement dit de perspective, qui ne correspond à rien d’autre qu’au point de vue de celui qui sent, perçoit, mais aussi et surtout interprète ces “objets”, qu’il a lui-même constitués, et compris à sa façon. Ce “perspectivisme” n’est pas sans rappeler Nietzsche et tout ce qui se tourne autour de la notion de “volonté de puissance”, et l’on voit qu’il y a là comme un “malin génie de l’herméneutique”Footnote 108 ou de la sémiotique, qui donne comme une portée ou un fondement “ontologique”, ou plus exactement, comme chez Nietzsche, “anti-ontologique”, au discours de la biosémiotique.

La thématique de l’intentionnalité que nous avions évoquée plus haut prépare ainsi son avènement impérieux. Hoffmeyer, qui revient à Husserl et à Brentano, pour rappeler le lien fondamental et exclusif, pour la future “phénoménologie”, entre le mental et l’intentionnel,Footnote 109 veut parvenir plutôt à une “intentionnalité évolutive” (evolutionary intentionality), qui permet d’expliquer tout ce qui s’est passé au cours de l’évolution naturelle, sans avoir besoin pour cela de discontinuités ou de ruptures “surnaturelles”. Il s’agira donc pour lui non seulement de parler d’intentionnalité “corporelle” ou “animale”, mais d’aller encore plus loin:

Rather than pursuing the question of animal intentionality (…) I shall address the question of intentionality as an even more general category of life, an evolutionary “aboutness” or evolutionary intentionality, i.e. the anticipatory power implicitly present in all [living] systems.Footnote 110

Cette “puissance” dont il parle dans ce texte, “implicitement présente dans tous les systèmes vivants”, pousse Hoffmeyer à rappeler avec bonheur que Merleau-Ponty considérait la “conscience” comme étant originairement un “je peux” et non pas un “je pense que”.Footnote 111 Mais cette puissance a elle aussi une intentionnalité, qui est antérieure à celle de la conscience et qui en même temps la constitue, ou constitue sa base, et elle n’est pas sans rappeler, comme nous l’avions dit ailleurs, une certaine “volonté de puissance”, avec son intentionnalité à elle, au niveau le plus élémentaire.Footnote 112 Ce qui veut dire, pour Nietzsche comme pour la biosémiotique, que l’intentionnalité de l’esprit humain n’est pas un “fantôme” venu de rien, mais a évolué, a émergé de quelque chose d’autre, et “devait être en germe”Footnote 113 dans quelque chose de plus général:

Human intentionality has emerged as a peculiar corporeally individualised instantiation of a more general thirdness which is embedded as an irreductible element in the process of organismic evolution: evolutionary intentionality.Footnote 114

Sans vouloir revenir aussi sur les “systèmes dissipatifs” de Ilya Prigogine, auxquels fait allusion l’auteur, et qui peuvent approfondir la question de l’ordre et du chaos, même à l’échelle physico-chimique,Footnote 115 il est clair que Hoffmeyer veut parvenir à un approfondissement radical de cette problématique, en prenant en charge tout ce qui explique l’émergence naturelle, et non ex nihilo, d’un phénomène, celui de “l’intentionnalité humaine”, dans un monde vu comme “matériel”, et essentiellement non intentionnel.

Mais il apparaît surtout que la Biosémiotique porte finalement la problématique de l’Embodiment à sa plus grande radicalité ou généralité, et devient à la fois une “histoire naturelle de l’intentionnalité”, une “histoire naturelle de la corporéité”Footnote 116 (a natural history of embodiment), et une “histoire naturelle du signe”Footnote 117 (a natural history of sign), reliées essentiellement à la question du sens. Cette “historicité” du sens, et sa dépendance, à chaque fois, de chaque organisme vivant, a mené la Biosémiotique à l’élaboration d’une véritable “théorie de la signification”, qui rejoint l’intuition de son plus grand précurseur Jacob von Uexküll.Footnote 118 De quoi s’agit-il? Si la “corporéité de l’esprit” (embodiment of mind) nous a conduit finalement, comme nous l’avions dit, à reconnaître aussi la “corporéité de la signification”Footnote 119 (embodiment of meaning), et de là à découvrir le “sens du corps” (meaning of body), la Biosémiotique nous invite à venir à la rencontre de la “naissance du sens”Footnote 120 (birth of meaning), au raz de son existence, en élaborant une théorie plus générale encore, non seulement en partant du corps et de ces fondements sensori-moteurs, émotionnels et signifiants, mais plus radicalement, à partir de la vie elle-même, et de sa signification, dès sa plus simple expression naturelle. Ce qui est signifiant, sémiotique, c’est donc pour elle tout ce qui vit, et non ce qui raisonne ou calcule, comme l’ont cru les adeptes du “cognitivisme” ou du “computationnisme”. Ils se trompaient à vrai dire doublement: il ne s’agit même pas exclusivement de l’esprit humain, ni même de son corps, mais de toute vie dans ce monde, qui se donne ou projette une signification, dans un monde, qui, en lui-même, objectivement, est insignifiant.Footnote 121 C’est cette relativité du monde et du sens, généralisée à toutes les échelles des êtres vivants, qui est peut-être l’idée plus la plus importante. Si la Biosémiotique rejette par avance tout vitalisme, comme tient à le rappeler Hoffmeyer lui-même,Footnote 122 elle parvient ainsi à définir le dénominateur commun de toutes les espèces, de tous les êtres vivants: le sens. Elle montre comment la raison ou le langage de la vie (the Logos of the Bios) est bel et bien là, avant nous, et il est, pour ainsi dire, déjà “parlant”, bien avant l’apparition des formes linguistiques “supérieures”, des formes scientifiques, culturelles ou religieuses, ou, comme le dit Ernest Cassirer, des “formes symboliques”.Footnote 123 Dans cet étrange “retour à soi”, auquel nous invite la Biosémiotique, une science vient nous rappeler nos origines oubliées et pourtant fondatrices, mais qui ont été si longtemps négligées, au profit d’un esprit, “déraciné”, “exilé”, ayant “rompu” ses liens avec ses sources naturelles, celles qui, pourtant, nourrissaient sa vie depuis toujours. L’interprétation originaire, le processus vital interprétatif, est donc non seulement déjà “intentionnelle”, à sa manière, elle est à l’origine de l’intentionnalité de la conscience, à l’origine de la signification et du sens. Dans sa version la plus englobante, la Biosémiotique se voit ainsi comme une “sémiotique générale”, et la traditionnelle sémiotique, qui étudie les systèmes humains des signes, est vue alors comme une partie spéciale: l’anthropo-sémiotique.

Ce qui apparaît clairement des thématiques de l’Embodiment et de la Biosemiotics est tout d’abord que c’est le corps, fondamentalement, qui porte et apporte, ou n’apporte pas, avec lui le sens: il a comme une primauté sur l’esprit, d’autant plus que tout ce que nous nommons “esprit”, “raison”, “langage”, “concepts”, et même “logique” et “mathématiques”, est éminemment embodied (“incorporé”), dans son être comme dans son devenir. Le corps va ainsi jusqu’à “modeler l’esprit” (shapes the mind),Footnote 124 et peut lui apporter bonheur ou malheur, avant même qu’il ne s’en rende compte, qu’il ne sache pourquoi et comment. La Biosémiotique, quant à elle, nous apprend finalement le respect ou, au moins, la prise en considération de la vie, en tant que telle: elle accentue ou radicalise l’approche de l’Embodiment, en donnant, non seulement au corps, mais aussi à la vie la plus simple, la capacité d’être sensible, créatrice et signifiante. Cette nouvelle science reprend l’héritage qui provient de la sémiotique, avec sa théorie du signe et de l’interprétation, mais pour enraciner ces activités humaines, dans le travail de la vie la plus simple. La vie elle-même est dès lors considérée non seulement comme la source originaire de l’interprétation et de la signification, mais aussi comme ce qui est définie par sa capacité à engendrer un “monde” doué d’un “sens”, qui lui est propre, et qui sera son horizon, son champ de vie et d’action.

Mais cette source essentielle, qu’elle soit notre corps ou la vie en général, est fragile, sensible, et plutôt silencieuse: elle a besoin d’être au moins entendue, pour qu’elle puisse avoir réellement, dans notre existence, une présence véritable. Elle est aujourd’hui souvent broyée ou étouffée, d’autant plus qu’elle est bien moins “bavarde” ou “bruyante” que les discours du langage articulé, de la pensée discursive, ratiocinante; elle peut être aussi facilement dirigée dans la mauvaise direction, ce qui lui fait perdre à chaque fois toute sa saveur, et surtout, tout son sens! Et c’est, hélas, l’esprit, la conscience, la raison et le langage des hommes qui peuvent la conduire à sa perte, dans ce qu’elle a de plus précieux à dire. Ce qui risque de se produire, et se produit déjà, c’est une dégradation progressive, sournoise et inéluctable de la vie, de l’appareil sensori-moteur, vivant et signifiant, c’est-à-dire celui qui donne vie et sens, avant toute autre considération. Il est antérieur à tout, il est la condition de tout. Ce qui nous guète ou nous menace, il faut bien le dire, c’est donc l’apparition d’un homme vidé de son sens, de son humanité, de sa sensibilité, de toute sa substance, déraciné, désincarné, devenant comme un “esprit sans spiritualité”, un peu comme un ordinateur, mauvais et maladroit. Un corps perdant sa “corporéité”, une vie perdant sa “vitalité”. Disons le encore: notre sensibilité, indissociable de notre motricité, est en danger, est le fondement même du corps et de tout ce que nous appelons “esprit”; et c’est elle surtout qui donne une signification au monde et aux choses, ou nous prive parfois de ce monde ou de ses choses. Prenons garde, de ne jamais oublier que si nous sommes insensible au sens, il sera, à coup sûr, insensible à nous. De nos jours, et de plus en plus, un certain “ascétisme mondialisé”,Footnote 125 du “travail” commercial et industriel, une logique de la rentabilité avec sa curieuse “spiritualité” de la “productivité”, “active” dans tous les domaines, s’imposent partout. Mais ils devront bien un jour céder la place à une nouvelle ère, non seulement plus clémente ou respectueuse de la vie du corps, mais se fondant même sur le respect de sa sensibilité, en choisissant comme fil conducteur, ce sens primordial et essentiel de la “corporéité”. Si nous voulons que nos vies aient une valeur quelconque, il est grand temps d’en tenir compte. A défaut, ce n’est qu’un simulacre de vie qui nous attend, et qui caractérisera sans doute toute existence humaine. Peut-on espérez, au moins, pour l’instant, que ce que Nietzsche nous dit depuis plus d’un siècle soit enfin saisi? “Par manque de repos, disait-il, notre civilisation court à une nouvelle barbarie”.Footnote 126

En somme, quelle que soit notre approche, on ne peut échapper au fait que l’homme plonge ses racines dans la vie d’un corps, dans la vie tout court, dans…son expression la plus simple, bien avant l’émergence de tout ce monde de la “conscience” ou de l’ “esprit”. Il y a comme une continuité essentielle entre la “vie” et l’ “esprit”, entre “l’esprit de la vie” et la “vie de l’esprit”; ils sont donc pour toujours indissociables, amoureux, inséparables. Mais l’homme d’aujourd’hui, et bien avant l’invention des ordinateurs ou la création des robots, réussit l’exploit incommensurable du grand écart entre l’esprit et le corps, et ce pour des raisons d’efficacité technique et économique. Un “esprit sans vie”, “squelettique”, une “vie sans esprit”, absurde, insignifiante. Et nous voilà, à présent, dans une grande lassitude, une grande fatigue, un épuisement du corps et une crise de l’esprit, un appauvrissement de l’existence de l’homme, et de toute la vie sur Terre. Mais c’est dire aussi que l’homme est sans aucun doute, potentiellement, quelque chose d’autre, de tout autre, autre chose, en tout cas, que ce qu’il est aujourd’hui: il n’est plus que l’ombre de lui-même, un fantôme qui cherche sa route et même un “supplément d’âme”, alors qu’il a perdu, en cours de route, et son corps et son âme. Et cette promesse mériterait vraiment qu’on s’y attarde, d’autant plus qu’à cause de notre état, nous n’en sommes qu’à peine conscient, et tout ce qu’on peut en dire, aujourd’hui, n’est que l’expression d’une idée vague ou fantomatique. Et ce n’est pas moins que le projet d’une civilisation radicalement autre, mais encore possible et peut-être à venir.